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LETTRE XIV.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

12 de juin.

MON adorable ami, vous savez que je n'ai jamais efpéré un fuccès brillant de Zulime. Je vous ai toujours mandé que la mort du père tuerait la pièce; et la véritable raison, à mon gré, c'est qu'alors l'intérêt change; cela fait une pièce double. Le cœur n'aime point à fe voir dérouté; et quand une fois il eft plein d'un fentiment qu'on lui a infpiré, il rebute tout ce qui se préfente à la traverse; d'ailleurs les paffions qui règnent dans Zulime, ne font point affez neuves. Le public, qui a vu déjà les mêmes chofes fous d'autres noms, n'y trouve point cet attrait invincible la nouveauté porte avec foi. Que vous êtes charmans, vous et madame d'Argental! que vous êtes au-deffus de mes ouvrages! mais auffi je vous aime plus que tous mes

que

vers.

Je vous fupplie de faire au plutôt ceffer pour jamais les représentations de Zulime, fur quelque honnête prétexte. Je vous avoue que je n'ai jamais mis mes complaifances que dans Mahomet et Mérope. J'aime les chofes

1740.

d'une espèce toute neuve. Je n'attends qu'une 1740. occafion de vous envoyer la dernière leçon de Mahomet ; et fi vous n'êtes pas content, vous me ferez recommencer. Vous m'enverrez vos idées, je tâcherai de les mettre en œuvre. Je ne puis mieux faire que d'être infpiré par

vous.

Voulez-vous, avant votre départ, une feconde dofe de Mérope? Je fuis comme les chercheurs de pierre philofophale; ils n'accufent jamais que leurs opérations, et ils croient que l'art eft infaillible. Je crois Mérope un très-beau fujet, et je n'accufe que moi. J'en ai fait trois nouveaux actes; cela vous amuferait-il ?

En attendant, voici une façon d'ode (*) que je viens de faire pour mon cher roi de Pruffe. De quelle épithète je me fers là pour un roi ! Un roi cher! cela ne s'était jamais dit. Enfin, voilà l'ode ou plutôt les ftances; c'eft mon cœur qui les a dictées bonnes ou mauvaises; c'eft lui qui me dicte les plus tendres remercîmens pour vous, la reconnaissance, l'amitié la plus refpectueuse et la plus inviolable.

(*) Voyez le volume d'Epîtres.

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LETTRE X V.

A M. LE MARQUIS D'ARGENSON.

A Bruxelles, le 18 de juin.

Si j'avais l'honneur d'être auprès de mon cher

monarque, favez-vous bien, Monfieur, ce que je ferais? je lui montrerais votre lettre, car je crois que fes miniftres ne lui donneront jamais de fi bons confeils. Mais il n'y a pas d'apparence que je voye, du moins fitôt, mon meffie du Nord. Vous vous doutez bien que je ne fais point quitter mes amis pour des rois; et je l'ai mandé tout net à ce charmant prince que j'appelle votre humanité, au lieu de l'appeler votre Majesté.

A peine eft-il monté fur le trône (*), qu'il s'eft fouvenu de moi pour m'écrire la lettre la plus tendre, et pour m'ordonner, ce font fes termes, de lui écrire toujours comme à un homme, et jamais comme à un roi.

Savez-vous que tout le monde s'embraffe dans les rues de Berlin, en fe félicitant fur les commencemens de fon règne. Tout Berlin pleure de joie; mais pour fon prédécesseur,

(*) Le 31 de mai 1740.

1740.

1740.

perfonne ne l'a pleuré, que je fache. Belle leçon pour les rois ! Les gens en place font pour la plupart de grands miférables; ils ne favent pas ce qu'on gagne à faire du bien.

J'ai cru faire plaifir, Monfieur, au roi, à vous et à M. de Valori, en lui tranfcrivant les propres paroles de ce miniftre dont vous m'avez fait part : Il commence fon règne comme

il

y a apparence qu'il le continuera ; par-tout dés traits de bonté, &c. J'ai écrit auffi à M. de Valori; j'ai fait plus encore, j'ai écrit à M. le baron de Keyferling, favori du roi, et je lui ai tranfcrit les louanges non fufpectes qui me reviennent de tous côtés de notre cher MarcAurèle pruffien, et furtout les quatre lignes de votre lettre.

Vous m'avouerez qu'on aime d'ordinaire ceux dont on a l'approbation, et que le roi ne faura pas mauvais gré à M. de Valori de mon petit rapport, ni M. de Valori à moi. Des bagatelles établiffent quelquefois la confiance; et la première des inftructions d'un miniftre, c'eft de plaire.

Les affaires me paraiffent bien brouillées en Allemagne et par-tout; et je crois qu'il n'y a que le confeil de la Trinité qui fache ce qui arrivera dans la petite partie de notre petit tas de boue qu'on appelle Europe. La maison d'Autriche voudrait bien attaquer les

Borbonides, mais fa pragmatique la retient.
La Saxe et la Bavière disputeront la fucceffion: 1740.
Berg et Juliers eft une nouvelle pomme de
discorde, fans compter les Goths, Vifigoths,
et Gépides qui pourraient danser dans cette
pyrrhique de barbares.

Dulce, mari magno turbantibus aquora ventis,
E terrâ magnum alterius fpectare laborem.

Débrouille qui voudra ces fufées, moi je cultive en paix les arts, bien fâché que les

comédiens aient voulu à toute force donner
cette Zulime, que je n'ai jamais regardée que
comme de la crême fouettée, dans le temps
que j'avais quelque chofe de meilleur à leur
donner. J'ai eu l'honneur de vous en montrer
les prémices.

Si me, Marce, tuis vatibus inferes,
Sublimi feriam fidera vertice.

Madame du Châtelet vous fait mille complimens; vous connaissez mon tendre et refpectueux attachement.

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