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paraître plus fâché que je ne le suis en effet. Vous avez cru la chose de peu de conséquence, et pensé fort sagement qu'un tel ouvrage ne me pouvait faire ni grand honneur ni grand tort. Mais enfin vous eussiez pu vous dispenser de me nommer, du moins comme traducteur, et en y pensant mieux, vous n'eussiez pas dit que j'étais ni habile, ni helléniste.

Vous n'êtes pas plus exact, en parlant de M. Furia. Sans autre explication, vous le désignez seulement comme bibliothécaire, gardien d'un dépôt littéraire célèbre dans toute l'Europe? Y pensez-vous, Monsieur? Vous écrivez à Paris, vous parlez à des Français, qui voyant dans ces emplois des gens d'un méritereconnu, dont quelques-uns même sont Italiens (1), ne manqueront pas de croire que le seigneur Furia est un homme considérable par son savoir et par sa place. Je comprends que cette erreur peut vous être indifférente, et qu'ayant apparemment plus de raisons de le ménager que de vous plaindre de lui, vous lui laissez volontiers la considération attachée à son titre dans le pays où vous êtes. Mais moi qu'il attaque, soutenu d'une cabale de pédants, il m'importe qu'on l'apprécie à sa juste valeur, et je ne puis souffrir

(1) Visconti, Marini et d'autres.

non plus qu'on le confonde avec des gens dont l'érudition et le goût font honneur à l'Italie.

Si vous eussiez voulu, Monsieur, donner une juste idée des personnages peu connus dont vous aviez à parler, après avoir dit que j'étais ancien militaire, helléniste, puisque vous le voulez, fort habile, il fallait ajouter: M. Furia est un cuistre, ancien cordonnier comme son père, garde d'une bibliothèque qu'il devrait encore balayer, qui fait aujour d'hui de mauvais livres n'ayant pu faire de bons souliers, helléniste fort peu habile, à huit cents francs d'appointements; copiant du grec pour ceux qui le paient, élève et successeur du seigneur Bandini, dont l'i gnorance est célèbre. Et il ne fallait pas dire seulement, comme vous faites, que cet homme cherche des torts dans les accidents les plus simples, mais qu'il est intéressé à en trouver, parce qu'il est cuistre en colère, dont la rage et la vanité cruellement blessée servent d'ins trument à des haines (1) qui n'osent éclater

(1) Les Français alors de-là les monts étaient dé testés comme le sont maintenant les Allemands.Le gouvernement n'en savait rien et ne voulait en rien savoir. Ce passage et d'autres pareils ci-dessous, firent en Italie une très vive sensation, et déplurent à l'autorité, qui surtout redoute qu'on im. prime ce que chacun pense.

d'une autre manière. Ce sont là de ces choses sur lesquelles vous gardez un silence prudent. Fontenelle, dit quelque part Voltaire, était tout plein de ces ménagements. Il n'eût voulu pour rien au monde dire seulement à l'oreille que F.... est un polisson. Voltaire cachait moins sa pensée. Mais il est plus sûr d'imiter Fontenelle. Malheureusement le choix n'est pas en mon pouvoir, et je suis obligé de tout dire.

Pour commencer par les raisons que peut avoir le seigneur Furia de n'être pas aussi désintéressé qu'on le croirait dans cette affaire, il faut savoir que la découverte du précieux fragment de Longus s'est faite dans un manuscrit sur lequel, lui Furia, a travaillé longues années, et qu'il regardait en quelque sorte comme sa propriété; qu'on y a fait cette trouvaille au moment précisément où le seigneur Furia venait de donner au public une notice très ample et très exacte, selon lui, de ce même manuscrit, dans laquelle est indiqué, page par page, et fort au long, tout ce que le sieur Furia y a pu remarquer; que son travail sur ce petit volume, annoncé long-temps d'avance, a duré six ans, pendant lesquels il n'a cessé de le feuilleter et de le décrire avec une patience pcu commune; qu'il en a même, à ce qu'il dit, extrait beau

coup de variantes des prétendues Fables d'Ésope, par lui réimprimées à la fin de sa notice; car ces sottises de quelque moine, par où l'on commence au collége l'étude de la langue grecque, se trouvent dans ce manuscrit à la suite du roman de Longus, et le sieur Furia n'a pas manqué d'en faire son profit; qu'enfin, à peine achevé, son ouvrage, qu'il vendait lui-même, et où il pensait avoir épuisé tout ce qu'on pouvait dire du divin manuscrit, arrive par hasard quelqu'un qui, tout au premier coup-d'oeil, voit et désigne au public la seule chose qui fût vraiment inté ressante dans ce manuscrit, et la seule aussi que le sieur Furia n'y eût pas apperçue.

On écrit aujourd'hui assez ordinairement sur les choses qu'on entend le moins. Il n'y a si petit écolier qui ne s'érige en docteur. A voir ce qui s'imprime tous les jours, on dirait que chacun se croit obligé de faire preuve d'ignorance. Mais des preuves de cette force ne sont pas communes, et le seigneur Bandini lui-même, maître et prédécesseur du seigneur Furia, fameux par des bévues de ce genre, n'a rien fait qui approche de cela.

Nous avons des relations de voyages dont les auteurs sont soupçonnés de n'être jamais sortis de leur cabinet ; et, dans un autre genre,

Combien de gens ont fait des récits de batailles Dont ils s'étaient tenus loin!

mais une notice d'un livre par quelqu'un qui ne l'a point lu est une bouffonnerie toute neuve, et dont le public doit savoir gré au seigneur Furia.

Je ne prétends pas dire par-là qu'il ne l'ait examiné avec beaucoup d'attention. J'admire au contraire qu'il ait pu entrer dans tous ces détails et en faire deux volumes. Son ouvrage, que je n'ai point lu (car j'en parle à-peu-près comme lui du manuscrit), sera quelque jour utile au relieur pour éviter toute erreur dans la position des feuillets. En un mot, dans le compte qu'il rend de ce livre, selon lui, si intéressant, qui l'a occupé six années, il a pensé à tout, excepté à le lire.

Il est fâcheux pour vous, Monsieur, de n'avoir pas été témoin de l'effet que produisit sur lui la première vue de cette lacune dans le livre imprimé, et du morceau inédit qui la remplissait dans le manuscrit. Sa surprise fut extrême, et quand il eut reconnu que ce morceau n'était pas seulement de quelques lignes, mais de plusieurs pages, il me fit pitié, je vous assure. D'abord il demeura stupide; vous en auriez peut-être ri; mais bientôt vous auriez eu peur, car en un instant il devint furieux. Je n'avais jamais vu un pédant enragé; vous ne sauriez croire ce que c'est.

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