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sur porcelaine; tout cela non pas théoriquement, comme on l'enseignerait du haut d'une chaire, dans un développement esthétique, mais pratiquement et manches retroussées, quoique privé de toutes les ressources de démonstration que les grands travaux donnent aux artistes et aux contre-maîtres de fabrique; se substituer ainsi, en amateur, à l'œuvre artiste et industrielle, aux architectes et aux maçons, aux peintres et aux fondeurs, aux porcelainiers et aux tapissiers, c'est le monde renversé, c'est l'apprentissage pris à rebours, c'est la ruine des principes enseignés par l'expérience la plus vulgaire, et, pour compenser les dépenses de ce grand établissement de Sommerset-House, de ses collections, état-major, directeurs, professeurs, employés de toute sorte, 120 jeunes apprentis occupés à une maussade besogne. La belle avance pour la grande industrie anglaise, qui prétend devenir la pourvoyeuse du monde! Et cependant M. Cole proclame les progrès faits par ses élèves, particulièrement dans la classe de peinture sur porcelaine; il affirme que des peintres d'un mérite égal à ceux de Sèvres, Dresde et Munich peuvent être formés en Angleterre, et qu'il dépend maintenant du public de donner au pays, en les employant, le moyen d'avoir une école de peintres en couleurs vitrifiables égale à aucune autre du continent. J'ai vu de ces peintures, contrefaçons maladroites des peintures de l'ancien Sèvres; comparez-les aux ingénieuses créations de Hamon, Schilt, Jacober et autres, et vous vous expliquerez quelle analogie il peut exister entre un travail de manœuvre et les heureuses dispositions d'artistes distingués. De pareilles illusions suffiraient pour marquer dans quelle fausse voie s'aventure ce nouveau département des arts.

Donner de bons modèles à bon marché est une excellente mesure, que nous sollicitons pour la France depuis longtemps; mais répandre des pauvretés et les vendre assez cher, ce n'est pas avancer la question. Nous avons vu la collection des modèles dessinés sous la direction du département des arts; elle fait pitié. Nous avons examiné le choix des moulages en plâtre et les objets imités en galvanoplastie; il aurait exigé

une critique autrement exercée. Répandre les œuvres de Phidias et de ses successeurs, des artistes grecs établis à Rome et des artistes italiens et français les plus purs des xv et xvr siècles, c'est une chose sensée, quand on a le soin de bien marquer le rang de chacune d'elles, d'indiquer les tendances, les mélanges et les pentes, parce qu'une même grandeur, une même noblesse a animé tous ces styles; mais placer sous les yeux des enfants, et sans avertissement préalable, le gothique, la Renaissance, les sculptures de Versailles et celles de plusieurs de nos monuments de Paris, dont nous n'aurions jamais supposé l'autorité en matière d'enseignement, c'est là une aberration qui doit avoir les conséquences les plus funestes; c'est faire passer l'Angleterre, sans aucune transition, de l'ignorance des arts à leur corruption.

Ce défaut de délicatesse et de mesure dans l'adoption des modèles d'étude est encore aggravé par la création de deux musées insensés. On refait à Londres, imparfaitement et mesquinement, notre musée de l'hôtel de Cluny, en y associant quelques branches du musée de notre Conservatoire des arts et métiers; c'est-à-dire qu'au bric-à-brac du passé on associe les produits dépourvus de style noble et de goût sévère de l'industrie moderne. Offrir ainsi en modèle à la jeunesse artiste et à la classe ouvrière les évolutions misérables des modes de tous les temps, dans un pays dont le goût devrait être guidé avec fermeté et sans hésitation dans la seule voie ouverte au véritable style en toutes choses, dans un pays qui est très-peu avancé dans l'érudition archéologique d'un passé dont il n'a pas sous les yeux les monuments debout et vivants, c'est inquiéter son esprit, dérouter ses idées, fausser ses bons instincts. Mais cependant l'influence du musée de Sommerset-House, de cette contrefaçon arriérée de nos collections publiques, eût été sans importance, si un autre musée, créé sous l'influence de la Commission royale de l'Exposition de 1851, quoique indépendant de toute subvention de l'État, ne venait s'ajouter à lui et donner cette fois au pays entier, et particulièrement à Londres, sa métropole, une véritable

indigestion de l'art et de ses application sà l'industrie. L'Angleterre ne s'était-elle donc point suffisamment passé ces fantaisies coûteuses? Nous avons vu, il y a trente ans, son Colosseum, avec ses paysages suisses animés par de vrais sapins, de vraies vaches de l'Oberland et de vraies paysannes de l'Helvétie; nous avons vu ses monuments de l'Inde et de la Nubie en plâtre et en carton peints: ne pouvait-elle donc pas éviter un nouvel enfantillage, éviter surtout d'offrir à la nation un amalgame capable de donner le vertige aux jeunes élèves sans expérience et des nausées aux artistes vieillis dans des études sérieuses? Ignore-t-on chez nos voisins qu'on ne juge bien l'art égyptien que lorsque le profil de ses monuments se détache sur le ciel bleu de l'Orient et sur l'immensité du désert; qu'il faut voir le Parthénon au haut de l'Acropole d'Athènes, en vrai marbre, dans la pure atmosphère de l'Attique, et que ces grandes impressions ne se remplacent, pour ceux qui ne peuvent faire le voyage, que par un tableau fait de main de maître ou par les moulages exacts de fragments caractéristiques? Juger des monuments en dehors de leur destination, des styles en faisant abnégation du pays et des temps qui les ont formés, c'est confondre dans sa tête tout et à plaisir. Si l'Angleterre avait demandé à ses rivaux le meilleur moyen de compromettre pendant vingt ans le goût de sa jeunesse et de la nation entière, de rendre inutiles l'influence salutaire de son admirable Musée britannique, de la Galerie nationale et des cartons d'Hampton Court, les efforts judicieux des anciens dilettanti et de leurs savants successeurs, parmi lesquels il suffira de citer le vénérable Cockerell, ses rivaux lui auraient dit Faites de tous les monuments de la terre des trompe-l'œil, des fac-simile qui n'en sont que la plus grotesque grimace; en peu de mots, dépensez trente millions de francs pour créer le palais de Sydenham.

Ainsi donc il se fait en Angleterre des efforts, mais ces efforts jusqu'à présent ont été mal dirigés; les chambres prêtent leur concours au Gouvernement, qui remplace le selfsupporting, ou l'abstention, par l'enseignement gratuit et les encoura

gements de tous les genres; mais ce changement de système n'est pas encore assez franc ni ces encouragements assez généreux. Voilà des raisons pour calmer nos inquiétudes et nous donner le temps de préparer nos batteries de défense. En outre, vous pouvez vous dire qu'on ne fait pas d'un coup de baguette, qu'on ne crée pas en un jour, même avec les meilleures institutions, une nation artiste; qu'il a fallu à la France, à ne remonter que jusqu'à saint Louis, six cents ans de royauté artiste, intelligente et dévouée, pour s'élever à la supériorité qu'on lui reconnaît.

Et cependant prenez garde, on répare facilement ces imperfections, on comble vite ces lacunes, et les derniers venus ont sur leurs devanciers l'avantage de profiter de coûteuses et lentes expériences. Jusqu'à présent nous n'avons eu à lutter que contre des efforts individuels, et nous sommes déjà atteints sur quelques points dans les arts, battus complétement par les poteries de Minton, menacés par l'orfévrerie d'Elkington et par plusieurs autres industries. Quand un peuple a les grandes facultés, et par-dessus tout cette qualité de persévérance qui ne connaît aucun obstacle, vous avez tout à redouter. Les Anglais, quoi que vous en pensiez, ont les dispositions artistes les plus rares à un degré éminent. Jusqu'à présent ils n'ont pas su les développer, parce qu'ils n'ont pas considéré qu'il importait de faire passer cet intérêt parallèlement avec d'autres qu'ils ont crus plus importants, comme leurs institutions sociales, l'industrie mécanique, la marine, etc. Aujourd'hui ils mettent l'art, non pas en première ligne, ils ne lui accordent pas encore sa véritable place, mais à un rang respectable, et ils ont compris que, sous ce rapport, académies, écoles, industrie, la nation entière, étaient arriérées. Ils ont entrepris de les relever de cette déchéance, et soyez certains que l'Angleterre atteindra sur ce point une grande hauteur, et, si vous n'y prenez garde, une supériorité sur vous, comme elle l'a obtenue dans ses routes, ses canaux, ses chemins de fer, ses chevaux, son industrie, sa marine, en tout et partout où elle a voulu, car elle sait vouloir.

NÉCESSITÉ DE S'OPPOSER À L'ENVAHISSEMENT DU MAUVAIS GOÛT EN FRANCE, pour lutter contre la renaissance du bon goût à l'étranger.

Notre succès à l'Exposition de 1851 serait le plus traître des flatteurs, s'il nous avait fait illusion au point d'endormir notre intelligence, d'engourdir nos bras, de paralyser notre ardeur.

De quelle résolution la France a-t-elle fait suivre cette reconnaissance générale de sa supériorité? S'est-elle dit dans sa suffisance Nous serons toujours supérieurs à nos rivaux; qu'est-il besoin d'autres efforts? ou bien, se laissant aller au découragement, s'est-elle écriée : Nous sommes perdus, car les étrangers, connaissant désormais le secret de notre force, vont nous disputer nos succès en appelant à eux nos ouvriers les plus habiles, en imitant nos institutions consacrées par une longue expérience?

J'ignore ce que la France décidera. Suffisance aveugle ou découragement énervant seraient également funestes dans la position critique où nous nous trouvons. Je sais qu'il est une manière commode de nier le danger, de croire même qu'il n'existe pas, c'est de fermer les yeux pour ne pas le voir. Je n'ignore pas qu'il y a vingt manières de s'étourdir sur le péril; mais j'ai appris par expérience qu'il n'y a qu'un bon moyen pour le vaincre, c'est d'aller droit à lui, et, après l'avoir démasqué brutalement, de le combattre avec conviction et

courage.

Notre suprématie dans les arts et dans l'industrie sera bientôt contestée sur plus d'un point; elle est déjà menacée parfout, menacée par les efforts de nos rivaux, menacée dans nos propres mains par des symptômes inquiétants de décadence. Il est donc urgent d'y pourvoir.

L'originalité de l'Angleterre, l'habileté de la Belgique, la persévérance réfléchie de l'Allemagne, la hardiesse des ÉtatsUnis, et en tous pays des moyens d'éducation artiste qui ne laissent sommeiller aucune faculté, sont autant de batteries dirigées contre notre école d'architectes, de peintres et de

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