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SCÈNE V

En Roussillon.-Appartement dans le palais de la comtesse.

Entrent LA COMTESSE, LAFEU, LE BOUFFON.

LAFEU.-Non, non; votre fils a été égaré par un faquin en taffetas, dont l'infâme safran vous teindrait de cette couleur toute la molle et flexible jeunesse d'une nation. Sans ceci, votre belle-fille vivrait encore, et votre fils, qui est ici en France, serait bien plus avancé par le roi sans ce bourdon à queue bigarrée.

LA COMTESSE.—Je voudrais bien ne l'avoir jamais connu, il a tué la plus vertueuse femme dont la création ait fait l'honneur à la nature. Quand elle aurait été de mon sang et qu'elle m'eût coûté les tendres gémissements d'une mère, jamais ma tendresse pour elle n'eût pu être plus profonde.

LAFEU.- C'était une bonne dame : nous pouvons bien cueillir mille salades avant d'y retrouver une herbe pareille.

LE BOUFFON.- Oh! oui, monsieur; elle était ce qu'est la douce marjolaine dans une salade, ou plutôt l'herbe de grâce1.

LAFEU.-Ce ne sont pas là des herbes à salade, faquin, ce sont des herbes pour le nez.

LE BOUFFON.—Je ne suis pas un grand Nabuchodonosor, monsieur; je ne me connais pas beaucoup en herbes.

LAFEU. Qui fais-tu profession d'être? coquin ou fou? LE BOUFFON.-Fou, monsieur, au service d'une femme, et coquin au service d'un homme.

LAFEU. Que veut dire cette distinction?

LE BOUFFON. Je voudrais escamoter à un homme sa femme et faire son service.

LAFEU. Comme cela, vraiment, tu serais un coquin à son service.

1 La rue.

LE BOUFFON. Et je donnerais à sa femme ma marotte1 pour faire son service.

LAFEU.-Allons, j'en conviens, tu es à la fois un coquin et un fou.

LE BOUFFON.-A votre service.

LAFEU.-Non, non, non.

LE BOUFFON.-Eh bien! monsieur, si je ne vous sers pas, je puis servir un aussi grand prince que vous. LAFEU. Qui est-ce? Est-ce un Français?

1

LE BOUFFON.-Ma foi, monsieur, il a un nom anglais, mais sa physionomie est plus chaude en France qu'en Angleterre.

LAFEU. Quel est ce prince?

LE BOUFFON. Le prince noir, monsieur: Alias, le prince des ténèbres; Alias, le diable.

LAFEU.—Arrête-là, voilà ma bourse. Je ne te la donne pas pour te débaucher du service du maître dont tu parles continue de le servir.

LE BOUFFON.-Je suis né dans un pays de bois, monsieur, et j'ai toujours aimé un grand feu, et le maître dont je parle entretient toujours bon feu. Mais puisqu'il est le prince du monde, que sa noblesse se tienne à sa cour. Je suis, moi, pour la maison à porte étroite, que je crois trop petite pour que la pompe puisse y passer; quelques personnes qui s'humilient le pourront; mais le grand nombre sera trop frileux et trop délicat, et ils préféreront le chemin fleuri qui conduit à la porte large et au grand brasier.

LAFEU. Va ton chemin : je commence à être las de toi, et je t'en préviens d'avance, parce que je ne voudrais pas me disputer avec toi. Va-t'en; veille à ce qu'on ait bien soin de mes chevaux sans tour de ta façon.

LE BOUFFON. Si je leur joue quelques tours, ce ne seront jamais que des tours de rosse; ce qui est leur droit par la loi de nature.

(Il sort.)

LAFEU.- Un rusé coquin, un mauvais drôle !

1 Court bâton surmonté d'une tête; c'était le sceptre des fous. 2 Allusion à la maladie française, Morbus gallicus.

LA COMTESSE.-C'est vrai. Feu mon seigneur s'en divertissait beaucoup. C'est par sa volonté qu'il reste ici, et il s'en autorise pour se permettre ses impertinences. Et en effet, il n'a aucune marche réglée : il court où il veut.

LAFEU.—Il me plaît beaucoup; ses bouffonneries ne sont pas hors de saison.-J'allais vous dire que depuis que j'ai appris la mort de cette bonne dame, et que monseigneur votre fils était sur le point de revenir chez lui, j'ai prié le roi mon maître de parler en faveur de ma fille c'est Sa Majesté qui, gracieusement, m'en fit ellemême la première proposition, lorsque tous les deux étaient encore mineurs. Le roi m'a promis de l'effectuer; et pour éteindre le ressentiment qu'il a conçu contre votre fils, il n'y a pas de meilleur moyen. Votre Seigneurie goûte-t-elle cela?

LA COMTESSE.— J'en suis très-satisfaite, seigneur, et je désire que cela s'accomplisse heureusement.

LAFEU.—Sa Majesté revient en poste de Marseille avec un corps aussi vigoureux que lorsqu'elle ne comptait que trente ans; elle sera ici demain, ou je suis trompé par un homme qui m'a rarement induit en erreur dans ces sortes d'avis.

LA COMTESSE. J'ai bien de la joie d'espérer le revoir encore avant de mourir. J'ai des lettres qui m'annoncent que mon fils sera ici ce soir. Je conjure Votre Seigneurie de rester avec moi jusqu'à ce qu'ils se soient rencontrés. LAFEU. Madame, j'étais occupé à songer de quelle manière je pourrais être admis en sa présence.

LA COMTESSE.-Vous n'avez besoin, monsieur, que de faire valoir vos droits honorables.

LAFEU. Madame, j'en ai fait un usage bien téméraire, mais je rends grâces à Dieu de ce qu'ils durent encore. (Le bouffon revient.)

LE BOUFFON.-Oh! madame, voilà monseigneur votre fils avec un morceau de velours sur la figure; s'il y a ou non une cicatrice dessous, le velours le sait; mais c'est un fort beau morceau de velours: sa joue gauche est une joue de première qualité, mais il porte sa joue droite toute nue.

LA COMTESSE.-Une noble blessure, une blessure noble ment gagnée est une belle livrée d'honneur: il y a apparence qu'elle est de cette espèce.

LE BOUFFON. Mais c'est une figure qui a l'air d'être grillée.

LAFEU.-Allons voir votre fils, je vous prie. J'ai hâte de causer avec ce jeune et noble soldat.

LE BOUFFON. Ma foi, ils sont une douzaine en élégants et fins chapeaux, avec de galantes plumes qui s'inclinent et font la révérence à tout le monde.

(Tous sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I

arseille.-Une rue.

Entrent HELENE, LA VEUVE, DIANE, et deux domestiques.

HÉLÈNE. Certainement vous devez être excédée de courir ainsi la poste jour et nuit: nous ne pouvons faire autrement; mais puisque vous avez déjà sacrifié tant de jours et de nuits, et fatigué vos membres délicats pour me rendre service, soyez-en sûre, vous êtes si profondément enracinée dans ma reconnaissance, que rien ne saurait vous en arracher. Dans des temps plus heureux... (Entre un officier de la fauconnerie1.) Ce gentilhomme pourrait peut-être m'obtenir une audience du roi, s'il voulait employer son crédit. — Dieu vous garde, monsieur.

LE GENTILHOMME.-Et vous aussi, madame.

HÉLÈNE.—Monsieur, je vous ai vu à la cour de France. LE GENTILHOMME.—J'y ai passé quelque temps.

HÉLÈNE. Je pense, monsieur, que vous n'êtes pas déchu de la réputation d'être obligeant; c'est pourquoi, poussée par une nécessité très-pressante qui met de côté les compliments, je vous mets à même de faire usage de vos vertus, et je vous en serai éternellement reconnaissante.

LE GENTILHOMME.-Que désirez-vous?

HÉLÈNE. Que vous ayez la bonté de donner ce petit mémoire au roi et de vouloir bien m'aider de tout votre

1 stringer, dérivé d'ostercus.

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