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Si le roi de Pruffe n'achète pas vos buftes,

1740. il faudra qu'il ait une haine décidée pour le cavalier Bernin et pour moi. J'ai tout lieu de croire qu'il fera ce que je lui proposerai inceffamment fur cette petite acquifition, foit que j'aye le bonheur de le voir, foit que je lui écrive. Je ne fais encore, entre nous, s'il joindra une magnificence royale à ses autres qualités; c'eft de quoi je ne peux encore répondre. Philosophie, fimplicité, tendresse inaltérable pour ceux qu'il honore du nom de fes amis, extrême fermeté et douceur charmante, juftice inébranlable, application laborieuse, amour des arts, talens finguliers; voilà certainement ce que je peux vous affurer qu'il pofsède. Soyez tout auffi sûr, mon refpectable ami, que je le prefferai avec la vivacité que vous me connaiffez. Je fuis heureusement à portée d'en user ainfi. Il ne m'a jamais écrit fi fouvent ni avec tant de confiance et de bonté que depuis qu'il eft fur le trône, et qu'il fait jour et nuit fon métier de roi avec une application infatigable. Quel bonheur pour moi fi je peux engager ce roi que j'idolâtre, à faire une chose qui puisse plaire à un ami qui est dans mon cœur fort au-deffus encore de ce roi !

LETTRE XX I.

A M. DE MAUPERTUIS.

A la Haie, ce 21 de juillet.

Vous voilà, Monfieur, comme le Messie,

trois rois courent après vous (1); mais je vois bien que, puifque vous avez sept mille livres de la France, et que vous êtes français, vous n'abandonnerez point Paris pour Berlin. Si vous aviez à vous plaindre de votre patrie, vous feriez très-bien d'en accepter une autre ; et, en ce cas, je féliciterais mon adorable roi de Pruffe; mais c'est à vous à voir dans quelle pofition vous êtes. Au bout du compte, vous avez conquis la terre fur les Caffini, et vous êtes fur vos lauriers; fi vous y trouvez quelque épine, vous en émoufferez bientôt la pointe.

Cependant, fi ces épines étaient telles que vous vouluffiez abandonner le pays qui les porte pour aller à la cour de Berlin, confiezvous à moi en toute fureté; dites-moi fi vous voulez que je mette un prix à votre acquifition;

(1) M. de Maupertuis venait d'avoir de la France une nouvelle penfion de 3000 livres ; la Ruffie lui en offrait une plus confidérable, et le roi de Pruffe l'appelait pour lui confier le foin de fon académie.

1740.

je vous garderai le fecret, comme je l'exige 1740. de vous, et je vous fervirai auffi vivement que je vous aime et que je vous eftime.

Me voici pour quelques jours à la Haie, je retournerai bientôt à Bruxelles; me permettrez-vous de vous parler ici d'une chose que j'ai fur le cœur depuis long-temps. Je fuis affligé de vous voir en froideur avec une dame qui, après tout, eft la feule qui puisse vous entendre, et dont la façon de penfer mérite votre amitié. Vous êtes faits pour vous aimer l'un et l'autre écrivez-lui ( un homme a toujours raifon quand il fe donne le tort avec une femme), vous retrouverez fon amitié, puifque vous avez toujours son estime.

:

Je vous prie de me mander où je pourrais trouver la première bévue que l'on fit à votre académie, quand on jugea d'abord que la terre était aplatie aux pôles fur des mesures qui la donnaient alongée (2).

(2) M. Jacques Caffini, mort en 1756, avait trouvé, en 1701, par fa mesure des degrés du méridien de Paris à Collioure, qu'ils décroiffaient en approchant du pôle : il en conclut d'abord, mais fauffement, que la terre était aplatie vers les pôles; et M. de Fontenelle, dans l'extrait qu'il donna du mémoire de M. Caffini, parut adopter la fauffe conclufion de cet aftronome. (Mémoires de l'académie pour l'année 1701). Cette erreur a été corrigée dans la nouvelle édition qu'on a faite des premières années de ces Mémoires. Ce fut un ingénieur, nommé des Roubais, qui s'en aperçut le premier, et qui donna un mémoire à ce fujet dans les journaux de Hollande.

Ne fait-on rien du Pérou ?

Adieu; je fuis un juif errant à vous pour 1740. jamais.

P. S. Comme je refterai à la Haie un peu plus que je ne comptais, vous pouvez y adreffer vos lettres chez l'envoyé de Pruffe. M. s'Gravefende vous fait mille complimens. Vous favez que lui et M. Muffchembroek ont préféré leur patrie à Berlin.

LETTRE XX I I.

A MILORD HARVEY,

GARDE DES SCEAUX D'ANGLETERRE,

Sur Louis XIV.

Je fais compliment à votre nation, Milord,

E

fur la prife de Porto-Bello, et fur votre place de garde des fceaux. Vous voilà fixé en Angleterre; c'est une raison pour moi d'y voyager encore. Je vous réponds bien que, fi certain procès eft gagné, vous verrez arriver à Londres une petite compagnie choifie de newtoniens, à qui le pouvoir de votre attraction, et celui de milady Harvey, feront passer la mer. Ne jugez point, je vous prie, de mon essai sur le

fiècle de Louis XIV, par les deux chapitres 1740. imprimés en Hollande avec tant de fautes,

qui rendent mon ouvrage inintelligible. Si la traduction anglaise est faite fur cette copie informe, le traducteur eft digne de faire une verfion de l'Apocalypfe; mais furtout foyez un peu moins fâché contre moi de ce que j'appelle le fiècle dernier le fiècle de Louis XIV. Je fais bien que Louis XIV n'a pas eu l'honneur d'être le maître ni le bienfaiteur d'un Bayle, d'un Newton, d'un Halley, d'un Addisson, d'un Dryden mais dans le fiècle qu'on nomme de Léon X, ce pape Léon X avait-il tout fait ? N'y avait-il pas d'autres princes qui contribuèrent à polir et à éclairer le genre-humain? Cependant le nom de Léon X a prévalu, parce qu'il encouragea les arts plus qu'aucun autre. Eh! quel roi a donc en cela rendu plus de fervices à l'humanité que Louis XIV! Quel roi a répandu plus de bienfaits, a marqué plus de goût, s'eft fignalé par de plus beaux établissemens! Il n'a pas fait tout ce qu'il pouvait faire, fans doute, parce qu'il était homme ; mais il a fait plus qu'aucun autre, parce qu'il était un grand - homme ma plus forte raison pour l'eftimer beaucoup, c'eft qu'avec des fautes connues, il a plus de réputation qu'aucun de fes contemporains; c'eft que, malgré un million d'hommes dont il a privé la France,

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