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former les artistes selon leur destination; et dites-moi, dans la liste sommaire que vous allez lire, où commencera la bifurcation industrielle? Ghiberti était un bronzier, Benvenuto Cellini un orfévre, Bernard Palissy un potier, Penicaud un émailleur, Pinaigrier un verrier, Briot un fondeur d'étain, Boulle un ébéniste, Gouttières un faiseur de meubles. Voyez où cela nous mène : le trépied offert par les Grecs dans le temple d'Apollon ne pourra être considéré comme un objet d'art, parce que c'est un trépied, et la Joueuse d'osselets des anciens, l'Amiral Chabot de Jean Cousin, la Sapho de Pradier, perdront leur caractère et leur mérite d'objets d'art parce qu'ils ornent une pendule.

Point de distinctions sottes et puériles; l'État n'en fera aucune, il enseignera l'art dans toute sa pureté, en mettant sur la voie de toutes les applications qu'il est susceptible de recevoir. Une question plus importante surgit ici : l'État doit-il restreindre ou étendre cet enseignement?

On s'est étonné, effrayé même de l'accroissement continu du nombre des artistes et de la multitude de leurs tableaux, statues, aquarelles et dessins à chaque nouvelle exposition; je m'en suis réjoui. Depuis cinquante ans on entend une foule de niais répéter à l'envi : « A quoi bon une Académie des beauxarts, à quoi bon une école à Paris et à Rome, des écoles dans les départements? N'avons-nous pas assez de tableaux et de statues dont on ne sait que faire? N'avons-nous pas assez d'artistes qui meurent de faim? » Je leur ai répondu : « Depuis cinquante ans l'industrie française tout entière doit à ces statues inutiles, à ces artistes affamés, d'avoir lutté victorieusement contre la puissance des capitaux, la force des machines, et, plus que tout, contre l'instabilité de nos Gouvernements et les désordres de la rue. Dans cette Académie, dans ces écoles, se renouvellent, comme dans une source intarissable, les principes et les règles du bon goût, qui restent notre arme; et je mets cet intérêt en première ligne, comme étant le plus palpable, car je pourrais aussi parler de la gloire que fait rejaillir sur la France la supériorité de ses artistes, de ses savants,

de ses hommes de lettres; leurs œuvres partout estimées, propageant au loin son nom et son influence. »

Laisserons-nous cet héritage se dissiper entre nos mains, cette force s'épuiser dans notre inertie? Aux époques où l'avenir était séparé du présent par des siècles de distance, les sages conseillaient de s'en préoccuper; dédaignerons-nous aujourd'hui ce conseil, quand l'avenir c'est demain ? Où tend le progrès général? A répandre dans toutes les classes, avec le bien-être, l'instruction et le sentiment des arts. Cette tendance, rien n'en peut arrêter le développement; le suivre ne serait pas assez, le devancer est votre loi. La protection divine a permis que vous fussiez en avance sur toutes les nations, maintenez-vous à ce rang. La partie la plus intelligente, la plus éclairée de la nation est déjà artiste, faites que la nation tout entière le devienne; si l'on vous dit que l'art ne s'élève qu'emporté par l'inspiration et qu'il n'y a pas de procédé pour créer des hommes de génie, pas plus dans les arts que dans les lettres, vous conviendrez de cette vérité; mais l'extension de l'étude des arts à tous établit une immense base qui empêche qu'un homme de génie puisse rester inconnu, incompris ou négligé. Et d'ailleurs, immédiatement au-dessous du génie règne le talent, et quand le public sera composé d'habiles praticiens, les talents seront d'autant plus distingués qu'ils auront de meilleurs juges. Semez donc partout les bons et féconds enseignements : ce n'est pas la graine d'où naissent les génies, celle-là vient de Dieu; elle est jetée par ses anges, vrais oiseaux du ciel, sans que nous sachions pour quelle cause, dans tel sillon plutôt que dans tel autre, au printemps plutôt qu'en automne; mais l'enseignement des arts, répandu partout, formera comme une atmosphère favorable à l'éclosion du génie, à son développement, à ses admirables fruits. Le génie sera le sommet, le talent et le goût la base; plus loin vous étendez la base de la pyramide, plus haut s'élève son sommet. Le génie, c'est aussi l'élite, et pour avoir une élite, il faut créer une foule. L'élite est l'inconnue exceptionnelle dégagée de la foule; c'est le génie qui sommeille,

et que cet appel général va réveiller partout où il est en germe.

Qu'appelons-nous génie, talent, goût des arts? Je veux le dire, pour éviter la confusion dans la grande fusion que je prêche. Voir, sentir, comprendre les beautés de la forme et les expressions de l'âme et avoir la faculté de les reproduire, c'est l'artiste complet, c'est l'homme de génie; voir, sentir, comprendre les beautés de la forme et les expressions de l'âme sans avoir la faculté de les reproduire, c'est le fait des artistes de talent, cœurs généreux qui luttent héroïquement avec la conscience de leur impuissance, qui font des œuvres applau dies de tous, excepté d'eux-mêmes; c'est aussi le fait des amateurs, gens de goût, qui reculent devant la lutte, et se contentent de jouir des beautés de la nature et de l'art avec les heureuses facultés que Dieu leur a départies. Ne rien voir par ses yeux, ne rien sentir au fond de son cœur, ne rien comprendre de soi-même, mais par l'éducation première, par l'habitude de voir les chefs-d'œuvre de l'art, et à l'aide de toutes les ressources d'une intelligence sagace et vive, avoir acquis la faculté imitative des singes, l'agilité des écureuils et des mains de fées; produire sans relâche en copiant indifféremment tout ce qui est à la mode; gagner ainsi le pain quotidien, comme l'ouvrier remplit sa tâche de chaque jour, tels sont les artistes, ceux qu'au moyen âge on appelait si justement gens de métier, et qui pullulent, sans faire tort à l'art, en devenant les plus solides appuis d'une industrie supérieure à celle de tous les autres pays. Les 5,000 exposants de 1848, qui doivent être augmentés de quelques centaines de collègues aujourd'hui, et se monter à bien près de 6,000 artistes, peuvent être ainsi répartis dans ces trois classes: 5 hommes de génie, 100 artistes de talent, 5,895 ouvriers plus ou moins habiles, en architecture, peinture, sculpture et gravure. Dans le monde lettré, ferai-je tort à quelqu'un en comptant aussi 5 hommes de génie, 100 écrivains de talent, 5,895 ouvriers de littérature, n'écrivant ni mieux, ni plus mal que ceux qui ne se font pas imprimer, écrivant pour vivre?

Des esprits moroses s'effrayent de cette extension et de ces chiffres; ce qui m'effrayerait plutôt serait l'impossibilité de les centupler, car je ne connais pas pour les arts et les lettres de plus noble stimulant, de plus nerveux encouragement qu'un public délicat, éclairé dans son enthousiasme, compétent dans ses jugements. Pour l'industrie, l'avenir du progrès sera atteint quand des artistes supérieurs se feront industriels, quand des industriels intelligents seront artistes: une fusion intime de l'inspiration et de l'application, une association étroite entre l'imagination de celui qui invente et la main de celui qui exécute; association qui seule peut calmer la fougue de l'esprit, seule ennoblir et relever le travail de l'outil; association qui surtout maintient dans une juste proportion la part que l'industrie doit faire à l'art, la part que l'art doit faire à l'industrie pour que le meuble reste un meuble, en devenant un chef-d'œuvre.

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De sinistres projets ont été conçus à diverses époques, de lugubres menaces ont été prononcées bien souvent; on répétait tout bas: « Le Gouvernement veut diminuer le nombre des artistes; il découragera cette jeunesse qui se jette aveuglément dans la carrière des arts; il ne veut plus de médiocrités; il restreindra les expositions; il réservera ses commandes aux grands talents. » Je n'accuse les intentions de personne; on se trompe, et voilà tout, mais cette erreur d'appréciation crée une tendance déplorable. Si vous n'admettez pas l'heureuse influence des arts, protégez les familles contre les entraînements de leurs enfants; fermez vos écoles, ou du moins n'en entr'ouvrez la porte que juste assez pour qu'il n'y entre que le nombre d'architectes, de sculpteurs et de peintres dont vous avez besoin, comme vous n'admettez à l'École polytechnique et dans la maison militaire de Saint-Cyr que le nombre d'élèves qui pourront obtenir leurs brevets d'officier. Il est vrai que dans les sciences exactes il est facile, au moyen de programmes précis et de boules noires et rouges, de trier avec certitude les supériorités, tandis que les facultés artistes ne se marquent pas au front, à jour et heure fixes, mais surgissent par mille

voies, au hasard et du milieu d'une foule de tentatives avortées. Si vous n'abordez pas franchement ce grand projet de faire des artistes de tout le monde, en réservant les grands travaux aux talents éminents, les travaux de l'industrie aux talents moins heureux, les artistes médiocres que vous aurez formés nous demanderont compte d'une carrière qui n'a pas d'issue; vous serez condamné à l'art officiel, aux expositions sans vie ni raison d'être, et aux travaux forcés des monuments perpétuels qui ne s'élèveront à la gloire de personne.

Est-il raisonnable de refuser à l'art cette extension, quand les lettres et les sciences s'y sont prêtées? l'art prétend-il à plus de dignité?

J'entends bien que, pour devenir féconde, cette transformation de l'art devra être modérée et lente. L'esprit de l'individu est novateur, la raison de la société est conservatrice: de là une lutte continuelle, qui fait, de concessions mutuelles péniblement arrachées, les progrès tant vantés de chaque époque. Concessions minimes, progrès lents. Se figurer qu'une invention, une idée, un homme changent tout d'un coup la société, c'est n'avoir étudié ni la marche lente du christianisme, ni l'influence bornée de l'imprimerie, ni la résistance aux principes de 89, ni les effets lents de la vapeur et de l'électricité sur la condition humaine. Toute modification sociale, pour ne pas produire une réaction, doit procéder lentement; mais c'est déjà beaucoup si plus de foi produit à la longue moins d'intolérance, si le goût des arts et leur pratique, répandus comme le goût des lettres et l'instruction, procurent des jouissances générales et élèvent plus haut la pensée de l'homme et les aspirations de son âme.

QUELLES SONT LES CONDITIONS DU PROGRÈS? ÉLEVER L'ART, MULTIPLIER LES ARTISTES, FORMER LE PUBLIC.

Je ne compose pas une mélodie nouvelle, je transpose de la musique ancienne; ce que les esprits libéraux ont obtenu pour l'éducation littéraire de la nation, ce que les esprits re

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