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d'Avignon, de Nevers et de Rouen, et qui peut produire de pareilles énormités, qui possède un public capable de les tolérer, que dis-je, de les approuver, puisqu'il les achète, ce pays a le goût faussé. Type et caractère de figures, esprit de la composition, invention des formes et choix des ornements, association de l'or et des couleurs, tout cela hurle, fait grincer les dents et descend dans le mauvais goût à des profondeurs inouïes. Ne me parlez pas de l'excellence de la pâte, de la blancheur de l'émail, de la hardiesse de l'exécution, du bon marché des articles les plus voyants: ce sont autant d'aggravations du mal, puisqu'avec toutes ces ressources matérielles vous manquez de l'ingrédient qui ne coûte rien et qui donnerait du goût à toutes ces choses, du sentiment de l'art. Et, en effet, avec ces excuses on arrive à répandre dans le pays des faïences et des terres de pipe usuelles qui ont une barbarie de formes, de couleurs et d'ornementation digne des peuples en enfance: que dis-je? il y a plus d'art, plus de sentiment de la forme, plus d'amour pour l'harmonie des dessins et des couleurs dans ce qui nous est parvenu des peuples incultes, Celles, Germains, Gaulois, dans ce qu'on avait apporté à l'Exposition de Londres des forêts de l'Amérique et des déserts de l'Afrique, que dans la vaisselle de nos campagnes. Nos marchands de bric-à-brac vont échanger dans les fermes de la Normandie et du Nivernais des services entiers de faïence neuve contre une seule pièce d'ancienne vaisselle, prouvant ainsi à ces populations, par le meilleur des arguments, à quel point le goût s'est altéré dans nos fabriques.

Nous faisons, il est vrai, mille petits articles, dits de Paris, mieux que tout autre pays; mais ce n'est pas avec ces babioles qu'on se tient à la tête de l'industrie du monde. Il arrive un jour où la mode adopte d'autres babioles qu'on fait mieux à Berlin ou à Vienne, et notre industrie est aux abois: ainsi les trônes s'écroulent au grand étonnement des rois qui s'y croyaient le plus solidement assis.

N'estimez dans les arts que les œuvres sérieuses et de grand style, dans l'industrie n'appréciez que l'art inspiré par l'ori

ginalité puisée à sa source la plus pure; ainsi, dans la littérature, vous êtes-vous jamais enquis du nom des auteurs de ces romans du jour, de ces vandevilles du soir qui font jaser tout Paris pendant vingt-quatre heures? Non, vous savez que cela pousse sans culture dans le fonds inépuisable de l'esprit français, comme les fleurs naturelles croissent aux champs, comme les gracieuses fougères poussent dans la forêt; il vous suffit de savoir qu'il en faut et qu'il y en a : mais vous cherchez avec sollicitude les grandes œuvres dramatiques, les créations poétiques, les graves histoires, ces puissantes compositions qui mettent la gloire littéraire d'une nation hors de pair.

Est-il nécessaire de poursuivre partout ces symptômes de l'altération du goût? Non, en présentant les moyens de relever le bon goût, je n'aurai que trop souvent l'occasion de signaler le mauvais. Parcourons seulement nos édifices publics, examinons les décorations et les ameublements nouveaux de nos hôtels de ville et de nos ministères; ils donnent le diapason du goût que l'État propage, la mesure du style dont il se fait le patron. Les yeux sont éblouis, l'esprit est dérouté; pas une notion du beau qui puisse s'associer à cette manie de surcharger, d'enlasser, d'empiler, de galvauder, d'abuser. Si d'une impression personnelle, rendue exigeante par l'idée peut-être trop grande que nous nous faisons des obligations de la France dans les choses de goût, nous passons à l'opinion d'un corps de l'État qui n'a cependant jamais marqué par des tendances exagérées de style et d'élégance, nous rappellerons qu'hier les chambres de commerce avertissaient notre industrie des draps que les marchandises des Anglais nous étaient préférées partout, en Amérique, parce que nos voisins ornaient leurs pièces avec plus de goût que nous ne savions en mettre aux nôtres. Les Anglais ayant plus de goût que nous! C'est la chambre de commerce qui le proclame, l'entendez-vous?

Après la suppression de la cour et de son excellente direction, la principale cause de l'altération du goût est dans la division de la propriété, et par suite dans la cessation d'abord

partielle, aujourd'hui presque complète, de la protection aristocratique. On objecte, il est vrai, qu'on n'a jamais tant construit, peint et sculpté, que jamais les artistes n'ont demandé et trouvé autant d'argent de leurs œuvres; oui, sans doute: mais cette protection enrichit l'homme qui s'est emparé de la vogue; elle laisse mourir de faim l'artiste de talent qui débute, celui dont les travaux consciencieux, les efforts vers un but élevé, demandent un appui. Quel est le Mécène de nos jours qui achète des tableaux avec la ferme conviction qu'ils ne vaudront pas, quand il les vendra, la dixième partie de leur prix d'achat? La libéralité des hommes d'argent pousse les jeunes gens dans les fausses voies où leurs œuvres deviennent des objets de spéculation; l'ancienne générosité des seigneurs les conduisait vers un but coûteux pour les protecteurs, plein d'avenir pour les protégés.

Ce déplacement dans la protection des arts a des inconvénients, des dangers réels, mais momentanés; il se lie à un grand fait moderne, à la transformation de la société par le nivellement des classes, résultat des institutions démocratiques, et par la facilité des rapports, conséquence de la rapidité de tous les genres de communications. Le nombre se substitue à l'élite, une fraternité universelle remplace le patriotisme qui acceptait pour limites les divisions arbitraires de la carte politique. Il n'y a plus de Pyrénées, disait Louis XIV en grand politique et en père affectueux; cette belle parole est devenue le mot d'ordre de l'humanité : il n'y a plus de frontières. Il faut maintenant compter avec les masses, masse de consommateurs, masse de producteurs, et s'attendre à voir un certain niveau d'uniformité s'étendre sur l'art et l'industrie de tous les peuples.

La richesse de notre époque en découvertes scientifiques, la rapidité des communications de toute nature, une certaine libéralité qui prend sa source dans l'impossibilité de rien garder secret, font participer à peu près uniformément les industries de tous les pays aux procédés les meilleurs, aux mécanismes les plus parfaits. Il y a bien des nations, comme

l'Angleterre, l'Amérique et la France, qui tiennent encore la corde dans cette grande course dont la vitesse se traduit en bon marché; mais, en général, les nations les plus arriérées regagnent du terrain: l'Autriche, la Suisse, toute l'Allemagne, le Piémont et la Lombardie, les Pays-Bas, la Suède, la Russie même, font des efforts couronnés d'un succès déjà remarquable, et le moment est facile à prévoir où toutes elles arriveront au but. Admirable marche du progrès rêvé par les grands esprits d'un autre âge, réalisé par nous! Si le ciseau ou la navette pouvaient marcher seuls, disait Aristote, les esclaves auraient leur liberté; le ciseau de Colas, la navette de Bonelli, marchent seuls, et les esclaves et les serfs, et l'ouvrier, sont affranchis de toute la partie écrasante de leur labeur; ils travaillent moins des mains et des pieds, ils travaillent de la tête, c'est-à-dire qu'ils la relèvent en se sentant une part de création dans l'œuvre qui concourt au bien-être de tous.

Les cinq parties du monde, reliées entre elles par la chaîne continue des chemins de fer et de l'électricité, gravitent désormais avec ensemble vers le même but, et ce but est élevé. L'envisager dans toute sa grandeur, y marcher résolûment et bien préparé, c'est s'assurer le premier rang, l'autorité, la victoire, dans la grande marche de l'humanité. Quelles sont les armes propres à cette lutte? Une école des arts sans rivale, jetant dans l'industrie les inspirations les plus pures. Ces armes, nous les avions, et nous pouvons les reconquérir, si elles ne sont plus dans nos mains.

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L'école française, dans son éparpillement, est arrivée au point de partage où l'on trouve deux routes celle qui conduit à une renaissance, celle qui mène à une décadence. Avec les éléments d'une forte constitution, la vigueur au départ, le bagage complet du voyage, nous sommes dans un si grand désordre d'idées, dans une telle incertitude de projets, dans ce vague qui côtoie à distance si égale l'ardeur du combat et le découragement de la lutte, que nous pouvons, selon que sera la direction, marcher à pas de géant dans la bonne voie

ou nous enfoncer aussi rapidement dans la mauvaise. L'un ou l'autre, il n'est pas permis de rester stationnaire; avancer ou reculer; mais il est un court moment d'arrêt qu'on remarque dans la boule qui, lancée en l'air, a terminé sa carrière ascendante et s'apprête à descendre; elle semble hésiter et regarder autour d'elle avant de prendre ce dernier parti : ainsi l'école française s'est arrêtée depuis dix années, prête à monter, prête à descendre, et cherchant quelle main puissante lui donnera la bonne impulsion.

Il n'est plus permis de demander si le don des arts, c'est-àdire l'esprit inventif allié au bon goût inné, est une plante particulière au sol de la France, et qu'on ne peut acclimater en aucun autre pays. Cette plante est connue de tous, et elle pousse partout. Comme chaque production de la nature, elle a besoin de culture pour vivre et se développer : laissée à ellemême, elle risque de dépérir ou de dégénérer; soignée habilement, elle grandit et défie la concurrence. Telle est la question vitale de l'avenir des arts et de l'industrie en France, en face d'une concurrence qui s'élève partout menaçante, d'une ardeur générale à ouvrir la lutte, à tenter l'abordage.

Mais comment organiser une direction indispensable, maintenir l'autorité et la discipline, quand l'armée est innombrable; concilier la soumission, sorte d'abnégation de la personnalité, avec la liberté, source de l'originalité; élever l'art aux sommités en l'étendant à la surface, le maintenir pur en l'exposant aux mille alliages que l'industrie lui fait subir? La tâche est difficile; mais si elle était commune, vaudrait-il la peine de l'entreprendre? si elle n'était pas de la plus grande urgence, mériterait-elle qu'on y fît attention?

L'ART EST UN; IL EST LA SOURCE DE TOUS LES PROGRÈS.

Cherchons au milieu de ces circonstances quelle doit être la conduite d'un gouvernement qui veut à la fois le progrès des arts et celui de l'industrie.

L'art a ses bornes, comme l'Océan a ses limites, et cepen

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