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néophyte, qui écrivit aussitôt à son père pour lui demander la permission de se faire jésuite, attendu qu'il était absolument décidé à convertir les peuples sauvages. M. de Saint-Pierre, surpris de cette nouvelle vocation, s'empressa de rappeler son fils auprès de lui, en promettant toutefois de ne pas contrarier ses projets. Pénétré de joie, la tète pleine de prodiges, et pensant aux grandes fatigues de ses prochains voyages, le jeune homme monta en diligence, et arriva au Havre ou il était attendu. La première personne qu'il aperçut en approchant de la ville, fut la bonne Marie Talbot, qui le reçut d'un air triste, les larmes aux yeux, et qui lui dit en soupirant: « Quoi! monsieur Henri, vous voulez donc vous faire jésuite?» Il lui répondit en l'embrassant. Arrivé à la maison paternelle, il trouva sa mère dans une égale affliction, ce qui le toucha vivement, mais sans ébranler sa vocation. Le frère Paul vint encore lui conter des histoires. On lui fit lire les plus célèbres voyageurs, et peu à peu l'impression des missionnaires s'étant affaiblie, il fut plus facile d'obtenir de lui qu'il achèverait ses études et qu'il se déciderait après. C'est alors qu'il fut envoyé au collège de Rouen, où il fit sa philosophie et obtint le premier prix de mathématiques en 1757, sous le professeur Le Cat. Il était âgé de vingt ans.

De ces lectures si délicieuses, des dispositions qu'elles éveillèrent, il lui resta cet esprit religieux qui lui montrait partout la main de la Providence, et cet amour de la liberté qui ne lui permit jamais de garder aucune place. Mais les souvenirs du collége étaient loin d'avoirle charme des souvenirs de la maison paternelle. La perte d'un ami tendrement aimé, la nouvelle de la mort de sa mère, tout, jusqu'au prix qu'il remporta, avait laissé dans son ame des impressions douloureuses. Et quant à ce dernier fait, nous avons sous les yeux quelques notes où il s'accuse d'avoir été tourmenté dans sa jeunesse de deux passions terribles, l'ambition et l'amour, l'ambition surtout, qu'il attribuait à ces concours, à ces rivalités dont il s'était si souvent loué d'être le premier. Tous les vices de la société, disait-il, sortent des colléges. D'abord notre séparation d'avec les parents fait naître l'indifférence absolue pour la famille; et sans l'amour de la famille, il ne peut exister d'amour de la patrie. Vient ensuite l'émulation, qui n'est qu'une ambition déguisée, qui se tourne en haine dans le monde. Ajoutez à tant d'inconséquences les prix donnés aux beaux discours, et jamais aux bonnes actions; les éloges exclusifs des héros dela Grèce et de Rome, comme si nos pères n'avaient rien fait pour la gloire, comme si la chose la plus utile pour un Français était de lui apprendre ce qu'étaient les Grecs et les Romains. A cette première instruction succède celle du mon 'e, des affaires, des femmes, qui n'a aucun rapport avec les souvenirs d'Athènes et de Rome. Ainsi, d'un côté l'éducation du monde affaiblit les forces de l'ame, flatte les vices heureux, honore les ambitions puis antes; de l'autre, l'éducation de college nous exagère nos propres forcés ou les use sur des objets imaginaires. Tel se croit capab'e d'imiter Mutius Scévola qui se plaint d'une égratignure. Au lieu de soutenir notre faiblesse par des exemples tirés des conditions les plus simples de la société, on irrite notre orgueil, on éveille notre ambition, en nous faisant admirer les conquètes d'Alexandre, le suicide de Caton, la fureur de Brutus, comme si nous devions un jour dévaster la terre, arracher nos entrailles, ou faire égorger nos enfants. Faible mortel! voilà donc les signes de ta raison, les modèles de ton héroïsme, les preuves de ta sagesse; voilà ce qu'on t'apprend à admirer : le pillage de l'univers, un

suicide et un assassinat! Ah! la voix des prophètes nous' crie encore à travers les siècles, que celui qui sème du vent doit s'attendre à recueillir des tempètes!

11 est un autre péril plus grand encore que celui de fausser la pensée; c'est celui de dépraver le cœur, de briser les affections de famille et de les remplacer par des affections étrangères. M. de Saint-Pierre se souvenait avec attendrissement que dans sa première enfance il ne quittait jamais la maison de son père sans éprouver les plus vives angoisses. Séparé de ceux qu'il aimait, il ne pouvait songer qu'à les revoir. Loin de se livrer à des amitiés nouvelles, il s'éloignait de ses camarades et de leurs jeux brillants, comme il s'éloigna plus tard des hommes et de leurs jeux cruels. Mais un long séjour au collége affaiblit peu à peu la ferveur de ce sentiment. Un de ses camarades plus àgé que lui, et qui, ainsi que lui, était tendre, stu tieux, mélancolique, lui inspira une amitié si passionnée, qu'elle absorba bientôt toutes ses facultés. M. de Chabrillant avait ces goûts simples et vertueux qui marquent toujours une ame supérieure lorsqu'ils sont le fruit de la réflexion : c'était un de ces jeunes gens précoces à qui une sensibilité exquise tient lieu de sagesse. Son caractère formait un parfait contraste avec celui du jeune de Saint-Pierre. Il avait un nom, de la fortune, des talents, et il méprisait la gloire, l'argent et les hommes. Sa plus douce fantaisie était de se dérober au monde, de labourer un champ, d'habiter une chaumière. Son ami, au contraire, quoique sans fortune, sans litre, sans protecteur, livrait son ame à tous les genres d'ambition. Il voulait courir les mers, fonder des républiques, combattre, écrire, réformer les peuples corrompus et civiliser les nations barbares. Celui qui possédait tout, n'aspirait qu'à l'obscurité; celui qui ne possédait rien, voulait gouverner le monde, et n'aspirait qu'à la renommée. Souvent ils se livraient à des discussions vehementes sur ces graves questions qui ont occupé la vie des sages. M. de Chabrillant faisait de beaux discours de morale dans le genre de Plutarque; son ami lui répondait par des fictions séduisantes dans le genre de Platon; et sans jamais parvenir à s'accorder, ils s'aimaient chaque jour davantage.

L'époque des vacances étant venue, le jeune de SaintPierre fot rappelé dans sa famille, et cette nouvelle, attendue autrefois avec tant d'impatience, reçue avec tant de joie, ne lui apporta qu'un sentiment de tristesse. Il vit avec surprise que la maison paternelle n'était plus sa première pensée; mais sans approfondir pour lors ce nouveau sentiment, il ne songea qu'à obtenir de son père d'aller passer les vacances chez M. de Chabrillant. Aiusi s'étaient brisés peu à peu les liens de la famille. Qu'il y avait loin de ce qu'il venait d'éprouver, à l'horreur avec laquelle il eût repoussé, deux années auparavant, la seule pensée de quitter la maison paternelle! Mais aussi que de moyens on avait employés, que de peines on s'était données pour détourner ses tendres affections, et pour lui faire oublier ce qui avait ravi son enfance!

Les deux amis partirent ensemble, bien résolus de ne se jamais quitter: projets inutiles que les moriels ne devraient jamais faire ! La santé délicate de Chabrillant ne put résister à la crise qui sépare l'enfance de l'adolescence; chaque jour on le voyait dépérir. Près d'expirer, il ne songeait qu'aux douleurs de son ami; il lui rappelait le souvenir d'Étienne de la Boétie, et, faisant allusion à ses paroles, qu'ils avaient tant admirées, il le priait aussi d'avoir courage, et de montrer par effet que les discours » qu'ils avaient tenus ensemble pendant la santé, ils ne les

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» portaient pas seulement en la bouche, mais engravés >> bien avant au cœur pour les mettre en exécution'. » Ainsi ce bon jeune homme ne voyait dans la mort qu'un moyen d'essayer sa vertu; et lorsqu'à sa dernière heure il tournait vers son ami son dernier regard, il lui dit d'une voix mourante: «Henri, ne pleure pas, ce n'est pas pour toujours! » Cette perte laissa dans l'ame du jeune de SaintPierre un regret que rien ne put effacer. Il lui donnait encore des larmes lorsque lui-même, parvenu au terme de la vie, il n'aimait à se rappeler du passé que le temps où l'amitié lui était apparue sous la forme la plus touchante, pour disposer son ame à la vertu.

Mais les plus beaux jours de Bernardin de Saint-Pierre se sont évanouis! L'enfance n'est plus, et déja commencent les fautes de la jeunesse, les projets de fortune, les songes rapides de l'amour, et cette ambition qui tourmenta sa vie, et dont lui-même il avouait l'erreur :

Optima quæque dies miseris Mortalibus ævi
Prima fugit....

Le prix de mathématiques semblait indiquer sa vocation: il entra donc à l'école des ponts et chaussées, et il y étudiait depuis un an lorsqu'il apprit que son père venait de se remarier. Ce nouvel hymen devait faire tarir la source des bienfaits paternels. Pour comble de malheur, une mesure d'économie fit réformer, à la même époque, les fonds destinés à l'école, en sorte que la plupart des ingénieurs et tous les élèves furent remerciés. Frappé de ces deux coups inattendus, il prit aussitôt la résolution de solliciter du service dans le génie militaire. Ses premières démarches ayant été inutiles, un de ses compagnons d'infortune lui proposa d'aller à Versailles, où le ministre de la guerre formait un corps de jeunes ingénieurs. Avant de partir, ils se présentèrent chez leur ancien directeur pour en obtenir des lettres de recommandation. Celui-ci les différa dans l'intention de se donner le temps de placer quelques élèves auxquels il prenait plus d'intérêt. Fatigués d'attendre ces lettres, les deux solliciteurs prennent le parti de s'en passer, et se rendent à Versailles. Par un hasard singulier, le chef du nouveau corps attendait en ce moment les deux jeunes gens recommandés par le directeur. Accueillis comme des hommes protégés, ils reçoivent aussitôt leur brevet, et ne peuvent revenir de la facilité avec laquelle leurs vœux sont remplis. Bref, lorsque la méprise fut découverte, il n'était plus temps de la réparer, et ils eurent la double satisfaction d'être placés, et de l'être sans recommandation.

Ses appointements étaient de cent louis: il reçut une gratification de six cents livres ; c'était une fortune inespérée, et il partit aussitôt pour Dusseldorf, où se rassemblait une armée de trente mille hommes commandée par M. le comte de Saint-Germain 3. Il put juger alors des effets de cette gloire dont il avait été ébloui dès sa plus tendre enfance. Les scènes horribles que les historiens laissent dans l'ombre lorsqu'ils louent les héros, s'éclairèrent tout à coup, et il fut épouvanté des fureurs et de la démence humaine. Toujours envoyé en avant pour faire des reconnaissances, ses regards ne rencontraient que des villages déserts, des champs dévastés, des femmes, des enfants, des vieillards qui fuyaient en pleurant leur chau

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mière. Partout des hommes armés pour détruire triomphaient des douleurs des hommes; partout leur destruction était le comble de la gloire. Mais au milieu de tant d'actes de cruauté, un trait sublime vint consoler notre jeune philosophie, et lui montrer un homme où il n'avait encore vu que des victimes et des bourreaux. « Un capitaine de » cavalerie, commandé pour aller au fourrage, se » rendit à la tête de sa troupe dans le quartier qui lui » était assigné. C'était un vallon solitaire, où l'on ne voyait » guère que des bois. Il y aperçoit une pauvre cabane, il » y frappe; il en sort un vieil herohuter à la barbe blan» che. Mon père, lui dit l'officier, montrez-moi un champ où je puisse faire fourrager mes cavaliers.

-

» Tout à l'heure, reprit l'hernhuter. Ce bon homme se » met à leur tête, et remonte avec eux le vallon. Après un » quart d'heure de marche, ils trouvent un beau champ » d'orge. - Voilà ce qu'il nous faut, dit le capitaine. — » Attendez un moment, répond le conducteur, vous sercz » contents. Ils continuent à marcher, et ils arrivent à un » autre champ d'orge. La troupe aussitôt met pied à » terre, fauche le grain, le met en trousse et remonte à » cheval. L'officier de cavalerie dit alors à son guide: » Mon père, vous nous avez fait aller trop loin sans né» cessité; le premier champ valait mieux que celui-ci. Cela est vrai, monsieur, reprit le bon vieillard, mais » il n'était pas à moi. »

Cependant une bataille générale se préparait. Un matin l'armée fut rangée sur deux lignes. Depuis trois heures elle était immobile et dans un morne silence, lorsque plusieurs aides-de-camp passèrent au grand galop en criant: « Marche la cavalerie ! » Au même instant trente mille sabres parurent en l'air. M. de Saint-Pierre, chargé de porter des ordres à l'autre extrémité du champ de bataille, fut renversé dans la mêlée; il se releva froissé et blessé, poursuivit sa course, et rejoignit M. de Saint-Germain, mais après avoir rempli sa mission. Il le trouva exposé au feu le plus terrible, et donnant tranquillement ses ordres. Plusieurs officiers témoignant leur impatience, et desirant sans doute se mettre hors de la portée du mousquet, ce général leur dit froidement : « Messieurs, modérez un » peu l'ardeur de vos chevaux. »

Le champ de bataille resta aux Français. Mais peu de jours après, M. de Saint Germain ayant osé combattre les avis du maréchal de Broglie, fut disgracié, et l'on envoya pour le remplacer le chevalier du Muy. Dès lors tout alla mal dans l'armée. L'obéissance aveugle de ce dernier aux ordres du maréchal causa les plus grands malheurs. Chaque jour on éprouvait quelques nouvelles pertes. Un matin M. de Saint-Pierre reçut l'ordre d'aller reconnaitre les positions occupées par le prince Ferdinand. Il traversa la plaine de Warburg au milieu d'un brouillard épais, et trouva le général Fischer qui faisait bonne contenance, On distinguait à peine quelques hussards ennemis qui caracolaient autour de cette partie de l'avant-garde, en faisant le coup de pistolet. Tout à coup un aide-de camp du maréchal de Castries, le chevalier de La Motte, vint à passer à bride abattue, en criant : « Dans trois minutes vous allez avoir cinq mille hussards sur les bras. » Aussitôt la plaine se couvre de fuyards. Entrainé par la multitude, M. de Saint-Pierre courut longtemps sans pouvoir se dégager; enfin ayant peu à peu tiré sur la droite, il se trouva

Les hernhuters sont des espèces de quakers répandus dans quelques cantons de l'Allemagne. Ce trait est rapporté par l'auteur lui-même dans les notes des Etudes de la Nature.

seul et vit ce nuage fondre sur la gauche. Arrivé à Warburg, tout était en confusion : les équipages encombraient le pont, les troupes se dispersaient, et les généraux ne savaient quel parti prendre. Ils délibéraient encore, lorsque le brouillard, se levant peu à peu, laissa voir l'ennemi à portée du canon. Il s'avançait sur trois colonnes et débordait l'armée française, qui se trouvait au milieu du feu. Dans cette situation dangereuse, les officiers, ne prenant conseil que de leur courage, tentèrent de s'ouvrir un chemin dans les rangs ennemis. Un si généreux dévouement fut inutile, et le sacrifice de leur vie ne put sauver l'armée. Les fantassius, les cavaliers, les uniformes bleus, rouges, blancs, se précipitaient pêle-mêle du haut de la montagne. On avait à peine combattu et déja la déroute était complète. M. de Saint-Pierre s'élança avec son cheval sur des rochers si escarpés, que dans un autre moment il n'eût osé les regarder de sang-froid. Parvenu au bord de la Dymel, dont les eaux ne roulaient que des cadavres, il la traversa à la nage, au milieu du feu le plus vif, et il atteignit l'autre rive, d'où il put contempler cet horrible désastre. Les flancs de la montagne qu'il venait de quitter étaient couverts de malheureux Français morts ou blessés; ils apparaissaient à travers la fumée du canon comme des ombres sanglantes; et, atteints de tous côtés par le feu ennemi, ils mouraient sans pouvoir se défendre. Cet affreux spectacle se prolongeait sur toute la rive.

Peu de temps après cette bataille, M. de Saint-Pierre, desservi par des chefs qui ne lui pardonnaient ni ses talents, ni sa franchise, ni d'occuper une place dans le génie militaire sans appartenir à ce corps, fut suspendu de ses fonctions, et reçut l'ordre de se rendre à Paris. Le voilà donc sans ressources, sans protection, et réduit à se justifier auprès de quelques grands, bien décidés à le trouver coupable. Il ne perdit cependant pas courage, et se rendit à Francfort, où il fit la rencontre d'un officier de bussards qui menait à sa suite une marchande de café de l'armée. Ils s'arrangèrent pour faire ensemble la route de Mayence, où ils arrivèrent un soir peu de temps avant la nuit. A l'aspect de cette grande ville, la maîtresse du hussard ne put supporter la pensée d'y paraître en négligé. Elle fait arrêter la voiture, se relève le teint avec un peu de rouge, met des plumes sur sa tête, et s'affuble d'un mantelet de soie blanc. Pendant qu'elle prépare sa toilette, ses deux chevaliers prennent à pied le chemin de la ville, et retiennent plusieurs chambres dans la meilleure auberge. Bientot la voiture arrive avec fracas, et la voyageuse paraît dans tout l'éclat de sa parure. L'hôtesse empressée s'avance pour la recevoir; mais saisie d'un scrupule soudain à la vue de son rouge et de son mantelet de soie, elle refuse obstinément de lui ouvrir sa maison. Ni les prières | ni les menaces ne peuvent la toucher. Obligés de chercher un autre logement, nos galants chevaliers parcoururent la ville entière, et partout, à l'aspect de leur compagne, ils essuient le même refus. Enfin, après deux heures de supplications inutiles, ils furent trop heureux de se loger dans un méchant cabaret, où on leur servit un méchant souper. Il serait difficile de peindre la figure déconcertée de la pauvre voyageuse. Quant à M. de SaintPierre, il ne put jamais oublier cette bonne ville, où un étranger pouvait coucher à la belle étoi'e, parcequ'une femme avait eu la fantaisie de mettre un peu de rouge. Le lendemain il abandonna ces deux ridicules personnages ct traversa la France en faisant les plus cruelles réflexions sur le mauvais état de ses affaires. Dégoûté de la guerre, n'ayant aucun dessein arrêté, il crut trouver quelques secours auprès de sa famille, et se rendit chez un de

ses oncles à Dieppe. Dans le premier moment, sa tante parut charmée de le recevoir et le combla de caresses. Elle s'imaginait qu'il avait laissé ses chevaux et ses gen à l'auberge ; mais quand elle apprit qu'il était venu seul et sur un cheval de louage, elle se refroidit insensiblement et finit par lui chercher querelle. Obligé de quitter la maison de son oncle pour se rendre au Havre, il y passa trois mois auprès de son père, qui était remarié depuis un an. Mais s'étant aperçu que son séjour commençait à fatiguer sa belle-mère, il résolut de tenter encore une fois la fortune. Il lui restait six louis ; un billet de la loterie de Saint-Sulpice doubla cette somme, et c'est avec ce petit renfort qu'il prit la route de Paris, vers le commencement de mars de l'année 1761.

Une aventure extraordinaire qui fut sur le point d'armer toute l'Europe, lui présenta une occasion de se tirer d'affaire. Un vaisseau de guerre turc, la Couronne ottomane, était allé, suivant l'usage, lever le carache, ou tribut payé au grand-seigneur par les Grecs des îles de l'Archipel. Il jeta l'ancre près des rives de la Morée, et une partie de son équipage étant descendue à terre avec tous les officiers, soixante esclaves français formèrent le hardi projet de s'emparer du vaisseau. Ce projet réussit, et sur quatre cents hommes restés à bord, un bien petit nombre se sauva à la nage. Aussitôt les câbles furent coupés; on laissa tomber les grandes voiles, et le vent de terre venant à souffler, les vainqueurs furent emportés en pleine mer. La nuit vint, et ils échappèrent à toutes les poursuites. Le capitan-pacha, qui était descendu à terre, paya cette imprudence de sa tête.

Cependant les fugitifs se dirigèrent vers la rade de Malte, où ils entrèrent un dimanche matin. Le grandseigneur somma l'ile de rendre le vaisseau; on craignit un siége, et plusieurs ingénieurs furent envoyés au secours de l'ordre. M. de Saint-Pierre fut du nombre; on promit de lui adresser à Toulon la commission de lieutenant et le brevet d'ingénieur-géographe. Sur la foi de ces promesses, il se rendit à Lyon au commencement de mai. La beauté de la saison et les espérances de fortune dissiperent peu à peu ses inquiétudes. Il se livra au plaisir de voir des objets nouveaux. Cependant il n'y a guère de villes intéressantes entre Paris et Lyon: il semble que ces deux grandes cités épuisent toutes celles qui les environnent, comme de grands arbres étouffent les végétaux qui croissent sous leur ombre. Après quelques jours de repos à Lyon, il se rendit à Marseille, où il ne fit qu'un court séjour. Tous les soirs il se promenait sur le port, en observant les divers costumes des navigateurs que le commerce y attirait de toutes les partics du globe. Il y voyait des Tartares, des Arméniens, des Grecs, des Indiens, des Chinois, des Persans, des Moresques, etc. : c'était comme un abrégé du monde. Le port de Toulon, où il ne tarda pas à se rendre, et où il fut présenté au capitaine de vaisseau le Saint-Jean par l'ingénieur en chef, lui offrit un spectacle moins varié; mais il en emporta le souvenir d'une aventure touchante. « Au mo>> ment de m'embarquer, dit-il, un homme à barbe ⚫ longue, en turban et en robe, qui était assis sur ses ta»lons à la porte du café de la Marine, m'embrassa les ge» noux comme j'en sortais, et me dit en langue inconnue » quelque chose que je n'entendais pas. Un officier de la » marine qui l'avait compris, me dit que cet homme était » un Turc esclave, qui, sachant que j'allais à Malte, et ne » doutant pas que son sultan ne prit cette ile et ne rédui» sit tous ceux qui s'y trouveraient à l'esclavage, me plai» gnait de tomber si jeune dans une destinée semblable à

la sienne.» M. de Saint-Pierre fut d'autant plus touché de cette scène, qu'il éprouva la douleur de ne pouvoir secourir cet infortuné. L'élan généreux d'un vieillard qui oubliait ses propres maux pour gémir sur ceux d'un étranger qu'il devait regarder comme un ennemi, lui montrait le cœur humain dans toute sa sublimité. Il s'étonnait cependant d'avoir excité la pitié d'un homme plus malheureux que lui, car l'expérience ne lui avait point encore révélé la profondeur de ce vers de Virgile, qu'il mit dans la suite à la tête de tous ses ouvrages:

Non ignara mali miseris succurrere disco.

» charger; mais que jamais il ne s'abaisserait à porter des » vivres.» M. de Saint-Pierre rencontrait souvent ce bor homme qui, après avoir achevé son service, se promenait gravement sur la place publique, coiffé d'une perruque à trois marteaux, et une canne à pomme d'or à la main.

Cependant les ennemis de notre jeune solitaire cherchaient tous les moyens de le perdre. De ridicules calomnies furent répandues sur sa personne et sur sa famille ; et comme il en témoignait un jour son ressentiment dans les termes les plus vifs, on fit aussitôt courir le bruit que la chaleur du climat avait agi sur son cerveau, et qu'il était atteint de folie. Dans cette situation, quelques amis s'empressèrent de le consoler. Tels furent un simple chevalier nommé Pestel, le marquis de Roullet, et le bailli de Saint-Simon. Mais quelle distraction pouvait-il espérer de la société, dans un pays où l'on ne se réunit que pour jouer, et où il n'y a ni jardins, ni promenades, ni spectacles? Le malheur ne lui avait point encore appris

Peu de jours après cette aventure, il se rendit à bord du vaisseau, et l'on mit à la voile. Mais il commit une imprudence qui devait le jeter dans de grands embarras : ce fut de partir sans la commission qui lui avait été promise. Les officiers du génie, ne lui voyant ni titre, ni fonction, ne voulurent bientôt plus le reconnaître, et dès lors il fut en butte à l'intolérance d'un corps auquel il n'ap-à obéir sans murmurer aux ordres de la Providence, et partenait pas.

Un événement déplorable troubla cette courte aventure. Un jour on entendit crier que deux jeunes gens qui se jouaient sur les lisses venaient de tomber dans la mer. Aussitôt le vaisseau arrive, le canot est mis à flot, et l'on coupe le salva nos, espèces de grands cônes de liége, suspendus à la poupe. Toutes ces précautions furent inutiles. Le vaisseau avait été poussé si rapidement loin de ces infortunés, qu'ils ne purent jamais l'atteindre. On les voyait nager dans le lointain, mais déja on ne pouvait plus entendre leurs cris. Bientôt ils levèrent les bras vers le ciel; ce fut le dernier signe de leur détresse : ils s'enfoncèrent dans les flots et disparurent pour toujours. Ces deux jeunes gens périrent sans qu'aucun de leurs camarades, qui se jetaient tous les jours à la mer pour quelques pièces de monnaie, témoignåt le moindre desir d'aller à leur secours.

Le onzième jour après le départ, on découvrit les côtes de Malte, qui sont blanches et peu élevées. On y débarqua à midi. Il y avait dans le vaisseau quatre ingénieurs ; ils se réunirent pour rendre visite au grand-maître, et laissèrent M. de Saint-Pierre seul sur le rivage, sous prétexte qu'il n'appartenait pas au corps du génie militaire. Surpris d'une pareille conduite, il l'attribui à l'oubli du ministère qui ne lui avait point envoyé la commission promise. Mais que devint-il en apprenant que l'ingénieur en chef le faisait passer pour son dessinateur! Indigné d'un pareil mensonge, il réclama successivement devant le ministre de France, le grand-maitre, et M. Burlamaqui, commandant en chef. Ces réclamations n'ayant eu aucun succès, il prit le parti de se retirer et d'attendre qu'on voulût en user plus convenablement avec lui. Il loua une petite maison à un étage six francs par mois, et y vécut solitaire avec un vieux domestique qui lui coûtait le mème prix. Ce domestique était Portugais, et d'une fierté qui ne lui permettait d'obéir qu'à sa propre volonté. Il refu sait même de porter des fruits achetés au marché ; ce qui réduisait la plupart du temps M. de Saint-Pierre à se servir lui-même. Un jour cependant il voulut bien prendre sous son bras une harre que son maître venait de louer ; et comme ce dernier lui témoignait sa surprise d'un changement si subit, il répondit avec dignité « que tout ce qui » pouvait faire honneur à l'homme, comme les livres, les » tableaux, la musique, il était toujours disposé à s'en

Vœux d'un solitaire.

à se consoler de l'injustice des hommes par l'étude de la nature.

Le siége n'eut pas lieu, et chacun ne songea qu'à retourner en France. M. de Saint-Pierre reçut 600 livres pour les frais de son voyage, et il s'embarqua sur un vaisseau danois qui faisait voile pour Marseille. Malheureusement le capitaine n'avait aucune connaissance de cette mer, où les orages s'élèvent avec une effroyable rapidité. Après avoir louvoyé longtemps, ils se trouvèrent à la vue de la Sardaigne, entre le banc de la Case et les rochers à pic qui hérissent la côte. Dans cette partie, lorsque la mer, qui n'a que vingt-cinq pieds de profondeur, est agitée par les vents, elle soulève les terres mouvantes des bas-fonds, et alors les vaisseaux courent risque d'être engloutis sous des montagnes de sable. Pour accroître l'effroi, le nom de ce lieu rappelle aux matelots le naufrage de M. de la Case, sa fin déplorable, et celle de tout son équipage..

Du côté de la terre, le péril n'est pas moins grand. Ces rives sout habitées par des paysans à moitié sauvages. On les voit accourir au milieu des tempêtes, s'élancer de rocher en rocher, et achever impitoyablement les malheureux que les flots leur apportent. Sur le soir, le vaisseau se trouva arrêté par le calme entre ces deux dangers. La chaleur avait été excessive, et le ciel se couvrait insensiblement de nuages noirs et cuivrés. La nuit vint encore augmenter l'horreur de ce spectacle. On craignit le coup de vent de l'équinoxe; toutes les manoeuvres furent suspendues, et l'on soupa de bonne heure pour se préparer aux fatigues de la nuit. Les passagers, assis autour de la table, attendaient dans un morne silence, lorsqu'un officier qui venait de monter sur le pont redescendit à la hate pour annoncer qu'on allait essuyer un grain épouvantable. En effet, le vaisseau se perdit tout à coup dans une nuée prodigieuse, dont les noirs contours étaient frappés par intervalles de l'éclat subit des éclairs. Le ciel et la mer semblaient se toucher. L'équipage se hâta de serrer toutes les voiles, et d'amener les vergues sur la barre de hune. On amarra ensuite la barre du gouvernail. Pendant que tout le monde était en mouvement, un bruit sourd et lointain, semblable à celui du vent qui souffle dans une charpente, se fit entendre, et, s'accroissant à chaque seconde, il semblait fondre du haut du ciel. En une minute, il gronda autour du vaisseau, qui fut couché sur le côté, tandis que le vent, la pluie, la mer et la foudre le frappaient en même temps, et assourdissaient

par leur horrible fracas. Les éclairs se succédaient si rapidement, que le vaisseau était comme enveloppé d'une lumière éblouissante. Cette situation durait depuis plus d'une demi-heure, lorsque le capitaine entra, une petite lanterne sourde à la main, dans la chambre où les pissagers s'étaient rassemblés. Il avait les yeux égarés, le visage påle, et s'adressant en anglais à un de ses officiers, il lui montra la route pointée sur une carte, et se retira les larmes aux yeux. L'officier secoua la tète, et comme tous les regards l'interrogeaient, il annonça que, si la tempête durait encore une heure, le vaisseau était perdu corps et biens.

Quelques minutes après, la nuée crève sur le vaisseau et le couvre d'un déluge d'eau; alors le plus grand calme succède à l'orage. Le lendemain, les voiles furent tendues, et bientôt l'on découvrit les côtes de Provence. A cette vue, tous les passagers tombèrent dans une espèce d'extase, et ils voulurent aussitôt se faire conduire à terre. M. de Saint-Pierre y descendit avec eux, et soit que le bonheur d'échapper à un si grand péril l'eût préparé aux plus tendres émotions, soit que la patrie, après la crainte du naufrage, eût plus de charme à ses yeux, avec quel frémissement de joie il toucha cette terre, qu'il avait cru ne plus revoir! comme ses regards se reposèrent doucement sur ces rives fleuries, sur ces flots hier soulevés par l'orage, aujourd'hui si calmes et si purs! Ce gazon couvert de rosée, ces bois de myrtes, d'orangers, le souffle du zéphir, le chant des oiseaux, il croyait tout entendre, tost voir pour la première fois. Dans ce ravissement, il prit la route de Paris; mais à mesure qu'il approchait de cette ville, le charme faisait place aux plus vives inquiétudes. La tempête, le naufrage, l'attendaient encore là. Il n'avait plus d'amis, plus d'argent, plus de mère ; il était seul au monde, et battu de tous les vents de l'adversité.

Il se logea dans un hôtel, rue des Maçons, et courut aussitôt rendre visite à ceux qui, avant son départ, lui avaient témoigné quelque intérêt. Le bailli de Froulay lai parla de ses propres chagrins, et déplora le sort des grands seigneurs, qui n'avaient plus de crédit dans les bureaux. M. de Mirabeau, l'ami des hommes, composait un gros livre sur le bonheur du genre humain, ce qú ne lui permettait pas de s'occuper des intérêts d'un individu isolé dans la foule. M. du Bois, premier commis, le reçut avec des airs de ministre : il lui dit qu'il fallait attendre; qu'on y songerait, qu'il ne voyait que des gens qui lui demandaient; et, en parlant ainsi, il le reconcuisait poliment à la porte. Le pauvre solliciteur se consola de tast d'indignités, à la vue de cent personnes qui altendaient dans l'antichambre le bonheur de voir sourire un premier commis.

Toutes ses visites eurent le même résultat. Pendant ce temps, le peu d'argent qui lui restait fut dépensé, et la crainte de l'avenir le décida à demander quelques secours à ses parents. Mais cette démarche ne fut pas beureuse : les uns lui répondirent qu'il avait mérité sa situation; les autres, qu'il était un mauvais sujet, et que sa famille ne prétendait pas s'épuiser pour satisfaire ses caprices. Les plus hoonetes ne lui répondirent pas. Dans cette extrémité, un de ses protecteurs lui offrit une place chez un maitre de pension, pour apprendre à lire aux petits enfants. Un autre l'engagea à donner des leçons de mathématiques à quelques jeunes gens qui se destinaient au génie militaire. Il accepta cette dernière proposition; mais bientôt les élèves manquèrent, et il fallut encore renoncer à cette ressource. Alors il adressa au ministre de

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la marine un mémoire dans lequel il proposait d'aller seul, sur une barque, lever le plan de toutes les côtes d'Angleterre. Ce mémoire singulier n'excita pas même la curiosité, et resta sans réponse. Enfin on ne lui épargna aucune humiliation. Jamais il n'avait tant senti l'amertume d'avoir besoin des hommes : deja la misère commençait à l'accabler; il avait épuisé le crédit chez un boulanger; son hôtesse menaçait de le renvoyer; et, réduit à l'isolement le plus complet, il ne voyait personne dont il pût espérer le plus léger secours.

Mais son courage croissait avec son malheur. Plus il se voyait dans l'abandon, plus il prétendait aux faveurs de la fortune. En un mot, ses projets de législation se réveillèrent avec tant de force lorsqu'il se vit sans ressources, qu'il ne songea qu'à réaliser au fond de la Russie les brillantes chimères de sa jeunesse. Il ne s'agissait de rien moins que de fonder une république et de lui donner des lois. Ce projet, qui dans un temps plus heureux lui eût peut-être paru extravagant, dans son état de délaissement et de misère lui semblait aussi simple que naturel. Il se doutait bien que pour accomplir de si grandes choses un peu d'argent lui serait nécessaire; mais il n'eût pas été digne de sa haute fortune s'il se fût arrêté à de semblables bagatelles. La difficulté fut donc aussitôt levée qu'aperçue. Un nommé Girault, son ancien camarade d'études, lui prêta vingt francs, le marquis du Roullet deux louis, un M. Sauli trente francs, un père de famille, nommé Diq, trois louis. Il vendit ensuite secrètement et pièce à pièce tous ses habits; puis, ayant porté chez Girault ses livres de mathématiques et un peu de linge, il se felicita d'avoir si bien préparé cette sage entreprise, et ne songea plus qu'à partir pour la Hollande. Comme il avait peu de confiance aux lettres de recommandation, qui ne sont le plus souvent qu'un moyen honnête de se défaire d'un importun, il ne voulut en emporter que deux : une pour l'ambassadeur de Hanovre à La Haye, l'autre pour le chevalier de Chazot, commandant de Lubeck, et son compatriote.

C'est ainsi qu'au lieu de chercher le bonheur dans le repos d'une condition simple et médiocre, il ne le voyait. que dans les agitations de la gloire, dans les hautes vertus, dans les dévouements magnanimes. 11 voulait faire de grandes choses pour être un jour l'objet d'une grande reconnaissance, et la vie ne s'offrait à lui que comme une suite d'actions héroïques qui mènent au commandement : crreur brillante, mais fatale; résultat inévitable de cette éducation mensongère, qui nous force d'appliquer à une vie presque toujours destinée à l'obscurité les principes et les pensées qui dirigent la vie des princes et des héros. Ces dangereux souvenirs le tourmentaient sans doute lorsque, tombe dans le dénuement le plus profond, il entrevoyait la fortune la plus éclatante, imaginant que, semblable à cet infortuné voyageur des Mille et une Nuits, qu'on avait descendu dans un abîme, il ne devait en sortir que pour être roi.

Dès que son père eut appris ses projets de voyage, il s'empressa de lui envoyer quelques papiers de famille, parmi lesquels se trouvaient ses titres de noblesse. M. de Saint-Pierre fut charmé de posséder ces papiers; car dans les cours du Nord il faut un nom pour réussir. Une seule chose l'embarrassait : c'est que son titre principal était un certificat signé : marquis de l'Aigle, qui attestait, il est vrai, la noblesse de la famille de Nicolas de Saint-Pierre, mais avec cette clause qu'un de ses ancêtres avait géré les affaires de la maison de l'Aigle. Ainsi une ambition trouve toujours sa punition dans une autre ambition. Une fois

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