Page images
PDF
EPUB

Le quadrupede écume et son œil étincelle.

Si des regards il eût pu mordre, j'aurais mal passé mon temps.

[ocr errors]

Dès lors le seigneur Furia se crut un homme déshonoré. Vous savez que Vatel se tua parce que le rôt manquait au souper de son maître. Il avait, comme dit le Roi quand on lui apprit cette mort, de l'honneur à sa manière. M. Furia ne se tua point, parce que bientôt après il conçut l'espérance de rétablir un peu sa réputation aux depens de la mienne; car ce fut, je crois, le surlend‹main, que je fis au manuscrit cette tache, dont il me sait, dans son âme, si bon gré, quoiqu'il s'en plaigne si haut. Après avoir copié tout le morceau inédit, j'achevai la collation du reste avec ces messieurs. Pour marquer dans le volume l'endroit du supplément, j'y mis une feuille de papier, sans m'apercevoir qu'elle était barbouillée d'encre en dessous. Ce papier s'étant collé au feuillet, y fit une tache qui couvrait quelques mots de quelques lignes. M. Furia a écrit en prose poétique l'histoire de cet événement. C'est, à ce qu'on dit, son meilleur ouvrage; c'est du moins le seul qu'on ait lu. Il y a mis beaucoup du sien, tant dans les choses que dans le style; mais le fond en est

pris de la Pharsale et des tragédies de Séné

que.

J'avoue que ce malheur me parut fort petit. Je ne savais pas que ce livre fût le Palladium de Florence, que le destin de cette ville fût attaché aux mots que je venais d'effacer : j'aurais dû cependant me douter que ces objets étaient sacrés pour les Florentins, car ils n'y touchent jamais. Mais enfin, je ne sentis point mon sang se glacer, ni mes cheveux se hérisser sur mon front; je ne demeurai pas un instant sans voix pouls et sans haleine. M. Furia prétend que tout cela lui arriva : mais moi, je le regardai bien et je ne vis en lui, je vous jure, aucun de ses signes alarmants d'une défaillance prochaine, si ce n'est quand je lui mis comme on dit, le nez sur ce morceau de grec qu'il n'avait pu voir sans moi.

sans

2

Les expressions de M. Furia pour peindre son saisissement à la vue de cette tache, qui couvrait, comme je vous ai dit, une vingtaine de mots, sont du plus haut style et d'un pathétique rare, même en Italie. Vous en avez été frappé, Monsieur, et vous les avez cités, mais sans oser les traduire. Peut-être avez-vous pensé que la faiblesse de notre langue ne pourrait atteindre à cette hauteur: je suis plus hardi, et je crois, quoi qu'en dise Horace, qu'on

peut essayer de traduire Pindare et M. Furia; c'est tout un. Voici ma version littérale :

A un si horrible spectacle ( il parle de ce pâté que je fis sur son bouquin), mon sang se gela dans mes veines, et durant plusieurs instants, voulant crier, voulant parler, ma voix s'arrêta dans mon gosier: un frisson glacé s'empara de tous mes membres stupi des.... Voyez-vous, Monsieur? ce pâté, c'est pour lui la tête de Méduse. Le voilà stupide; il l'assure, et c'est la seule assertion qui soit prouvée par son livre. Mais il y a dans cet aveu autant de malice que d'ingénuité; car il veut faire croire que c'est moi qui l'ai rendu tel, au grand détriment de la littérature. Moi je soutiens que long-temps avant d'avoir vu cette affreuse tache, dont le seul souvenir le remplit d'horreur et d'indignation, il était déjà stupide, ou certes bien peu s'en fallait, puisqu'il a tenu, feuilleté, examiné, décrit et noté par le menu chaque page de ce petit volume, sans se douter seulement de ce qu'il contenait.

Lorsque son directeur, ou son conservateur, comme il l'appelle quelquefois, le seigneur Thomas Puzzini (1), apprit cet

se

(1) Son vrai nom était Puccini, L'auteur, voulant divertir, en a fait Puzzini, sobriquet italien qui signifie putois, puant, puantini“, et

De

étrange accident par la trompette sonore de la renommée, qui, toujours infatigable..., fit à son oreille.....; bref, quand on lui conta l'aventure du pâté, il fut saisi d'horreur; il frémit au récit d'une action si atroce. En effet, il y a de plus grands crimes mais il n'y en a point de plus noir. Ailleurs, M. Furia représente Florence désolée toute une ville en pleurs, les citoyens consternés: pour lui, dans ce deuil public, quand tout le monde pleurait, vous imaginez bien qu'il ne s'épargnait pas. puis que sa voix s'était arrétée dans son gosier, il ne disait mot, et sans donte il n'en pensait pas davantage, car il était devenu stupide. Mais la nuit, dans ses songes, cette image cruelle (il n'a osé dire sanglante), s'offrait à ses yeux. Et il déclare dans son début, que l'obligation où il est de raconter ce fait lui pèse, est pour lui un fardeau excessivement à charge, parce qu'elle lui rappelle (cette obligation) la mémoire plus vive de l'acerbité d'un événement qui, bien qu'aucun temps ne puisse pour lui le cou

s'appliquait au personnage; car, comme dit Regnier, il sentait bien plus fort, mais non pas mieux que roses. Le nom lui demeura. Il n'y a si mauvaise plaisanterie qui ne réussisse contre la cour, les chambellans, la garde-robe.

vrir d'oubli, ce nonobstant, il ne peut y repenser sans se sentir compris tout entier d'horreur. Je traduis mot à mot. Ici c'est Virgile amplifié à proportion du sujet ; car ce que le poète avait dit du massacre de tout un peuple, a paru trop faible à M. Furia pour un pâté d'encre.

N'admirez-vous point, Monsieur, qu'un homme écrivant de ce style, attache tant d'importance au texte de Longus, qui est la simplicité même ? c'est le zèle des bouquins qui enflamme M. Furia et le fait parler comme un prophète. Au reste, l'hyperbole lui est familière, et c'est où il réussit le mieux. En voulez-vous un bel exemple ? Quelqu'un de ses protecteurs ( car il en a beaucoup tous brûlants du même zèle et acharnés contre moi), se charge, au refus des libraires, de l'impression d'un de ses livres aussitôt M. Furia le proclame dans sa dédicace le premier homme du siècle, et l'assure qu'aucun áge à venir ne se taira sur ses louanges. Cicéron en disait autant jadis aux conquérants du monde (1). Or, si un homme qui dépense cinquante écus pour imprimer les sottises du seigneur Furia mérite des autels,

(1) Nulla œas de tuis laudibus conticescet. ( Cicéron ).

« PreviousContinue »