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AU RÉDACTEUR DU CENSeur.

LETTRE PREMIÈRE.

Véretz, le 10 juillet 1819.

Vous vous trompez, Monsieur, vous avez tort de croire que mon placet imprimé, dont vous faites mention dans une de vos feuilles, n'a produit nul effet. Ma plainte est écoutée. Sans doute, comme vous le dites, il est fàcheux pour moi que l'innocence de ma vie ne puisse assurer mon repos; mais c'est la faute des lois, non celle des ministres. Ils ont écrit à leurs agents comme je le pouvais désirer, et plût à Dieu qu'ils eussent écrit de même aux juges, quand j'avais des procès, et à l'académie, quand j'étais candidat. Cela m'eût mieux valu que tous les droits du monde pour avoir le fauteuil et pour garder mon bien. Il faut en convenir, de trois sortes de gens auxquels j'ai eu affaire depuis un certain temps, savants, juges, ministres je n'ai pu vraiment faire entendre raison qu'à ceux-ci. J'ai trouvé les ministres incomparablement plus amis des belles-lettres que l'académie de

ce nom, et plus justes que la justice. Ceci soit dit sans déroger à mes principes d'opposition.

Vous nous plaignez beaucoup, nous autres paysans; et vous avez raison, en ce sens que notre sort pourrait être meilleur. Nous dépendons d'un maire et d'un garde champêtre, qui se fâchent aisément. L'amende et la prison ne sont pas des bagatelles. Mais songez donc, Monsieur, qu'autrefois on nous tuait pour cinq sous parisis. C'était la loi. Tout noble ayant tué un vilain devait jeter cinq sous sur la fosse du mort. Mais les lois libé rales ne s'exécutent guères, et la plupart du temps on nous tuait pour rien. Maintenant, il en coûte à un maire sept sous et demi de papier marqué pour seulement mettre en prison l'homme qui travaille, et les juges s'en mêlent. On prend des conclusions, puis on rend un arrêté conforme au bon plaisir du maire ou du préfet. Vous paraît-il, Monsieur, que nous ayons peu gagné en cinq ou sixcents ans? Nous étions la gent corvéable,taillable et tuable à volonté, nous ne sommes plus qu'incarcérables. Est-ce assez, direz-vous? Patience; laissez faire; encore cinq ou six siècles, et nous parlerons au maire tout comme je vous parle; nous pourrons lui demander de l'argent s'il nous en doit, et nous plaindre s'il nous en prend, sans encourir peine de prison.

Toutes choses ont leur progrès. Du temps de Montaigne, un vilain, son seigneur le voulant tuer, s'avisa de se défendre. Chacun en fut surpris, et le seigneur surtout, qui ne s'y attendait pas, et Montaigne qui le raconte. Ce manant devinait les droits de l'homme. Il fut pendu, cela devait être. Il ne faut pas devancer son siècle.

Sous Louis XIV, on découvrit qu'un paysan était un homme, ou plutôt cette découverte, faite depuis longtemps dans les cloîtres, par de jeunes religieuses, alors seulement se répandit, et d'abord parut une rêverie de ces bonnes sœurs, comme nous l'apprend Labruyère. Pour des filles cloitrées, dit-il, un paysan est un homme. Il témoigne là dessus combien cette opinion lui semble étrange. Elle est commune maintenant, etbien des gens pensent sur ce point comme les religieuses, sans en avoir les mêmes raisons. On tient assez généralement que les paysans sont des hommes. De là à les traiter comme tels, il y'a loin encore. Il se passera long-temps avant qu'on s'accoutume, dans la plupart de nos provinces, à voir un paysan vêtu, semer et recueillir pour lui, à voir un homme de bien posséder quelque chose.Ces nouveautés choquent furieusement les propriétaires, j'entends ceux qui, pour le devenir, n'ont eu que la peine de naître.

Projet d'améloration de l'agriculture, par JACQUES BUJAULT, avocat à Melle, département des Deux-Sèvres.

BROCHURE de cinquante pages, où l'on trouve des calculs, des remarques, des idées dignes de l'attention de tous ceux qui ont étudié cette matière. L'auteur aime son sujet, le traite en homme instruit, et dont les connaissances s'étendent au-delà. Il ne tiendrait qu'à lui d'approfondir les choses qu'il effleure en passant; plein de zèle d'ailleurs pour le bonheur public et la gloire de l'état, il conseille au gouvernement d'encourager l'agriculture. Il veut qu'on dirige la nation vers l'économie rurale, qu'on instruise les cultivateurs, et il en indique les moyens. Rien n'est mieux pensé ni plus louable. Mais avec tout cela il ne contentera pas les gens, en très grand nombre, qui sont persuadés que toute influence du pouvoir nuit à l'industrie, et qui croient gouvernement synonyme d'empêchement, en ce qui concerne les arts. Ils diront à M. Bujault: laissez le gouvernement

et ce qu'il n'obtiendra pas, selon toute apparence. L'esprit du siècle s'y oppose. Chacun maintenant cherche à sé placer, ou, s'il est placé, à se pousser. On veut être quelque chose. Dès qu'un jeune homme sait faire la révérence, riche ou non, peu importe, il se met sur les rangs; il demande des gages, en tirant un pied derrière l'autre : cela s'appelle se présenter; tout le monde se présente pour être quelque chose. On est quelque chose en raison du mal qu'on peut faire. Un laboureur n'est rien; un homme qui cultive, qui bâtit, qui travaille utilement, n'est rien. Un gendarme est quelque chose; un préfet est beaucoup; Bonaparte était tout. Voilà les gradtions de l'estime publique, l'échelle de la considération suivant laquelle chacun veut être Bonaparte, sinon préfet, ou bien gendarme. Voilà la direction générale des esprits, la même depuis long-temps, et non prête à changer. Sans cela, qui peut dire jusqu'où s'élancerait le génie de l'invention ou atteindrait avec le temps l'industrie humaine, à laquelle Dieu sans doute voulut mettre des bornes, en la détournant vers cet art de se faire petit pour complaire, de s'abaisser, de s'effacer devant un supérieur, de s'ôter soi-même tout mérite, toute vertu, de s'anéantir, scul moyen d'être quelque chose.

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