Page images
PDF
EPUB

Un homme d'une rare facilité et d'une application exemplaire se livra avec ardeur à ce travail d'amalgame désordonné. Chenavard était un médiocre artiste; il avait cet instinct du frelon qui sait trouver dans chaque fleur le suc qu'elle contient, mais qui ignore le secret de l'abeille pour en former du miel. Fureteur infatigable, il avait feuilleté les livres, calqué les gravures, copié les manuscrits, dessiné les monuments, et de tout cela il n'avait pas su se former une originalité propre, un style individuel. En dépit d'une exécution des plus habiles, malgré des détails très-bien rendus, on aurait dû lui reprocher l'abus de toutes choses, la disproportion dominant partout, l'absence complète de calme, de pondération et de simplicité. On eût dit que cet homme jetait ses idées par-dessus les ponts, en masse et pêle-mêle, et qu'il se faisait un plaisir d'entasser dans un seul groupe assez de figures, dans une composition assez d'ornements, pour former dix groupes et autant de compositions. Mais qu'aurait obtenu un avertissement sensé au milieu de l'engouement? Chenavard avait séduit quelques hommes de lettres qui faisaient alors les réputations, et il était devenu l'artiste populaire, le prophète et l'hommedieu d'une religion qu'on croyait nouvelle, de l'art appliqué à l'industrie. Dès 1834, il fait plus que dessiner; il ne se contente pas d'avoir envahi la manufacture de Sèvres et de s'en servir comme d'une tribune du haut de laquelle il professe ses principes; il prend la plume et il écrit des factums pour demander la création d'un musée industriel pour les artistes industriels, et pour tous ceux qui veulent étudier l'art industriel. Il eut de nombreux élèves, hélas! il eut même des concurrents qui, pour l'effacer, exagérèrent encore les abus que nous signalions dans sa manière. Tout ce désordre, qui ressemblait fort à une orgie, marqua, dans l'art et l'industrie de la France, d'une manière déplorable, et ses conséquences auraient été graves au dehors si l'exportation des objets produits sous cette influence avait rencontré des esprits sages, des jugements éclairés, des gens parfaitement maîtres de leur raison. Par bonheur l'engouement était devenu européen, et

ce style pitoyable, dit de la Renaissance, reçut des étrangers le meilleur accueil.

Tandis qu'on donnait ainsi la main à un faiseur sans talent, on repoussait deux artistes que la bonne fortune de la France avait fait naître au sein même de l'industrie: l'un est Morel, l'autre Vechte. Tous les deux sont nés dans l'apprentissage de l'orfévrerie, et sont devenus artistes comme on le devenait dans l'antiquité, au x siècle et au xvio, le marteau à la main. Morel a traversé tous les degrés de l'apprentissage, il a pratiqué tous les procédés connus, il en a retrouvé plusieurs qui étaient perdus et très-regrettés, et il est devenu le plus habile orfèvrebijoutier-joaillier que la France ait jamais possédé. Ce qui le distingue surtout, c'est un sentiment d'élégance et une passion pour la perfection qui domine sa nature. Si, au lieu de dessiner dans sa jeunesse, aux rares moments qu'il pouvait arracher à l'apprentissage et à la besogne quotidienne, il eût pu se former par de fortes études, nul doute que Morel aurait surpassé ce que le passé offre de plus digne d'admiration.

Vechte est un artiste autrement puissant; mais, comme Morel, il s'est fait lui seul dans le sein même de son industrie. Vers 1835 on vit paraître, dans les boutiques de marchands de curiosités, des pièces d'orfévrerie repoussées qui paraissaient trop belles pour être modernes, qui, comme œuvre de la Renaissance, avaient un style si large, si plein, si vivant, qu'il était difficile de l'associer à des maîtres connus; d'un autre côté, on ne s'expliquait pas l'apparition subite de pièces aussi importantes et tout à fait inconnues: il aurait fallu la découverte d'un Pompeï du xvr° siècle pour l'expliquer. Vechte se chargea lui-même d'éclaircir ce mystère en signant dorénavant ses œuvres et en les composant pour les amateurs, au lieu de les faire passer sous le couvert suspect de brocanteurs d'objets d'art. A la fois homme d'imagination, artiste habile, ouvrier incomparable, Vechte est à Morel ce que Michel-Ange est à Benvenuto Cellini, toutes proportions gardées d'un MichelAnge orfèvre à un Benvenuto Cellini bijoutier.

Je ne détaillerai pas leurs œuvres : tous ces beaux vases,

XXX' JURY.

14

ces coupes délicieuses, sont autant de productions complètes, comme on n'en a vu que dans l'antiquité, et passagèrement à Florence, sous les Médicis, et à l'hôtel de Nesle, sous François Ier. L'œuvre tout entière, conçue et fabriquée sous une même impulsion, sortant du cerveau comme d'un moule, l'artiste-ouvrier ayant les traditions du métier dans la main, les enseignements de l'art et les inspirations du génie dans la tête.

Qu'a-t-on fait pour ces deux hommes, qui avaient dans leurs mains suppliantes l'avenir de l'art associé à l'industrie? On les a laissés végéter, s'épuiser dans une lutte commerciale qui tue le génie et avilit le goût, et enfin porter à Londres leur talent avec toutes les bonnes traditions de ce premier des métiers. Est-ce faute d'avoir été averti? non, ni l'un ni l'autre de ces artistes n'a caché ses ouvrages: c'est au grand jour des expositions qu'ils les présentaient aux suffrages du public et du jury; mais ils devaient être repoussés par toutes les administrations pour servir de protestation vivante contre l'organisation des beaux-arts.

C'étaient pourtant les véritables maîtres de cette Renaissance tant goûtée; mais on ne les négligea peut-être que parce que l'engouement abandonnait cette ornementation légère, délicate, élégante; parce que la mode allait déjà chercher l'ampleur et la magnificence du style de Louis XIV, sans y être sollicitée ni par l'architecture ni par le costume, ces deux réformateurs extrêmes du goût. En effet, l'industrie fit alors volte-face; elle avait mis de la Renaissance partout, d'abord faussement amalgamée avec toutes les déviations qu'elle a subies, puis étudiée dans ses vrais modèles, s'épurant chaque jour et redevenant digne de son nom. Mais alors on n'en voulait plus le ministre qui s'était engoué du style de la Renaissance avait quitté le pouvoir; un autre ministre, épris des splendeurs du siècle de Louis XIV, lui avait succédé. En transformant Versailles en musée historique et national, le roi Louis-Philippe avait fait reprendre la route de l'ancienne résidence royale, si complétement abandonnée, et les artistes, les amateurs, toute la foule à leur suite, avaient trouvé

avec bonheur dans les anciens appartements, dans la salle de spectacle, dans les abords, dans tout l'ensemble enfin, cet art du xvir® siècle avec sa splendeur, son abondance et ses belles proportions.

Le style de Louis XIV domina dès ce moment. On racheta partout les vieux meubles, et, confondant ensemble le grand roi et son petit-fils, les meubles du xvir siècle avec les meubles du xviii, on associa l'ampleur de l'un avec le tourmenté de l'autre, et Dieu sait ce qu'il fut fait de meubles en bois sculpté et doré, de bronzes et d'orfévrerie en imitation de tout ce bricà-brac. Nos maisons en sont pleines; mais on s'en est vite fatigué, et aujourd'hui on passe au style Louis XVI que l'on considère avec raison comme un retour vers un meilleur goût, sans prendre l'engagement toutefois de s'y tenir bien longtemps. L'industrie, esclave toujours soumise, obéit et passe au style de Louis XVI; mais ce n'est pas sans inquiétude qu'elle se demande où la conduit cette course au clocher à travers tous les styles et toutes les imitations: car si elle prend son parti de ces brusques changements quand il s'agit de gazes imprimées, de tulles brodés, de toiles damassées ou de papiers peints, il n'en est pas de même quand elle voit ses meubles, ses porcelaines, ses bronzes, son orfévrerie et sa bijouterie ne plus faire qu'une saison, quand elle se trouve obligée tous les ans de renouveler des modèles coûteux et des magasins de grande valeur. Cette situation lui devient intolérable, car la mobilité du goût ne ruine pas seulement l'industrie française, elle menace aussi d'altérer la préférence que l'étranger accorde encore à nos produits. En pareille perplexité, nos industriels, comprenant toute l'importance des arts, non pas au point de vue élevé de leur essence, mais sous le rapport très-matériel de leur utilité commerciale, cherchent quel directeur général, quel ministre spécial est chargé de pourvoir aux besoins de l'enseignement des arts, aux institutions capables de fixer le goût du public, de diriger les études des artistes et les efforts des fabriques; ils cherchent, et ils trouvent au fond d'un bureau sans importance quelques employés sans ini

tiative qui vont au jour le jour, alignant des commandes en regard d'un budget toujours dépassé. Cette absence de direction s'est fait moins sentir tant que les vieilles traditions de l'Administration des arts ont subsisté; elles servaient comme de digue à l'envahissement. Malheureusement, après avoir tenu têle au romantisme, aux mille engouements du caprice, aux tendances positives du Gouvernement de juillet et à l'influence d'un réalisme brutal qui en est né, ces traditions semblent à bout de voie et paraissent avoir abdiqué; cependant, en face de ce désordre, s'élève menaçante la concurrence étrangère, qui grandit partout et se fortifie chez chaque peuple, en satisfaisant les goûts nationaux et en faisant ressortir le danger d'acquisition d'objets d'art français qui n'ont aucune garantie de maintien de leur valeur, le goût éphémère qui les a mis à la mode devant se tourner contre eux en moins de temps qu'il n'en faudra pour les exporter.

Telle était la situation des arts et des industries qui se rattachent aux arts, en 1851, lorsque l'Angleterre annonça qu'elle allait faire une Exposition universelle à laquelle tous les peuples étaient conviés. Avant d'examiner comment les arts et l'industrie de la France se présentèrent dans ce grand tournoi, voyons comment l'Angleterre trouva dans nos expositions antérieures tous les précédents de la sienne.

DES EXPOSITIONS DE TABLEAUX, STATUES ET gravures, depUIS L'AVÉNEMENT
DE LOUIS XIV, ET DES EXPOSITIONS DE L'INDUSTRIE DEPUIS 1798, EN
FRANCE, JUSQU'À L'EXPOSITION Universelle des ARTS ET DE L'INDUSTRIE
À LONDRES, EN 1
1851.

Déjà, en 1648, lorsque l'Académie de peinture et de sculpture fut fondée, il était convenu qu'elle ferait exposer chaque année en public les tableaux et les statues sortant des ateliers de tous ses membres : un article du règlement de 1663 est formel sur ce point. Toutefois, par suite de diverses difficultés, dont la plus grande était l'absence d'un local, les premières expositions se firent seulement à partir de 1673, et en plein air, dans la cour du Palais-Royal; plus tard, on

« PreviousContinue »