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de vous préfenter ce petit recueil qu'imprimait Prault. Toutes ces pièces fugitives que vous avez de moi fort informes et fort incorrectes, m'avaient fait naître l'envie de vous les donner un peu plus dignes de vous. Prault les avait auffi manufcrites. Je me donnai la peine d'en faire un choix, et de corriger avec un très-grand foin tout ce qui devait paraître. J'avais mis mes complaifances dans ce petit livre. Je ne croyais pas qu'on dât traiter des chofes auffi innocentes plus févèrement qu'on n'a traité les Chapelle, les Chaulieu, les la Fontaine, les Rabelais, et même les épigrammes de Rousseau.

Il s'en faut beaucoup que le recueil de Prault approchât de la liberté du moins hardi de tous les auteurs que je cite. Le principal objet même de ce recueil était le commencement du Siècle de Louis XIV, ouvrage d'un bon citoyen et d'un homme très-modéré. J'ofe dire que dans tout autre temps une pareille entreprise ferait encouragée par le gouvernement. Louis XIV donnáit fix mille livres de penfion aux Valincourt, aux Péliffon, aux Racine et aux Defpréaux, pour faire fon hiftoire qu'ils ne firent point; et moi je fuis perfécuté pour avoir fait ce qu'ils devaient faire. J'élevais un monument à la gloire de mon pays, et je suis écrasé sous les premières pierres que

1740.

j'ai pofées. Je fuis en tout un exemple que 1740. les belles lettres n'attirent guère que des

malheurs.

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Si vous étiez à leur tête, je me flatte que les chofes iraient un peu autrement; et plût à Dieu que vous fuffiez dans les places que vous méritez! Ce n'eft pas pour moi, c'eft pour le bonheur de l'Etat que je le défire.

Vous favez comment Govers a gagné ici fon procès tout d'une voix, comment tout le monde l'a félicité, et avec quelle vivacité les grands et les petits l'ont prié de ne point retourner en France. Je compte, pour moi, refter très-long-temps dans ce pays-ci ; j'aime les Français, mais je hais la perfécution. Je fuis indigné d'être traité comme je le fuis, et d'ailleurs j'ai de bonnes raifons pour refter ici. J'y fuis entre l'étude et l'amitié, je n'y défire rien, je n'y regrette rien que de ne vous point voir.

Peut-être viendra-t-il des temps plus favorables pour moi où je pourrai joindre aux douceurs de la vie que je mène, celle de profiter de votre commerce charmant, de m'inftruire avec vous et de jouir de vos bontés. Je ne désespère de rien.

J'ai vu ici M. d'Argens; je fuis infiniment content de fes procédés avec moi. Je vois bien que vous m'aviez un peu recommandé à

lui. Madame du Châtelet vous a écrit, ainfi je ne vous dis rien pour elle. Confervez-moi 1740. vos bontés, je vous en conjure; vous favez fi elles me font précieuses.

LETTRE III.

A M. DE CIDEVILLE.

A Bruxelles, 9 janvier.

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MON très-cher ami, depuis le moment où vous m'apparûtes à Paris j'accompagnai madame de Richelieu jufqu'à Langres. Je retournai à Cirey, de Cirey j'allai à Bruxelles; j'y fuis depuis plus d'un mois, et fi ce mois n'a pas été employé à vous écrire, il l'a été à écrire pour vous, à mon ordinaire. Je n'ai jamais été fi infpiré de mes dieux, ou fi poffédé de mes démons. Je ne fais fi les derniers efforts que j'ai faits font ceux d'un feu prêt à s'éteindre; je vous enverrai ma befogne, mon cher ami, et vous en jugerez.

Vous y verrez du moins un homme que les perfécutions ne découragent point, et qui aime affurément les belles-lettres pour ellesmêmes. Elles me feront éternellement chères, quelques ennemis qu'elles m'aient attirés. Cefferai-je d'aimer des fruits délicieux, parce

que des ferpens ont voulu les infecter de leur 1740. venin ?

On avait préparé à Paris un petit recueil de la plupart de mes pièces fugitives, mais fort différentes de celles que vous avez; et, en vérité, il fallait bien qu'il en parût enfin une bonne leçon, après toutes les copies informes qui avaient inondé le public dans tant de brochures qui paraissent tous les mois. On avait mis à la tête de cette petite collection, le commencement de mon effai fur le fiècle de Louis XIV. Si vous ne l'avez pas vu, je vous l'enverrai. Vous jugerez fi ce n'eft pas l'ouvrage d'un bon citoyen, d'un bon français, d'un amateur du genre-humain, et d'un homme modéré. Je ne connais aucun auteur ultramontain qui ait parlé de la cour de Rome avec plus de circonspection ; et j'ofe dire que le frontispice de cet ouvrage était l'entrée d'un temple bâti à l'honneur de la vertu et des arts. Les premières pierres de ce temple font tombées fur moi : la main des fots et des bigots a voulu m'écrafer fous cet édifice, mais ils n'y ont pas réuffi; et l'ouvrage et moi nous fubfifterons.

Louis XIV donna deux mille écus de penfion aux Péliffon, aux Racine, aux Defpréaux, aux Valincourt, pour écrire son hiftoire qu'ils ne firent point. J'ai embrassé à moins de frais un

objet plus important, plus digne de l'attention des hommes; l'hiftoire d'un fiècle plus 1740. grand que Louis le grand. J'ai fait la chose gratis, ce qui devait plaire par le temps qui court; mais le bon marché n'a pas empêché qu'on n'en ait agi avec moi comme fi j'étais parmi des Vandales ou des Gépides. Cependant, mon cher ami, il y a encore d'honnêtes gens, il y a des êtres penfans, des Emilie, des Cideville, qui empêchent que la barbarie n'ait droit de prefcription parmi nous. C'eft avec eux que je me confole; ce font eux qui font ma récompenfe.

Que faites-vous, mon cher ami? Etes-vous à Rouen ou à la campagne, avec les Tompfons ou avec les Muses? Quand vivrons - nous enfemble? car vous favez bien que nous y vivrons. Il faut qu'à la fin le petit nombre des adeptes fe raffemble dans un petit coin. de terre. Nous y ferons comme les bons Ifraélites en Egypte, qui avaient la lumière pour eux tous feuls, à ce qu'on dit, pendant que la cour de Pharaon était dans les ténèbres. Madame du Châtelet vous fait les complimens les plus fincères et les plus vifs. Adieu, mon cher Cideville, adieu, jufqu'au premier envoi que je vous ferai de mes bagatelles.

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