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France. Cet homme, qui osa prendre sa présomption pour
du génie, éveilla toutes les passions, excita tous les vices,
accumula tous les maux; sans prévoyance pour le jour,
sans sagesse pour le lendemain, ses intentions n'eurent
rien de perfide; mais il sembla ne chercher dans le pou-
voir que des moyens de s'élever jusqu'à la noblesse, ou
d'abaisser la noblesse jusqu'à lui. Jamais il ne put com-
prendre que la vertu est au-dessus des titres. Sa roture fut
la plus grande de nos calamités; elle lui apprit à flatter le
peuple pour se rendre nécessaire à la cour, et à tromper
la cour pour captiver la faveur du peuple. Parvenu au
plus haut degré du pouvoir, il n'y sentait que le regret
amer de n'y être pas né. Comme ministre, il publia des
'écrits administratifs qui, par leur ton sentimental et leur
charlatanisme, révélaient son incapacité; comme finan-
cier, ses hautes conceptions se bornèrent à implorer du
peuple des dons patriotiques pour combler le déficit du
trésor : c'était montrer la plaie, et non la guérir.Incertain
dans sa marche, changeant chaque jour de prétention, il
voulut être l'idole de la France, le protecteur du prince,
l'ami du peuple; mais, trahissant lui-même tous ses pro-
jets, et tombant par orgueil jusqu'au dernier degré de
l'abjection, il finit, suivant l'expression énergique de Mi-
rabeau, par se faire quelques instants le roi de la canaille.

sagesse; mais ni lui, ni ses amis ne purent le pardonner. Ce n'étaient point des hommes aussi sages qu'il fallait à madame Necker, qui cessa aussitôt de faire accueil à M.de Saint-Pierre: celui-ci ne sachant à quoi attribuer un pareil changement, et se croyant encore victime de quelque calomnie, eut la bonne foi de composer un mémoire justificatif, qui dut bien faire rire cette femme ambitieuse, car on y reconnaît partout la sensibilité la plus vraie et la confiance d'une ame tendre qui ne demande qu'à s'épancher.

Cependant, peu de jours après, madame Necker écrivit à l'auteur pour lui demander une lecture de ses ouvrages; elle lui promettait pour auditeurs et pour juges les hommes qu'elle estimait le plus. M. Necker devait, par une faveur insigne, se trouver chez lui ce jour-là. Enfin, Thomas, Buffon, l'abbé Galiani, M. et madame Germany, et quelques autres encore, furent admis à ce tribunal, où M. de Saint-Pierre comparut, le manuscrit de Paul et Virginie à la main. D'abord on l'écoute en silence; peu à peu l'attention se fatigue, on se parle à l'oreille, on bâille, on n'écoute plus; M. de Buffon regarde sa montre et demande ses chevaux; le plus près de la porte s'esquive; Thomas s'endort; M. Necker sourit en voyant pleurer les dames, et les dames, honteuses de leurs larmes, n'osent avouer qu'elles ont été intéressées. La lecture achevée, on ne loua rien; madame Necker critiqua seulement la conversation de Paul et du vieillard: cette morale lui avait paru ennuyeuse et commune; elle suspendait l'action et refroidissait le lecteur, c'était un verre d'eau à la glace. M. de Saint-Pierre se retira dans un état de découragement impossible à dépeindre; il crut son arrêt porté. L'effet de son ouvrage sur un pareil auditoire ne lui laissait aucune espérance pour l'avenir. Il ignorait qu'un écrivain inconnu ne peut attendre son succès que du public. Dans la société, les hommes qui ont de la réputation louent peu, de crainte de se compromettre ; les autres ne

persuadé que Paul et Virginie, que les Études de la Nature, que tous ces travaux, fruits de quatorze ans de patience et d'observations, n'étaient pas dignes de voir le jour. Dans le premier moment, et c'est ici un trait admirable de caractère, l'idée lui vint de brûler tous ses papiers, de renoncer aux sciences, à la littérature, et de s'appuyer du crédit de M. Necker pour obtenir une portion inculte des domaines du roi, afin de s'y établir avec quelques familles choisies dans la classe du peuple la plus pauvre. C'étaient ses projets de législation qui se reproduisaient sous une forme plus modeste. Son ambition se bornait alors à rendre une terre féconde et des hommes contents de leur sort. Heureusement cette demande n'eut aucun succès, et il fut réduit à faire un roman de sa colonie, comme il en fit un de sa république.

Son élévation fut cependant regardée comme l'aurore du bonheur. M. de Saint-Pierre aussi se laissa éblouir par cette fausse lumière, et fut entraîné de nouveau dans le tourbillon du monde. Il retrouva chez M. Necker une partie de la société qu'il avait laissée pesant les réputations et dirigeant les économistes chez mademoiselle de Lespinasse. Marmontel, Saint-Lambert, La Harpe, Delille y parlaient encore de littérature; mais déja Suard, Morellet, et mille autres qui consacraient leur plume aux disputes du jour, ne s'occupaient que des intérêts d'une prochaine révolution. Madame Necker, en habit de cour, bien que la cour fût pour elle un pays inconnu, régentait | avec Thomas ce cercle de beaux-esprits et croyait le diri-jugent un livre que sur le nom de son auteur. Il resta donc ger. Seulement, si M. de Buffon venait à paraître, il éclipsait tout par la puissance de son beau génie et de sa haute réputation. Madame Necker, fière avec juste raison de l'amitié de ce grand homme, qu'elle appelait son père, et qui était encore pour elle un grand seigneur, lui cédait le privilége de son fauteuil; et tant qu'il daignait occuper cette place d'honneur, on la voyait, humble disciple, tout empressée à recueillir ses moindres paroles et à commander le silence et l'admiration. Mais M. de Buffon laissait reposer son éloquence avec sa plume. Sa conversation était simple et pleine de locutions communes, quelquefois même triviales. Il se croyait quitte envers les oisifs du monde dès qu'il leur avait montré sa belle figure et ses habits magnifiques. M. de Saint-Pierre, qui n'avait point encore publié les Études, serait resté ignoré au milieu de tant d'hommes célèbres, si l'abbé Arnaud, qui se ressouvenait de sa noble conduite chez mademoiselle de Lespinasse, ne s'était mis dans la tête de le faire valoir. Cet abbé aimait à se mettre en scène; c'était, si l'on peut s'exprimer ainsi, un homme à effet il loua donc tout haut M. de Saint-Pierre, parla de ses talents, de sa fermeté, de ses principes, et, comme s'il n'eût pas cru luimême à ses éloges, il alla, dès le lendemain, lui proposer d'écrire pour la sainte ligue, c'est-à-dire de composer des pamphlets en faveur de l'administration de M. Necker, contre l'administration de M. de Maurepas. Notre philosophe lui répondit simplement que, ses principes n'ayant point varié, il ne pouvait ni vendre, ni prêter sa plume à aucun parti. » L'abbé Arnaud loua ce nouveau trait de

Il était encore accablé de ce double échec, lorsqu'un homme de génie, le peintre Vernet, vint ranimer son courage et le rendre à ses études chéries. Cet artiste célèbre montait souvent dans le petit donjon que M. de Saint-Pierre occupait alors, rue Saint-Étienne-du-Mont. Le hasard l'y ayant conduit quelques jours après la funeste lecture de Paul et Virginie, il trouva son ami dans un abattement extrême; et le pauvre solitaire, le cœur plein de sa mésaventure, ne se fit pas prier pour la raconter. Elle surprit Vernet, qui avait entendu plusieurs fragments des Études, et qui voulait juger un ouvrage sorti de la même plume. M. de Saint-Pierre ne cède qu'avec peine à

Voyez la Pierre d'Abraham.

ses instances; mais enfin il prend son manuscrit, qui depuis le jour fatal était resté roulé sur le coin de sa table, et il commence sa lecture. Vernet l'écoute d'abord avec méfiance; mais le charme ne tarde pas à agir sur lui : à chaque page il se récrie. Jamais il n'entendit rien de si neuf, de si pur, de si touchant! La description de ces climats lointains développe à ses yeux une nature nouvelle! Les jardins d'Eden ont moins de fraicheur, les amours d'Adam et d'Ève ont moins de grace et d'innocence! C'est le pinceau de Virgile, c'est la morale de Platon! Bientôt il ne loue plus, il pleure. Il partage les transports de Paul au départ de Virginie ; il ne trouve plus d'expressions assez fortes pour rendre ce qu'il éprouve. On arrive au dialogue du vieillard; M. de Saint-Pierre propose de passer outre, et raconte l'effet qu'il a produit sur madame Necker. Vernet ne veut rien perdre ; il prête toute son attention, et bientôt son silence devient plus éloquent que ses larmes et ses éloges. Enfin, la lecture s'achève; Vernet, transporté, se lève, embrasse son ami, le presse sur son sein: . Heureux génie, charmante créature! s'écriaitil, la beauté de votre ame a passé dans votre ouvrage. Ah! Vous avez fait un chef-d'œuvre! Gardez-vous bien de retrancher le dialogue du vieillard : il jette dans le poëme de la distance et du temps; il sépare les détails de l'enfance du récit de la catastrophe, et donne de l'air et de la perspective au tableau : c'est une inspiration de l'avoir placé là ! Mais combien ce site étranger a de charmes par sa beauté naturelle et avec quel art l'action se trouve liée au fond du paysage! Non seulement on croit avoir vécu avec ces aimables enfants, mais on croit avoir entendu le ramage de leurs oiseaux, cultivé leur jardin, joui de la beauté de leur horizon, parcouru leur univers! Mon ami, vous êtes un grand peintre, et j'ose vous prédire la plus brillante renommée! » Ces éloges, qui faisaient entendre d'avance à M. de Saint-Pierre le jugement de la postérité, le pénétrèrent de joie, et lui rendirent cette confiance qu'un excès de modestie fait perdre quelquefois au talent, et qu'une conscience secrète lui rend presque malgré lui. Il disait du fond de son cœur: «Mon Dieu, pardonnezmoi de ne m'être point fié à vous. » Ce jour fut pour lui un jour de bonheur. Après s'être longtemps promené avec Vernet, il le quitta sur les boulevards à l'entrée de la rue Saint-Victor. Il revenait seul dans cette rue, lorsqu'il fut surpris par une averse; comme il bâtait sa marche pour chercher un abri, de longs éclats de rire attirèrent son attention. Il ne voyait cependant qu'une petite fille qui accourait à lui, la tête couverte de son jupon qu'elle avait relevé par derrière. Mais bientôt il s'aperçut que ce jupon servait d'abri à deux têtes charmantes animées par la course et par la joie. On voyait briller sous ce parapluie de leur invention des regards contents et des joues de rose. En rentrant chez lui, il ajouta cette jolie scène à sa pastorale, et ceci est un trait caractéristique de ce génie observateur. Il ne savait décrire que ce qu'il avait vu; mais quelle riante imagination ne fallait-il pas pour voir dans les jeux de deux enfants du faubourg Saint-Marceau un tableau digne du pinceau de l'Albane!

Le succès de Paul et Virginie surpassa l'attente même de Vernet. Dans l'espace d'un an, on en fit plus de cinquante contrefaçons. Les éditions avouées par l'auteur furent moins nombreuses; mais elles suffirent pour le mettre en état d'acheter une petite maison avec un jar--| din, situé rue de la Reine-Blanche, à l'extrémité du faubourg Saint-Marceau : véritable chartreuse, dont aucun bruit, aucun voisin ne troublait la solitude. C'est du fond de cette retraite que l'auteur assista, pour ainsi dire, aux

premiers mouvements de cette révolution, qui devait faire tant de mal à sa patrie et au genre humain. Il l'avait vu de loin sortir de l'antre de l'athéisme, s'élever autour du trône et des autels, et de là se répandre sur les chaumières, qu'elle remplit de ses ténèbres. Mais vainement il avait cherché à ramener sur la France quelques rayons de la lumière céleste; leurs clartés brillaient aux yeuxinnocents et laissaient la multitude dans l'obscurité. Au moment où le royaume se divisait en deux partis, dont l'un voulait faire une république, et l'autre conserver la monarchie, il se hâta de rappeler au peuple les anciennes obligations qu'il avait à son roi. Ces observations furent publiées dans les journaux 1; mais comment auraient-elles été entendues au milieu de tant de volontés coupables? Dans les jours de désordres, on ne vous demande pas de suivre votre conscience, mais de suivre un parti; il faut penser comme les autres, sous peine d'être déshonoré. «Que me parlez-vous de modération? s'écrie le soldat en marchant au combat ; ma vertu, en ce moment, est de tuer mon ennemi. » Telle fut la réponse des factions à l'écrit de Bernardin de Saint-Pierre. Aussi disait-il que ce qui l'avait le plus étonné dans la révolution, c'était qu'on eût fait un crime de la modération. Cependant i persistait dans ses principes. Le duc d'Orléans, qui lu avait accordé une petite pension, voulant mettre sa reconnaissance à l'épreuve, le fit solliciter d'écrire en sa faveur ; Bernardin de Saint-Pierre lui renvoya le brevet de sa pension, et publia les Vœux d'un Solitaire, qu'il adressait à Louis XVI.

Cet ouvrage n'est point un traité de politique; ce sont des méditations morales dans le genre de Platon; ce sont les vœux d'une ame pieuse, qui fait entendre le langage de la vertu, à une époque où l'on ne voulait plus écouter que celui des passions. Il y avait même tant de trouble dans toutes les ames, que le but du livre ne fut saisi que par un très petit nombre de lecteurs. Ce but était de concilier les idées nouvelles avec les anciennes, afin d'empècher la destruction totale de tout ce qui avait été. On peut reprocher à l'auteur une grande inexpérience des choses: mais quelle expérience humaine eût pu faire deviner en 89 ce qui devait arriver en 93? et ne fallait-il pas traverser cette époque pour pouvoir dire des hommes de la révolution : « Ils ne connaissent ni l'amitié, ni l'éga» lité, quoiqu'ils en parlent sans cesse : quand on marche » à côté d'eux, on devient leur ennemi ; derrière eux, leur » esclave . » Ajoutons : et partout leur victime. La forme de cet ouvrage est d'autant plus frappante, que les tableaux de la nature s'y trouvent toujours mêlés aux spéculations de la politique. On voit que les discordes civiles ne peuvent arracher l'auteur à ses douces méditations : tout l'y ramène comme malgré lui. C'est au bout de son jardin, sur un petit banc de gazon et de trèfle, à l'ombre d'un pommier en fleur, vis-à-vis d'une ruche dont les abeilles voltigent de tous côtés, que, venant à songer aux maux de la France, il s'écrie: « O heureuses les sociétés des ⚫ hommes, si elles avaient autant de sagesse que celles des > abeilles ! » et il se met à faire des vœux pour sa patrie. Le doux repos de la nature lui inspire des pensées pour le repos du peuple; et les agitations de ce peuple, que tant de maux n'avaient pu encore assagir, le rappellent à la tranquillité de la nature.

Nous n'entrerons dans aucun détail sur cet ouvrage. Le

Il les recueillit ensuite dans le préambule des Vœux d'un Solitaire.

2 Vœux d'un Solitaire.

temps n'est pas venu de lui marquer sa place. Quel que fût notre jugement, il trouverait des contradicteurs; les passions, qui vivent encore, se hateraient de prononcer à leur tour, et il ne faut pas leur donner cette occasion de juger un livre qui les condamne. Mais, en renonçant à parler des Vœux d'un Solitaire, nous ne pouvons nous empècher d'en détacher une pensée qui devrait, selon nous, être gravée en lettres d'or sur toutes les places publiques: «Si dans un temps de troubles, dit l'auteur, chaque ci>>toyen rétablissait l'ordre seulement dans sa maison, >> l'ordre général résulterait bientôt de chaque ordre do» mestique. » Il nous semble qu'il y a plus de raison et de bon sens dans cette seule pensée que dans les dix millions de brochures que la révolution a fait éclore.

Deux ans après la publication des Vaux d'un Solitaire, en 1794, Bernardin de Saint-Pierre donna la Chaumière indienne. On a dit que ce petit conte était une satire des académies, du clergé et de la religion. Quant à moi, je ne puis y voir que des pages consolantes. Comment l'auteur aurait-il attaqué la religion, lorsqu'il voulait ouvrir un refuge au malheur? Voyez ce pauvre paria, vil rebut de la nature, errant parmi les tombeaux, sans patrie, sans famille; il n'est pas seulement rejeté de la société, c'est un être abject dont la présence déshonore, dont le souifle est une souillure. Il n'ose approcher de ses semblables, il n'ose se montrer au jour ; on peut le tuer comme une bète féroce: c'est l'homme tel que les hommes le font. Courbé sous le poids du mépris, de l'abandon, de l'infamie, il relève son front, et semble dire aux infortunés: Malgré tant de misères, il est encore possible d'être heureux !

Il y avait une chose qu'il désirait passionnément : c'était de voir quelques villes. Il admirait de loin leurs remparts et leurs tours, le concours prodigieux des barques sur leurs rivières et des caravanes sur leurs chemins. Il se disait : « Une réunion d'hommes de tant d'états différents, >> qui mettent en commun leur industrie, leurs richesses » et leur joie, doit faire d'une ville un séjour de délices. » Une nuit il pénètre furtivement dans les murs de Delhi; en quelques heures le hasard le rend témoin des événements les plus tragiques, des crimes les plus inouïs. Il voit le supplice des traîtres, les soucis des grands, les misères des peuples; et, s'échappant avec peine de cet affreux chaos, il s'écrie douloureusement : « J'ai donc vu une ville! » Puis, les yeux pleins de larmes, il tombe à genoux et remercie le ciel, qui, « pour lui apprendre à supporter ses » maux, lui en a montré de plus intolérables que les siens.»

Telle est la grande leçon de ce livre. Il nous invite à vivre avec le malheur comme avec un ami qui doit nous rendre sage. Dans Paul et Virginie, l'auteur cherchait à nous rappeler aux lois de la nature, au bonheur de la famille, par le tableau de l'innocence et de la vertu. Dans la Chaumière indienne, il veut arriver au mème but, en nous offrant le spectacle des calamités de toute espèce qui affligent les sociétés. L'un nous enseigne ce que nous devons fuir, et l'autre ce que nous devous rechercher. Paul et Virginie nous fait descendre vers les choses simples et vulgaires, pour y trouver le repos; la Chaumière nous élève vers les choses du ciel, pour nous placer au-dessus de tous les maux de la vie. C'est le livre qui console, comme Paul et Virginie est le livre qui fait aimer. Ah! sans doute il a bien mérité des hommes, celui qui est venu leur dire: « Il ne faut, pour être sage, qu'un cœur pur; et pour être » heureux, qu'une simple cabane..

Ceux qui ne voient dans cet ouvrage qu'une satire ingénieuse, où l'on trouve la légèreté et la malice de Voltaire, auront sans doute quelque peine à le considérer

sous ce nouveau point de vue. Qu'ils lisent donc l'anecdote suivante, et qu'ils apprennent d'un infortuné si l'auteur a bien rempli son épigraphe : Miseris succurrere disco.

En 1795, au moment de la plus affreuse disette, un jeune homme, qui ne trouvait point à vivre dans son pays, vint à Paris pour chercher un emploi. Il fut quelque temps instituteur dans une école publique; mais bientôt, privé de sa place, il tomba dans la plus profonde misère. Perdu dans cette ville immense, où il n'avait pas un ami, sans argent, sans espérance, il avait conçu le projet criminel de terminer ses jours, lorsque le hasard fit tomber la Chaumière entre ses mains. Il lut ce livre, et en le lisant il se sentit consolé. Étonné de pouvoir encore être heureux, il prit la résolution d'abandonner la ville, et d'aller, à l'exemple du paria, demander aux champs un peu de nourriture. Le pain était alors d'une si grande rareté, que depuis longtemps il n'avait pu s'en procurer un morceau. L'infortuné erra quelques jours aux environs de Paris, vivant de racines et se reposant à l'abri des arbres, qui n'avaient point alors de fruits. Un jour, exténué de besoin, il entre dans Rambouillet, et s'assied sur le seuil d'une porte, où il reste évanoui. On le transporte à l'hospice, et tous les secours lui sont prodigués ; mais les sources de la vie étaient épuisées, et vingt-quatre heures après il n'était plus. Au moment d'expirer, il fit appeler le juge de paix, et, lui ayant confié ses malheurs, il déposa entre ses mains le petit volume de la Chaumière, en le priant de vouloir bien le renvoyer à son auteur. « Cet ouvrage » m'a épargné un crime, dit-il ; il m'a donné la force de » supporter bien des maux. Je désire que son auteur sa» che que je lui dois de mourir repentant et console. » Ainsi ce grand tableau du sage de Rome s'encourageant à mourir par la lecture de Platon s'efface devant le tableau si touchant d'un malheureux en proie à toutes les détresses humaines, et qui se décide à vivre en lisant la Chaumière indienne. Il est plus difficile de vivre comme le paria que de mourir comme Caton.

Cette anecdote nous a fait anticiper de quelques années sur le récit des événements. Il faut donc revenir sur nos pas jusque vers le milieu de l'année 1792. L'auteur commençait à recueillir quelques fragments des Harmonies, lorsque la sagacité de Louis XVI et la faveur publique le tirèrent de sa solitude, pour ainsi dire, malgré lui. Il fut nommé intendant du Jardin des Plantes et du Cabinet d'Histoire naturelle. On sait que l'infortuné monarque lui dit en le voyant : « J'ai lu vos ouvrages; ils sont d'un » honnête homme, et j'ai cru nommer en vous un digne » successeur de Buffon.» Éloge qui ne pouvait être ni plus grand, ni mieux mérité, suivant ces belles paroles de Pope, qu'un honnête homme est le plus noble ouvrage de Dieu.

Son premier soin fut de faciliter l'étude des richesses qui lui étaient confiées, en ouvrant tous les jours aux naturalistes le Cabinet d'Histoire naturelle, qui jusqu'alors n'avait été ouvert que deux fois la semaine. Il proposa d'y joindre une bibliothèque pour les étudiants et un journal pour les professeurs : ces divers projets furent réalisés plus tard, ainsi que celui de l'établissement d'une ménagerie, dont Bernardin de Saint-Pierre avait le premier conçu l'idée', mais sur un plan aussi vaste que pittoresque; car elle devait renfermer des volières plantées de toutes sortes de végétaux, des viviers d'eau courantes, des étables bien aérées, et jusqu'à de sombres cavernes appropriées aux

4 Voyez le Mémoire sur la nécessité de joindre une mé nagerie au Jardin des Plantes.

bêtes féroces. Le malheur des temps ne permit pas à Bernardin de Saint-Pierre de réaliser ces brillants projets. Obligé de songer aux choses de première nécessité, il fit construire, dans l'espace d'un an, deux serres et deux bassins d'arrosage, sur les économies de son administration; et, lorsqu'il abandonna l'intendance, il était pauvre, et avait fait le bien.

vous disent sérieusement que l'auteur de Paul et Virginie le peintre des Harmonies de la Nature, fit le malheur de sa femme. Si le mépris le plus profond ne devait pas être notre seule réponse, il nous suffirait, pour fermer la bouche aux calomniateurs, de publier les lettres si tendres, si touchantes, que ces deux époux s'adressaient pendant les plus petites absences; mais il faut craindre de faire un grand mal en voulant produire un petit bien, et ce serait un mal que de révéler des secrets intimes de famille, qui d'ailleurs ont peu d'intérêt pour le public. Les lettres de ces heureux époux resteront la propriété de leurs enfants; et si, dans la famille de leur mère, il se trouve un seul calomniateur, ce sera à eux de répondre.

Qu'on nous permette cependant, à l'occasion de ce procès, de rapporter une anecdote qui nous semble peindre d'une manière piquante le caractère de notre auteur. Son beau-frère, Henri Didot, qui se trouvait, comme nous l'avons dit, dans la même position que lui, vint, quelques jours avant le jugement du procès, pour l'avertir qu'il était d'usage de faire une visite aux juges. Cette formalité n'était guère du goût de M. de Saint-Pierre; cependant

Au milieu de ses travaux, il éprouvait chaque jour davantage le besoin d'avoir une compagne de ses peines et de sa joie. Sa fortune jusqu'alors avait été trop mauvaise pour qu'il pût songer à se marier, et son âge commençait à lui faire craindre de trouver difficilement une femme telle que son cœur la souhaitait. Cependant une jeune personne dont, sans le savoir, il avait troublé le repos, devait bientôt fixer son choix. Mademoiselle Didot n'avait pu voir l'auteur de tant d'ouvrages qu'elle admirait, sans étre profondément touchée; elle aima cette simplicité unie à un mérite si supérieur, ces vertus domestiques qui naissent tout naturellement des méditations les plus sublimes. L'amour est un feu qui rayonne de toutes parts: celui de mademoiselle Didot fut bientôt aperçu et partagé. Les parents de cette charmante personne virent ses disposi-il y consentit, et le voilà cheminant avec Henri, l'un detions avec joie, et accueillirent la demande de Bernardin de Saint-Pierre avec transport. Mais la crainte de n'être pas assez aimé venait souvent troubler le bonheur de ce dernier. Il désirait une femme qui partageât son goût pour l'étude et pour la campagne; car dès lors il songeait à quitter l'intendance. Voici le fragment d'une lettre dans laquelle il exprimait ses craintes et ses espérances à celle même qui les faisait naître : c'est dans les choses les plus simples qu'on doit aimer à lire le secret des grandes ames. • Plus je vous connais, plus je trouve de raisons de vous ⚫ estimer et de vous aimer. Mais dois-je espérer que vous * serez heureuse avec un homme qui a presque deux fois ‣ votre âge; qui, dans peu d'années, entrera dans la car⚫rière des infirmités, et qui regarde comme la plus douce ⚫ perspective de sa vie de la passer à la campagne, loin ⚫ des hommes ? Verrez-vous sans regrets vos plus beaux » jours s'écouler dans la solitude? J'ai besoin d'un ami; le » trouverai-je en vous? Serez-vous cette moitié de moi« même, ce cœur que j'ai tant de fois demandé à Dieu, et ▾ sur lequel il faut que je puisse reposer mon cœur ?

. Consultez-vous vous-même sur tous ces devoirs ; car ▾ à votre âge ce ne sont pas des plaisirs. Vous êtes jeune; vous pouvez trouver aisément un jeune homme aimable. > Pesez toutes ces considérations; et si vous vous décidez, ⚫ non d'après l'aveu de vos parents, trop faciles à se faire illusion sur moi, mais d'après votre propre cœur, à » m'aimer pour moi-même, à épouser tous mes goûts, et ̧» à partager toutes mes peines, vous serez ma consolation, ma joie et le centre de tout mon bonheur. » La réponse fut telle que M. de Saint-Pierre pouvait la désirer. Il épousa mademoiselle Didot.

. . Depuis on osa accuser M. de Saint-Pierre de faire le malheur de la mère de ses enfants! L'envie croit tout, et, ce qu'il y a de pire, elle fait tout croire : plus ses inventions sont absurdes, plus elles ont de succès : celles-ci furent accueillies avec une espèce de fureur, et la mort mème de celui qui en fut l'objet n'a pu en effacer les traces'. Il est encore aujourd'hui des personnes qui

Voyez le Supplément à la Vie de Bernardin de Saint Pierre.

visant des sciences, l'autre des beaux-arts, et tous deux oubliant leur procès. Arrivés à la porte du juge, M. de Saint-Pierre dit à son beau-frère : « Vous m'avez amené » ici; mais c'est vous qui parlerez. » Henri Didot se récrie; le juge arrive pendant la discussion, et M. de Saint-Pierre tâche de faire bonne contenance et d'expliquer les motifs de leur visite. Dès les premiers mots il s'embrouille; Henri Didot, qui s'en aperçoit, vient à son secours, et ne parle pas plus clairement; bref, tous deux sortent de chez leur juge assez peu satisfaits de leur éloquence, mais fort contents d'en être quittes. On voit par ce trait que M. de SaintPierre était l'homme du monde le moins propre aux affaires. Il ne les considérait jamais que sous deux points de vue, le juste et l'injuste; toutes ces nuances intermédiaires lui échappaient, et le plus souvent ce sont celles-là qui font triompher au barreau. Mais Dieu lui envoya un ami généreux qui défendit ses intérêts, et le délivra du soin de lire et de composer des mémoires. M. Bellart fut son défenseur. Il nous est bien doux de consacrer ici la reconnaissance de M. de Saint-Pierre, qui voulait en éterniser le souvenir en plaçant le nom de cet ami auprès de ceux de Taubenheim et de Duval dans son roman de l'Amazone comme Homère, au rapport de Plutarque, plaçait le nom de ses hôtes dans les pages de son Odyssée.

Au moment du mariage de M. de Saint-Pierre, la tempête révolutionnaire éclatait de toutes parts, le règne des factieux venait de commencer. Ils s'avançaient en poussant des cris de liberté, ne s'apercevant pas de l'horrible destinée qui les pressait de frayer le chemin à leurs propres bourreaux. Dès que M. de Saint-Pierre vit leur marche ambitieuse, il rompit avec eux, et ils devinrent ses ennemis. Le plus dangereux de tous fut le marquis de Condorcet: ce philosophe était en même temps géomètre, académicien, journaliste, représentant du peuple et président du comité d'instruction publique, le tout par amour pour l'égalité. Il fit à M. de Saint-Pierre le plus grand mal qu'un homme puisse faire à un autre homme, en l'empèchant de faire le bien. A cette époque, on parlait de détruire la ménagerie de Versailles: M. de Saint-Pierre demanda qu'elle fût transportée à Paris; il prouva qu'il n'y avait qu'un semblable établissement, à portée des naturalistes, qui pût offrir à la fois des moyens d'étudier les mœurs des animaux et les plantes qui leur conviennent; car on ne peut trouver aucune instruction sur leur instinct

et leur sociabilité dans les relations des voyageurs, qui ne les observent qu'en les couchant en joue. Condorcet répondit à ces projets d'utilité publique par la destruction de la ménagerie de Versailles; tous les animaux rares furent tués: cet établissement eut aussi ses septembriseurs. Mais le savant géomètre ne s'en tint pas là, et il est curieux de rappeler de pareils faits, pour l'instruction de la postérité. L'Europe l'entendit avec surprise demander à la tribune nationale de faire reconnaître comme incontestables les opinions scientifiques adoptées par l'Académie. Un des motifs de cette singulière proposition était d'obliger M. de Saint-Pierre d'approuver, au nom de la loi, les systèmes combattus dans les Etudes. Le philosophe voulait appuyer l'autorité de Newton par celle de la république ; mais il n'eut pas le bonheur de réussir, et la France put penser sans demander l'avis de l'Académie. Ce n'est pas un des traits les moins piquants de notre histoire, que le même siècle qui se vantait de vouloir affranchir les hommes des préjugés de la société ait voulu couvrir de chaînes ceux qui étudiaient les lois de la nature. Un décret de plus, et la philosophie n'avait rien à envier à ces jours si souvent rappelés où le parlement défendait, sous peine des galères, de s'écarter de la doctrine d'Aristote !

Si l'esprit de philosophie avait perverti les philosophes, il n'avait pas agi avec moins de succès sur la multitude. Les lettres de M. de Saint-Pierre en offrent des exemples que la postérité aura peine à croire. Dans le nombre de ces lettres, il en est une, adressée au ministre de l'intérieur, pour implorer sa protection en faveur des plantes et des arbres du Jardin national. On y voit que le peuple, jaloux de jouir de ce qu'on appelait sa souveraineté, rompait les arbres, arrachait les fleurs, enlevait les clôtures, en disant qu'il reprenait son bien, le Jardin appartenant à la nation. En vain les gardes disaient que si chaque citoyen enlevait une plante, la nation n'y aurait bientôt plus rien; le peuple, qui avait aussi sa manière d'entendre les droits de l'homme, n'en était que plus ardent au pillage. Enfin, ce bel établissement était menacé de sa ruine, lorsque le ministre invita les citoyens du faubourg SaintMarceau à faire dans le jardin une garde fraternelle, la baïonnette au bout du fusil : ce moyen rétablit un peu l'ordre, et dans cet intervalle l'intendance fut supprimée. Heureux d'abandonner une place qui, dans un meilleur temps, aurait comblé tous ses vœux, M. de Saint-Pierre songea plus qu'à fuir une ville où le devoir seul avait pu le retenir si longtemps; il se hâta donc de se retirer à Essone, dans une île délicieuse, où, de ses économies, il avait fait construire une jolie maison, simple, petite, et cependant assez grande, comme celle de Socrate, pour contenir ses vrais amis.

Il sortit du Jardin des Plantes dans un état si voisin de la pauvreté, qu'il fut obligé de solliciter une légère gratification pour achever de payer les deux arpents de terre qu'il possédait. « Je ne souhaite, disait-il au ministre, au > sortir d'une intendance, que de pouvoir vivre dans une » chaumière. Que les murs de la mienne ne s'élèvent pas » sur un sol que je n'ai point encore payé ! Peut-être un >> jour seront-ils utiles à mon infortunée patrie : c'est » dans leur humble et paisible enceinte que, préservé des >> ambitions qui la déchirent, je recommencerai des études » que je n'aurais jamais dù quitter. »

C'était au mois de septembre 1795 que M. de SaintPierre s'exprimait avec tant de simplicité et de noblesse. Qu'on se reporte à cette époque, et l'on jugera s'il y avait quelque courage à parler devant un ministre du malbeur de la patric et des ambitieux qui la déchiraient. Mais ce

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n'était point assez de vouloir fuir les hommes, il fallait encore le pouvoir, et dans ce temps de liberté il n'était pas permis de faire un pas sans l'autorisation du gouvernement. Arrivé à Essone, M. de Saint-Pierre fut accueilli par des hommes armés de piques, qui lui demandèrent un certificat de civisme. Il fallut écrire, solliciter, pour obtenir la permission de coucher dans sa propre maison. On vit alors l'auteur des Etudes, suivi de sa femme, grosse de plusieurs mois, demander l'hospitalité à de pauvres villageois, qui n'osaient l'accueillir. Conduit dans le lieu des assemblées populaires, il leur dit avec cette bonhomie du vieux temps : « Je suis sans fortune; ma santé est altérée; » je ne puis vous servir comme capitaliste, laboureur, » commerçant, fonctionnaire public; mais je tâcherai de » vous être utile comme homme de lettres; lorsque vous » aurez des pétitions à rédiger pour le bien de votre canton, j'y emploierai l'affection que j'ai vouée à des hommes › avec lesquels j'ai desiré de vivre et de mourir 1. » Il est impossible de n'être pas ému en voyant l'un des premiers écrivains du siècle proposer humblement de rédiger les pétitions de ceux dont il implorait un asile. Les anciens, qui semblaient avoir épuisé tous les genres d'infortunes, n'offrent point de scènes plus touchante. Aristide, il est vrai, fut exilé de sa patrie; mais on ne le vit pas au sein même de sa patrie réduit à demander un abri dans une pauvre chaumière !

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Enfin, après plus d'un mois de sollicitation, il obtint la permission de vivre chez lui; et comme dans ce siècle tout devait étre atroce ou ridicule, le chef de bureau qui ¿fut chargé de lui envoyer son certificat lui écrivit avec un ton de triomphe, en le tutoyant, suivant l'usage de cette époque : « Tu trouveras ci-joint ton certificat. Te voilà donc » avec un motif de plus pour reconnaître la Providence et » pour la bénir. » Ainsi parlaient les bourreaux : Tu béniras la Providence, parceque je ne fais pas tomber ta tête! Sans doute il dut la bénir lorsque du fond de sa solitude il vit disparaitre l'un après l'autre ces ennemis du geore humain. Dieu était devenu visible, et les factieux qui bouleversaient les peuples le lui montraient dans sa justice, comme les ouvrages de la nature le lui avaient montré dans ses bienfaits.

Jour heureux où il apprit enfin qu'il était libre de se retirer loin du monde ! Qui peindra son ravissement en abordant cette ile où il allait reprendre ses douces études! Après avoir éprouvé toutes les douleurs, échappé à tous les dangers, il s'écriait comme les Dix-Mille à la vue de la mer éclairée des feux du soleil couchant: La patrie! la patrie! car depuis le règne du crime il n'avait plus d'autre patrie que la nature. On dit que Newton, retiré à la campagne dans le temps d'une peste qui désolait Londres, trouva les lois harmoniques des mondes en voyant tomber une pomme ainsi Bernardin de Saint-Pierre, loin des tempêtes révolutionnaires, cherchait dans son cœur les harmonies qui devraient rapprocher les hommes. Il se reposait au sein de la nature comme un fruit abattu par les vents se repose sur la terre qui l'a nourri. Ce ne sont plus cependant ces douces émotions qu'il reproduisait dans ses Études au contraire, il lui semblait toujours qu'un bruit sourd et lointain troublait sa retraite et ses méditations. Assis sous les peupliers de son île solitaire, il voudrait goûter le repos, jouir de la paix qui l'environne; mais encore tout ému de tant de malheurs, il croit reconnaître nos passions dans chaque objet qui le frappe.

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Ce passage terminait son discours que nous avons sous les

yeux.

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