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néant, et ce n'est pas faute d'auditeurs désireux de s'instruire, faute d'hommes capables de parler éloquemment sur ces belles matières; c'est oubli, c'est indifférence.

En dépit de cette déplorable éducation, l'art français, comme un vigoureux garçon, a grandi; il y a bien du désordre dans ses idées, les aspirations les plus incohérentes agitent son âme, des projets discordants remplissent son cerveau, mais il a de la vie et du bon vouloir; toute ressource n'est donc pas perdue, si vous refaites cette éducation avec amour et avec suite, en traitant l'art comme un être sérieux et en le jugeant digne de quelques sacrifices.

LA PROSPÉRITÉ DES ARTS EST UNE force pour l'État, une gloire

POUR LE PRINCE.

Les arts en valent-ils la peine? Au point de vue commercial et matériel nous avons mis la question hors de cause; existe-t-il quelque doute sur la gloire qu'ils donnent au prince, à la nation, aux individus? Je me demande ce qu'il resterait de Côme Ier de Médicis et de Léon X, s'ils étaient abandonnés par les poëtes et les artistes à la froide logique de l'histoire. Je ne passerai pas en revue toutes les têtes couronnées. Je n'étends pas mes regards hors de France; mais je lis Roederer. Ce fanatique de haine a écrit contre François Ier un livre abominable. Le libelle est habile, et il rabaisserait le noble souverain au-dessous de ses petits-fils, si les arts et les lettres ne le protégeaient pas contre tous les pamphlets. Avec l'épée de Marignan et de Pavie, avec le cortège de Ronsard et de Clouet, de Léonard de Vinci, d'Andréa del Sarto et de la pléiade entière, François Ier reste à tout jamais un grand roi. Louis XIV a traversé son règne de bien des faiblesses; l'histcire, non pas celle qui s'écrit, mais celle qui se sait par cœur, les lui pardonne toutes en raison de la plus grande, sa faiblesse pour la beauté, les lettres, les arts et la magnificence. C'est que le temps efface la trace des détresses financières, il cicatrise les blessures des défaites militaires, et la

postérité ne conserve le souvenir que de ce qui laisse sa trace sur la voie publique et une trace digne de respect. Elle dédaigne les apothéoses les mieux justifiées, quand elles sont médiocrement peintes ou pauvrement sculptées; elle applaudit les monuments commémoratifs de gloires, même suspectes, quand le mérite de l'œuvre est manifeste.

Il appartient aux époques mémorables, aux souverains habiles, aux grandes nations, de marquer par les œuvres d'art, mais seulement par des œuvres parfaites; car la perfection, d'essence divine, est seule immortelle. Croire qu'on s'impose au temps par l'ampleur des monuments, par la rapidité de leur construction, par la richesse des sculptures et l'éclat des dorures, c'est une erreur. Les pyramides d'Egypte sont restées anonymes, tandis qu'un petit temple redit le nom éternel de Périclès, et une façade du Louvre, de la largeur de trois fenêtres, suffira, à travers tous les siècles, à la gloire de François Ier.

Le luxe des arts coûte bien peu à une nation. On en est étonné, quand on le compare aux dépenses que lui imposent son armée, sa marine et la guerre, cette gloire ruineuse. L'argent dépensé à Versailles, à Trianon, à Marly, est considérable sans doute; mais il passe inaperçu quand on en compare le chiffre aux trésors dévorés par les guerres de Louis XIV.

Si les arts sont glorieux, s'ils coûtent peu, quelle bonne influence n'ont-ils pas! S'agit-il d'un peuple neuf: ils sont les grands civilisateurs, et je ne connais pas de pionnier plus hardi, plus séduisant, plus patiemment actif. Sans doute la religion et la morale, l'écriture et la lecture dégrossissent l'homme; mais il est réservé à l'art d'assouplir sa nature et de développer ses instincts les plus élevés. S'agit-il d'un peuple vieilli dans la civilisation: c'est dans les lettres et les arts qu'il trouvera ses plus purs enthousiasmes, ici pour ennoblir sa liberté et voiler ses fautes, là pour le consoler de son oppression et l'aider à attendre des temps meilleurs.

Une France transformée, un Paris renouvelé, c'est un immense événement; car l'Europe est la poitrine où respire le

monde, la France en est le poumon, Paris en est le cœur, et lorsque le pouls lui bat, l'humanité a la fièvre. Faisons que ce pouls ne s'anime qu'au contact innocent des lettres, que sous l'inspiration protectrice des arts, et confions-nous dans nos efforts, puisque le progrès n'a pas de limites. Construisons pour ce progrès indéfini; que notre édifice ne ressemble pas à ces encyclopédies des sciences qu'il faut refaire tous les vingt-cinq ans ; étendons sa base, c'est le moyen de le mieux asseoir et de l'élever davantage.

LA VULGARISATION DES ARTS EST-ELLE LA RUINE DE L'ART?

On ne change pas de direction, dans quelque route que ce soit, sans rencontrer des gens qui vous conseillent de prendre à gauche, de prendre à droite, d'éviter les marais, les fleuves, les montagnes; selon eux, il n'y a qu'obstacles et impossibilités. Si vous écoutez tous ces avis, le découragement vous saisit et vous rebroussez chemin; si, au contraire, confiant dans la direction que vous suivez et dans votre étoile, vous marchez de l'avant, la grande voie des innovations s'ouvre devant vous, large, facile et déjà aplanie par les bons esprits. Ne nous disait-on pas que la pisciculture était un passe-temps du membre de l'Institut qui étudie la nature entière dans la cour du collège de France? M. Coste a laissé dire et il a enrichi notre génération d'un prodigieux auxiliaire. Aux premiers pas de toutes les grandes découvertes, nous avons vu hausser les épaules, hocher les têtes. Hier, c'était la vapeur et les chemins de fer; aujourd'hui, c'est l'électricité; demain, ce sera la locomotion aérienne; et ainsi chaque jour voit s'élever une idée en face d'une masse d'objections. L'idée perce les nuages et les brouillards; elle resplendit sur l'humanité entière; et les myopes de dire aux incrédules: Il faut avouer qu'il fait jour. Il en sera de même de la vulgarisation de l'art.

Je pourrais donc dédaigner ces objections, après en avoir déjà prévenu plusieurs; mais, au risque de me répéter, je les passerai toutes en revue et les combattrai avant de m'engager dans des propositions d'innovation.

On dit d'abord : Pourquoi l'État prendrait-il ainsi l'initiative? Quelle nécessité de se mettre à la place de tout le monde? Le Gouvernement n'est pas une vache à lait chargée de la subsistance de tous sur la caisse commune. Qu'il dise aux arts, comme à toute autre branche de l'activité sociale : Aide-toi toi-même; ou tout au plus : Aide-toi, le Gouvernement t'aidera. Les arts vous demandent de ne pas les fausser sous prétexte de les diriger, l'industrie vous prie de ne pas l'entraver avec la bonne intention de la protéger.

Je proteste contre cette objection par vingt-cinq années d'étude et d'observation dans les ateliers de nos artistes, dans les usines de nos industriels et dans les expositions périodiques des uns et des autres. J'admets qu'une part soit faite à la liberté dans l'intervention de l'État, part large et suffisante pour donner jour à toutes les grandes qualités. Quant à cette liberté, qui est l'abandon, le laisser-faire, je ne sais pas de tyrannie plus odieuse, car elle met l'artiste entièrement à la merci du public, et c'est un maître intolérant: de grande peinture, il n'en veut pas; en fait de portrait, il ne connaît que les poupées souriantes dans la gaze proprette et le satin luisant; en fait de tableaux, il n'apprécie que ce qu'il comprend, c'est-à-dire les scènes de la vie quotidienne et la reproduction d'une nature conventionnelle. A ceux qui réalisent pour lui ces données de l'art, il distribue la renommée, les distinctions flatteuses; à ceux qui s'en écartent pour suivre la voie de leur originalité, il n'accorde pas même le dédain, il leur octroie son indifférence. Sous ce régime de liberté, trouvezmoi un homme qui consente à faire de laborieuses études pour peindre des tableaux d'histoire qu'on n'achètera pas, ou des portraits consciencieusement rendus dans leur personnalité caractéristique, et qu'on trouvera enlaidis; ce métier de dupe ne tentera personne.

Un jour le public sera plus clairvoyant, parce qu'il sera lui-même artiste: alors vous abandonnerez à ses encouragements la direction des arts; jusque-là les laisser entre ses mains, c'est les tuer. J'ai donné un exemple récent des consé

quences de cet abandon. On sépare la Hollande de la Belgique : dans l'une de ces monarchies, on laisse l'art à lui-même; dans l'autre, on l'encourage par les honneurs qui stimulent l'amour-propre, par les commandes qui soutiennent des débuts difficiles ou des tentatives hardies; l'école hollandaise végète et s'efface, l'école belge prospère, ou plutôt, à peine née, elle a grandi jusqu'à nous égaler.

Ah! nous y voilà, dira la routine, c'est l'absolutisme dans les arts, la personnalité des artistes sacrifiée à la domination de quelques chefs qui absorbent leur initiative. Si l'école française a, de nos jours, des talents admirés de l'Europe, elle les doit à la liberté dont elle jouit depuis quarante ans, et vous allez de nouveau faire passer sur elle le niveau de l'autorité. N'avez-vous pas assez des enseignements de l'histoire, de l'influence de Michel-Ange et de Lebrun, de l'expérience faite, sous nos yeux, par l'omnipotence de David, qui a passé sur l'école comme un vent desséchant, laissant derrière lui la stérilité et le vide? Et s'il s'agit d'industrie, n'est-ce pas par l'esprit d'invention, par le charme des nouveautés, par la séduction des changements incessants de la mode, que nous luttons avec le monde? Tous les peuples pouvant conquérir à la longue la pureté du style, ils sont assurés, avec le temps, de nous atteindre, tandis qu'avec la mobilité de nos inventions, évolutions, révolutions, personne ne nous devancera jamais.

La réponse n'est pas difficile. S'agit-il des arts: je demanderai pourquoi l'originalité des jeunes élèves serait opprimée par des études sérieuses, par des modèles bien choisis, par les conseils de l'expérience. Quand la population artiste formait une petite colonie, on pouvait exercer sur elle cette domination que vous redoutez; aujourd'hui, le nombre des artistes est si grand, l'esprit d'indépendance qui les anime si turbulent, que vous n'aurez jamais la moindre influence sur les natures insoumises, fantasques et rebelles à toute direction. La domination s'exercera sur les talents réfléchis qui acceptent l'autorité des maîtres, sur les esprits indécis qui sentent le besoin d'un guide; et comme cette domination

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