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ce mensonge, assez indifférent en lui-même, il joint d'autres impostures, dont assurément la plus innocente mériterait cent coups de bâton. C'était bien sur quoi il comptait pour être un peu à son aise, comme l'huissier des plaideurs. J'aurais pu donner dans ce piége il y a vingt ans; mais aujourd'hui je connais ces ruses, et je lui conseille de s'adresser ailleurs. J'ai très-bien pu, par distraction, faire choir sur le bouquin la bouteille à l'encre; mais frappant sur le pédant, je n'aurais pas la même excuse, et je sais ce qu'il m'en coûterait.

Depuis l'article inséré dans la gazette de Florence, par lequel vous annonciez une édition du supplément et de l'ouvrage entier, j'étais en pleine possession de ma décou verte, et plus intéressé que personne à sa conservation. Tout le monde savait que j'avais trouvé ce fragment de Longus, que j'allais le traduire et l'imprimer; ainsi mon privilége, mon droit de découverte étaient assurés : on ne saurait imaginer que j'aie fait exprès la tache au manuscrit, pour m'approprier ce morceau inédit, qui était à moi. C'est néanmoins ce que prétend M. Furia : cette tache fut faite, dit-il, pour le priver de sa part à la petite trouvaille (vous voyez, par ce qui précède, à quoi cette part se réduit), et afin de

l'empêcher, lui ou quelqu'autre aussi capable, d'en donner une édition. Cela est prouvé, selon lui, par le refus de la copie.

Ce discours ne peut trouver de créance qu'auprès de ceux qui n'ont nulle idée d'un pareil travail; car qui eût pu l'entreprendre à Florence, quand même votre annonce n'eût pas appris au public et la découverte et à qui elle appartenait? Ne m'en croyez pas, Monsieur; consultez les savants de votre connaissance, et tous vous dirons qu'il n'y avait personne à Florence en état de donner une édition supportable de ce texte d'après un seul manuscrit. Il faut pour cela une connaissance de la langue grecque, non pas fort extraordinaire, mais fort supérieure à ce qu'en savent les professeurs Florentins.

En effet, concevez, Monsieur, huit pages sans points ni virgules, partout des mots estropiés, transposés, omis, ajoutés, les gloses confondues avec le texte, des phrases entières altérées par l'ignorance, et plus sou vent par les impertinentes corrections du copiste. Pour débrouiller ce chaos Schreve lius donne peu de lumière à qui ne connaît que les Fables d'Esope. Je ne puis me flatter d'y avoir complètement réussi, manquant de tous les secours nécessaires; mais hors un ou deux endroits, que ceux qui ont des livres

corrigeront aisément, j'ai mis le tout au point que M. Furia lui-même, avec ma traduction et son Schrevelius, suivrait maintenant sans peine le sens de l'auteur d'un bout à l'autre. Tout cela se pouvait faire par d'autres que

moi, et mieux, à Venise ou à Milan, mais non à Florence.

Les Florentins ont de l'esprit, mais ils savent peu de grec, et je crois qu'ils ne s'en soucient guère: il y a parmi eux beaucoup de gens de mérite, fort instruits et fort aimables; ils parlent admirablement la plus belle des langues vivantes: avec cela on se passe aisément du grec.

Quelle préface aurait pu, je vous prie, mettre à ce fragment M. Furia, s'il en eut été l'éditeur? il aurait fallu qu'il dît: Dans le long travail que j'ai fait sur ce manuscrit, dont j'ai extrait des choses si peu intéressantes, j'ai oublié de dire que l'ouvrage de Longus s'y trou vait complet; on vient de m'en faire apercevoir. Et là dessus, il aurait cité votre article de la gazette. Vous voyez, Monsieur, par combien de raisons j'avais peu à craindre que ni lui ni personne songeât à me troubler dans la possession du bienheureux fragment. J'en ai refusé à M. Furia, non une copie quelconque, qui lui était inutile comme bibliothécaire, mais une certaine copie dont il voulait abuser

comme mon ennemi déclaré; et l'abus qu'il en voulait faire n'était pas de la publier, car il ne le pouvait en aucune façon; mais de l'altérer, pour jeter du doute sur ce que j'allais publier. Tout cela est, je pense, assez clair.

Mais si l'on veut absolument que, contre mon intérêt visible, j'aie mutilé ce morceau, que je venais de détenir et dont j'étais maître, pour consoler apparemment M. Furia du petit chagrin que lui causait cette découverte, encore faudrait-il avouer que les adorateurs de Longus me doivent bien moins de .ches que de remercîments. Si ce texte est si sacré, pour l'avoir complété je mérite des statues. La tache qui en détruit quelques mots dans le manuscrit ne saurait être un crime

repro

d'état, que la restauration du tout dans les imprimés ne soit un bienfait public : mais si tout l'ouvrage, comme le pensent des gens bien sensés, n'est en soi qu'une fadaise, qu'estce donc que ce pâté, dont on fait tant de bruit? En bonne foi, le procès de Figaro, qui roulait aussi sur un pâté d'encre, et la cause de l'Intimé, sont, au prix de ceci, des affaires graves.

Et quand il serait vrai que, par pure folie,
J'aurais exprés gáté le tout ou bien partie
Dudit fragment, qu'on mette en compensation
Ce que nous avons fait depuis cette action,

et l'édition du supplément qui se distribue gratis, et celle du livre entier donnée aux savants, et enfin cette traduction dont vous rendez compte, qui certes éclaircit plus le texte que la tache ne l'obscurcit. On ne vous soupçonnera pas, Monsieur, de partialité pour moi. Vous trouvez que j'ai complété la version d'Amyot si habilement, dites-vous, qu'on n'aperçoit point trop de disparate entre ce qui est de lui et ce que j'y ai ajouté, et vous avouez que cette tâche était difficile. Je ne suis pas ici en termes de pouvoir faire le modeste: un accusé sur la sellette, qui voit que son affaire va mal, se recommande par où il peut, et tire parti de tout. Cette traduction d'Amyot est généralement admirée, et passe pour un des plus beaux ouvrages qu'il y ait en notre langue. On ferait un volume des louanges qui lui ont été données seulement depuis trois ou quatre ans, tant dans les journaux que dans les différens livres. L'un la regarde comme le chef-d'oeuvre du genre naïf; l'autre appelle Amyot le créateur d'un style qui n'a pu être imité: un troisième déclare aussi cette traduction inimitable, et va jusqu'à lui attribuer la grande réputation du roman de Longus. Or, ce chef-d'œuvre inimitable, ce modèle que personne n'a pu suivre dans le plus difficile de tous les genres,

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