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ral Poniatowski, et part comme en triomphe, ramené vers sa maîtresse dans les voitures du roi. Le voyage fut long et pénible, car la saison avait gâté les chemins; et, pour éviter la Saxe, alors en guerre avec la Pologne, on fut obligé de traverser les montagnes de la Hongrie. A peine sur cette route isolée rencontraient-ils quelques villages dispersés çà et là sur les bords des précipices. Cependant chaque fois qu'ils s'arrêtaient dans une chaumière, ils en trouvaient les habitants livrés à la joie. Les hommes dansaient en frappant en cadence leurs talons de fer; les femmes réunies à l'extrémité de la chambre les animaient par leurs chansons, tandis qu'assis au coin du feu, le plus àgé de la famille (et c'était souvent un vieillard à barbe blanche) éclairait cette scène avec des éclats de sapin dont les flammes produisaient, au milieu des ombres, des effets de lumière dignes du pinceau de Rembrandt. Notre voyageur enviait le sort de ces pauvres paysans, qui voyaient dans leur chaumière tous les objets de leurs affections, et dont les desirs ne s'étendaient pas audelà.

chargée de dorures et de pierreries, qu'il s'imagina d'a- | dresse au conducteur, se fait recommander par le génébord que c'était une madone. Le recueillement général, la majesté du lien, entretinrent un moment cette erreur. Il se creusait en vain la cervelle pour comprendre le but de tant de bizarres cérémonies, lorsqu'un bomme en habit noir, qui paraissait un ecclésiastique, vint le prendre par la main, et le conduisit au pied du trône, où il s'inclina respectueusement. Cette nouvelle circonstance aurait augmenté les illusions de M. de Saint-Pierre si en s'approchant il n'avait vu peu à peu la prétendue madone se transformer en une petite vieille, guindée, ridée, fardée, et toute couverte d'une riche étoffe à fleurs. Elle fit un léger mouvement de tête, et M. de Saint-Pierre s'avançait déjà pour lui présenter la lettre du comte de M...., lorsque l'homme noir l'arrêta froidement, prit la lettre, et l'offrit lui-même à l'auguste baronne, qui la lut avec une extrême attention. Après cette lecture, elle jeta sur notre voyageur un regard dédaigneux, et lui dit en mauvais français, et d'une voix traînante, qu'il était bien difficile d'obtenir du service; que cependant elle verrait à faire quelque chose pour lui, à la recommandation de son noble cousin. Puis elle ajouta, en essayant de sourire, qu'elle ne doutait pas que le protégé du comte de M........ ne fût bon gentilhomme; qu'elle se souvenait d'avoir vu à Versailles une marquise de Saint-Pierre, et que cette marquise était sans doute sa tante ou sa mère. Notre voyageur, quoique un peu étourdi d'une question qui blessait toujours sa vanité, répondit avec une noble franchise que s'il avait eu le bonheur d'appartenir à la famille de la marquise de Saint-Pierre, il ne serait pas probablement venu demander du service en Autriche; qu'au reste, il n'abuserait point des gracieuses intentions de madame la baronne; que le crédit d'une personne aussi auguste devait être uniquement réservé à ceux qui, pour réussir, ont toujours besoin d'une haute protection et du mérite de leurs aïeux. L'ironie est une figure dont les Allemands entendent peu la finesse. La fière baronne écouta cette harangue avec un sang-froid imperturbable; elle n'y répondit que par un signe de tête qui semblait approuver l'humilité de l'orateur; puis, reprenant son air grave, elle rentra dans sa première immobilité. M. de Saint-Pierre vit bien que ce silence était un congé, et déjà il s'empressait de se retirer, lorsque l'homme noir qui l'avait introduit vint l'avertir que l'étiquette ne permettait de s'éloigner de madame la baronne qu'en marchant à reculons. On peut juger de la surprise que dut causer cette morgue autrichienne à un jeune Français qui avait vécu familièrement avec les plus grands seigneurs des cours de Russie et de Pologne. Cette seule visite le dégoûta de l'Allemagne; et il se promit bien de ne pas prendre de service dans un pays où l'on ne jugeait des talents d'un homme que par ses titres de noblesse.

Après cette aventure, il aurait quitté Vienne sur-lechamp s'il n'y avait attendu des nouvelles de la princesse. Il se consumait dans cette espérance, lorsqu'enfin il reçut une de ses lettres, ou plutôt un journal de sa vie, heure par heure, depuis leur séparation. Elle peignait ses douleurs avec tant de vérité, qu'à chaque page il croyait reconnaître ses propres pensées. La nuit entière se passa à relire cette lettre: après y avoir vu l'expression de ses souffrances, il y vit l'expression de ses desirs; enfin il la relut si souvent, qu'il finit par se persuader qu'elle n'était écrite que pour le rappeler à Varsovie. Plein de cette illusion, il se båte de rassembler ses effets, et ne craint plus que de perdre un moment. Par un singulier hasard, trois voitures magnifiques, destinées au couronnement du roi Stanislas-Auguste, devaient partir le jour même. Il s'a

A mesure qu'il approchait de Varsovie, il sentait diminuer sa confiance. Il relut avec plus de sang-froid les lettres de la princesse, et craignit de s'être trompé. Quand la passion forme des projets, elle s'aveugle sur leurs suites. Plus il avait eu d'espérance, plus il se sentait découragé. Enfin, lorsque la voiture s'arrêta devant son ancien logement, il était dans un état d'incertitude si pénible, qu'il fut plusieurs minutes avant de pouvoir descendre. Honteux de sa faiblesse, il s'excitait à reprendre courage; mais ce fut pour retomber dans l'accablement au premier mot qu'il entendit prononcer à son hôte. On ne parlait alors dans la ville que du retour de la princesse Marie M...., et d'une fète magnifique qu'elle donnait le jour même aux ambassadeurs. Cette nouvelle semblait justifier tous les tristes pressentiments de notre voyageur: « Elle donne des fêtes, disait-il avec amertume; loin de moi elle peut supporter l'idée d'un plaisir : c'en est fait, je ne suis plus aimé ! »

Cependant il se décide à lui écrire. Le domestique part; il le suit de la pensée, compte ses pas, calcule la distance. A présent elle lit son billet, elle connait son retour, elle répond; on revient: son sort est décidé. Il se tourmente, s'agite, regarde sa montre : cinq minutes sont à peine écoulées, et le domestique ne peut être à moitié chemin. Une heure se passe ainsi; enfin, cédant à son impatience, il s'habille à la bâte, et court vers le palais de la princesse. Déjà la fête est commencée; le bruit joyeux des instruments parvient jusqu'à lui; la lumière de mille bougies a remplacé la clarté du jour; il aperçoit les trophées d'amour, les guirlandes de fleurs, les lustres et les cristaux, ornements du salon; long-temps il erre autour du palais. Jadis c'était pour lui seul que ces fêtes étaient données : maintenant elles ne servent qu'à le faire oublier! Il se représente celle qu'il aime au milieu d'un cercle d'adorateurs ; il croit même reconnaître son ombre qui se dessine sur une draperie légère: cette vue le jette dans une espèce de délire; sa tête se perd; il s'élance, traverse la cour, et se trouve tout à coup au milieu de cette brillante assemblée. Cependant l'aspect de la princesse, tranquille, indifférente, le rappelle à la raison; il s'approche avec un battement de cœur inexprimable, et la parole expire sur ses lèvres. La princesse l'accueille en riant, badine sur un retour si précipité, lui jette un regard plein de colère, et sans attendre sa réponse, le laisse accablé sous le poids de son malheur. Aussitôt la foule l'environne; chacun veut

connaître la cause de son absence; il est obligé de cacher son trouble, de répondre avec calme au moment où il éprouve tous les tourments de l'amour et de la haine. Cependant son ame s'attache encore à une dernière espérance: il songe à ce que la princesse doit à son rang, à sa famille, à sa réputation. Mais quoi! ne songe-t-elle pas aussi à ce qu'elle doit à l'amour? A-t-elle tout oublié, excepté la prudence? Hélas! après avoir connu le bonheur de sentir hors de lui une pensée qui n'était que pour lui, faudra-t-il qu'il se retrouve seul au milieu du monde ?

Que cette fête lui parut longue! quelle tristesse dans ses plaisirs ! il ne pouvait ni supporter la joie ni la concevoir. Enfin la foule commence à se retirer il saisit un moment favorable, fait à la princesse un signe qu'elle doit reconnaître, se glisse par une porte secrète, et se retrouve dans les lieux mille fois témoins de son bonheur. Il touche chaque meuble, il leur parle, il se plaint à eux comme s'ils pouvaient l'entendre, et déja sa douleur s'est adoucie: les souvenirs du passé lui répondent du présent. « Elle était là, dit-il, et ces lieux qui me parlent d'elle ont dû aussi lui parler de moi. » Mais il entend le bruit léger des pas de celle qu'il aime! un mouvement involontaire le précipite à ses genoux; il lui dit ses craintes, ses espérances; il eu appelle à son cœur: hélas ; il fallait la revoir ou mourir, et maintenant il mourra s'il faut la quitter encore! En prononçant ces mots, il levait sur elle des yeux mouillés de larmes: mais, la voyant froide et sévère, il lui dit : « Je n'ai pu vivre loin de vous; quelle joie remplissait donc votre ame loin de moi? Ah! que je voie un seul de ces regards qu'hier j'espérais encore! Celui que vous aimiez ne veut plus vivre; il a cessé d'être heureux; mais qu'il sache au moins ce qui vous a fait changer! » La princesse ne put résister plus long-temps à son émotion: soit par pitié, soit par un reste de tendresse, elle fit quelques efforts pour calmer son amaut. Elle lui dit d'une voix tremblante: « Non, je n'ai pas cessé de vous aimer! je souffrais de votre absence, mais votre retour me perd; vos violences sont un outrage: il fallait attendre; je songeais à notre avenir, je l'aurais assuré! Cette fète qui vous a surpris, je la donnais pour détourner les soupçons, pour faire taire les envieux: mais votre présence a détruit mon ouvrage, elle arrête tous mes projets; et maintenant je ne sais plus que devenir. » Ces douces paroles arrivèrent au cœur de M. de Saint-Pierre, et le firent passer du plus profond désespoir aux transports d'une joie immodérée; alors il s'accuse de tout combien son retour était coupable ! que d'imprudence dans son apparition soudaine, d'ingratitude dans ses reproches, de cruauté dans ses emportements! Ainsi il s'exagérait ses torts pour ne pas croire à ceux de sa maîtresse; puis, cédant tout à coup à d'autres idées, il allait, venait, la pressait dans ses bras, et la repoussait aussitô:; car, malgré tous ses efforts pour se tromper, il sentait toujours qu'il n'était plus aimé.

Cependant la douceur de la princesse lui rendit un peu de calme. Vers les trois heures du matin il sortit, se croyant heureux; mais à peine eut-il fait quelques pas dans la rue, qu'il retomba dans ses premières incertitudes. Les scènes qui venaient de se passer se retraçaient à sa mémoire avec une vérité désespérante. Ah! si elle avait aimé, sa tendresse se serait au moins laissé entrevoir ! mais tout, jusqu'à ses caresses, avait été arraché à l'effroi, peut-être à la pitié. Ingénieux à augmenter ses peines, il se disait qu'un nouvel amour le faisait oublier; puis il se reprochait ses soupçons, et s'accusait lui-même. La nuit entière se passa dans ces agitations; vers le matin il rentra chez lui, et, succombant à la fatigue, il goûta quel

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Il serait impossible d'exprimer les transports dont il fut saisi à la lecture de ce billet. Comme un homme atteint de frénésie, il se précipite dans l'escalier, arrive au palais de la princesse. Mais partout ses regards sont frappés du désordre général : la cour est encombrée de caisses et de meubles, les appartements sont déserts, la salle de fêtes est à moitié dégarnie ; quelques domestiques enlèvent les lustres et les draperies. Il s'avance, il veut les interroger sur le départ de la princesse ; hélas ! tant d'efforts l'avaient épuisé : quelques mots étouffés s'échappent à peine de sa bouche; son sang se glace, et il tombe sans connaissance sur le parquet. Les secours les plus prompts lui furent prodigués; on le transporta chez lui, où le délire d'une fièvre ardente lui ôta pour quelques jours le sentiment de ses peines. Cependant, à mesure qu'il reprenait ses forces, il semblait reprendre toute sa fureur. Les résolutions les plus terribles ne l'effrayaient plus. Il voulait atteindre la perfide, l'arracher des bras de sa mère, se poignarder à ses yeux. Pour la revoir un seul instant tout lui paraissait légitime; car l'ame agitée par l'amour se jette tantôt dans le crime, tantôt dans la vertu. Ainsi sa douleur enfantait chaque jour de nouveaux projets. Un soir qu'il traversait une rue déserte, le tintement funèbre d'une cloche attira son attention. Aux rayons de la lune qui glissaient le long des flèches d'une église, il reconnut les murs d'un couvent. Aussitôt il pense que le ciel veut qu'il s'arrète . Cette résolution le flatte et le console; son amaute en gémira peut-être. «Aussi bien, disait-il, la route de la vie est si courte ! où irai-je, et que puis-je espérer de l'avenir? Je n'ai rien dans le monde; je suis étranger dans ma patrie; ici, du moins, je la verrai! elle viendra prier dans cette enceinte; elle reconnaîtra celui qu'elle a aimé; elle le reconnaîtra sous les habits de la pénitence, mort pour elle, mort pour le monde, toutes ses passions consumées par une seule ! Heureux de lui parler du haut de cette tribune d'où l'on annonce de si terribles vérités, je ferai couler ses larmes; elle reviendra à moi, je la consolerai, et nos ames seront encore unies par la vertu ! » Ces pensées le soulageaient en l'attendrissant sur luis mème. Ainsi l'amour se joue de nos souffrances, et dans les plus grands sacrifices nous fait entrevoir des consolations!

Enfin un dernier projet l'emporta sur tous les autres. La guerre était déclarée entre la Pologne et la Saxe; il ne vit dans cette division de deux puissances qu'un moyen de rentrer les armes à la main sur les terres de la Pologne. La pensée de se présenter devant une infidèle comme un maître et comme un vainqueur lui parut si heureuse, qu'il serait parti à l'instant même si l'argent ne lui eût manqué. Dans cette extrémité, il s'adressa à M. Hennin, qui venait d'ètre appelé à Vienne, et qui voulut bien lui préter douze cents francs et le recommander au comte de Bellegarde, alors gouverneur de Dresde. C'est avec cette somme qu'il partit de Varsovie le 29 mars

1765, après deux ans de séjour en Pologne, où il était venu chercher la fortune, et où il n'avait trouvé que des plaisirs et des regrets. Les plus belles années de sa vie venaient de s'écouler inutilement pour la gloire, pour sa patrie et pour lui-même. Il se reprochait le passé, mais il n'osait rien espérer de l'avenir. Encore tout ému de ses dernières douleurs, il aimait son trouble et son agitation; un état tranquille lui eût semblé le plus grand des maux, et son ame se livrait aux illusions d'un bonheur qui ne pouvait plus renaître, et que cependant il espérait encore. Pour se rendre à Dresde, il traversa la Silésie et passa | par Breslau. Tout sur sa route attestait les malheurs de la guerre, et se révoltait contre sa propre folie, qui le poussait à chercher un peu de vaine gloire au prix de tant d'injustices. Pas une ville qui ne fût criblée de boulets, pas un champ qui n'eût servi de camp aux Russes ou aux Prussiens, pas un château qui ne fût dévasté et ruiné. Les Cosaques surtout avaient laissé des traces hideuses de leur passage. On avait vu ces barbares arracher les morts de leurs tombeaux, les placer à table dans d'horribles postures, et goûter, au milieu de ces cadavres, des joies semblables aux supplices des damnés.

Ces tableaux de destruction affligèrent ses regards aussi long-temps qu'il fut sur les terres de Pologne: mais en entrant sur les terres de la Saxe, la scène changea. Le pays, coupé de collines et de rivières, offrait de toutes parts des perspectives ravissantes. C'étaient les beautés pittoresques de la Suisse, la culture de l'Angleterre et l'industrie française. Des fabriques de toiles, de draps, de porcelaines, s'élevaient au milieu des plus riants paysages, dans des positions si agréables, qu'elles semblaient y étre placées pour le seul plaisir des yeux. Un peuple gai, vif, hospitalier, achevait de donner la vie à ces tableaux; et si rien n'avait semblé plus triste à notre voyageur qu'une misère générale, rien ne lui parut plus touchant que l'aspect d'un peuple heureux.

Il arriva à Dresde le 15 avril 1765. Cette ville, très jolie et très commerçante, est en partie formée de petits palais bien alignés, dont les façades sout ornées en dehors de peintures et de colonnades. Le roi de Prusse l'avait bombardée quelques années auparavant, et elle était encore couverte de ruines lorsque M. de Saint-Pierre y arriva. Seulement, dit-il, on avait relevé le long de quel▸ques rues les pierres qui les encombraient; ce qui formait ⚫ de chaque côté de longs parapets de pierres noircies.

Il y avait des moitiés de palais encore debout, fendus depuis le toit jusqu'aux caves. On y distinguait des » bouts d'escaliers, des plafonds peints, de petits cabinets » tapissés de papiers de la Chine, des fragments de gla»ces, de miroirs, des cheminées de marbre, des dorures enfumées. Il n'était resté à d'autres que les massifs des » cheminées, qui s'élevaient au milieu des décombres » comme de longues pyramides noires et blanches. Plus > du tiers de la ville était réduit dans ce déplorable état. > On y voyait aller et venir tristement les habitants, qui » étaient auparavant si gais, qu'on les appelait les Fran

çais de l'Allemagne. Ces ruines, qui présentaient une » multitude d'accidents très singuliers par leurs formes, » leurs couleurs et leurs groupes, jetaient dans une ⚫ noire mélancolie; car on ne voyait là que des traces de » la colère d'un roi qui n'était pas tombée sur les gros » remparts d'une ville de guerre, mais sur les demeures > agréables d'un peuple industrieux. J'ai vu même, con»tinue M. de Saint-Pierre, plus d'un Prussien en être touché. Je ne sentis point du tout, quoique étranger, ▸ce retour de sécurité qui s'élève en nous à la vue d'un

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» danger dont on est à couvert; mais, au contraire, une » Voix affligeante se fit entendre dans mon cœur, qui me » disait: Si c'était là ta patrie! »

M. le comte de Bellegarde accueillit notre voyageur avec empressement; il lui promit du service, et finit par s'attacher à lui par les liens de la plus tendre amitié. Non seulement il cherchait à le distraire de sa profonde mélancolie en l'introduisant dans les sociétés les plus brillantes, mais il voulut encore un jour le consoler par le récit de ses propres infortunes. Cadet d'une illustre famille piémontaise, il avait erré dans le monde, et cherché les grandes aventures. Un accident qui devait causer sa perte fut la première cause de sa fortune. Il était alors écuyer de la reine de Pologne, épouse d'Auguste III. Un jour qu'il accompagnait cette princesse à la promenade, elle s'aperçut, en montant en carrosse, qu'elle venait de perdre une aigrette de diamants d'un grand prix. On fit aussitôt des recherches. Le jeune écuyer s'empressa beaucoup; toute la cour fut sur pied, mais on ne trouva rien. Un an après, à la même époque, M. de Bellegarde, appelé pour remplir le même devoir, demande à son valet de chambre un habit de saison; mais quelle est sa surprise lorsqu'en mettant la main dans la poche de cet habit il y trouve l'aigrette, objet de tant de recherches inutiles ! Il était probable qu'elle y avait glissé au moment où il donnait la main à la princesse. La singularité de cette aventure le mit en crédit à la cour: la reine eut tant de joie de retrouver ses diamants, qu'elle combla le comte de faveurs. Mais il disait, avec un sentiment d'effroi, que la réflexion renouvelait toujours: «Que serais-je devenu si le hasard eût fait découvrir ces pierreries dans ma poche, ou si, en tirant mon mouchoir, elles fussent tombées au milieu de la foule des courtisans ? J'étais pauvre, étranger, nouvellement arrivé en Pologne ; par une espèce de fatalité, j'avais perdu la veille une assez forte somme au jeu : en fallait-il davantage pour faire naître des soupçons et pour me déshonorer à jamais? Ne désespérons pas de la fortune, continua-t-il en pressant la main de M. de Saint-Pierre; ce que nous regardons comme un mal est souvent un bien qu'elle nous envoie..

Ces consolations, loin d'adoucir les blessures de notre héros, ne faisaient que les irriter. A mesure qu'il avançait dans la vie, il lui semblait que sa perspective devenait plus sombre; et, toujours plein d'un nouveau trouble, il ne trouvait de soulagement que dans la tristesse de ses pensées. Chaque soir il se rendait sur les rives de l'Elbe, dans les jardins du comte de Brühl. Là, tout parlait à sa douleur, parceque tout portait l'empreinte de la destruction. Ces jardins magnifiques, où le favori d'Auguste III avait rassemblé avec une profusion royale les plus rares végétaux des deux mondes et les plus riches monuments des arts, n'étaient plus qu'un amas de ruines. De tous cotés on voyait la trace des boulets et des bombes, des statues mutilées, des colonnes renversées, des pavillons à moitié dévorés des flammes. Par un contraste frappant, au milieu de ces débris, qui attestaient la rage des hommes, s'élevaient de toutes parts des berceaux de fleurs, des arbres couverts de feuillages, qui attestaient la bonté de la nature. Heureuse prévoyance du ciel, qui a placé hors de notre atteinte les biens nécessaires à notre vie ! Vous coupez l'arbre; il renaitra. Vous arrachez les moissons; chaque printemps en apportera de nouvelles. Le genre humain ne peut finir par sa volonté; il faut qu'il vive, malgré son ardeur à détruire, malgré le fer, le feu, le poison, la haine et les folles amours!

Les rayons du soleil couchant donnaient un nouvel éclat

aux paysages. Souvent on voyait cet astre descendre avec | main, et le guidait d'un air mystérieux à travers une suite

majesté dans un ciel d'azur. L'horizon s'enflammait à son approche, et il paraissait comme suspendu sur les vagues agitées d'un océan de feu. Cependant le ciel passait par toutes les gradations, depuis les couleurs les plus vives de pourpre, d'or, d'argent, jusqu'au gris le plus sombre; et ce brillant spectacle de lumière s'effaçait peu à peu comme les illusions de la vie.

Ces tableaux divers avaient un charme secret pour M. de Saint-Pierre; peut-être Marie, les yeux tournés vers le ciel, le contemplait avec lui; dans un si grand éloignement, leurs regards pouvaient encore se reposer sur le même objet, en recevoir les mêmes impressions; ils n'étaient donc pas entièrement séparés: sans doute elle songeait à lui comme il songeait à elle. Ainsi la solitude nourrissait ses espérances, et tout dans la nature le rappelait au bonheur d'ètre aimé.

Ses promenades solitaires avaient été remarquées. Chaque soir il rencontrait une jeune beauté qui paraissait, comme lui, rêver, et fuir les humains. Seulement il y avait toujours quelque chose de mystérieux dans son apparition, de pittoresque dans sa parure, qui aurait pu faire croire que, semblable à la Galathée de Virgile, elle se cachait pour être vue. Tantôt voilant sa taille légère d'un long tissu blanc, elle se glissait parmi les ruines comme une ombre fugitive; tantôt, vêtue d'une robe de deuil, aux douces clartés de la lune, on la voyait, immobile et rèveuse, appuyée sur les débris d'une colonne : d'autres fois étalant une parure éblouissante, couverte de pourpre et d'or, elle apparaissait la tète couronnée de diamants: on eût dit une de ces intelligences supérieures qui, aux temps de la féerie, daignaient consoler les pauvres mortels. M. de Saint-Pierre crut bientôt s'apercevoir qu'il était l'objet de son attention; il la suivait involontairement des yeux, mais il ne cherchait point à lui parler, et restait dans l'indifférence. Un soir, comme il se reposait sur un banc de gazon, un petit page galamment vêtu vint s'asseoir à ses côtés, et, le regardant d'un air malin: Il faut, lui dit-il, que vous ne soyez pas Français, car ma maitresse est la plus jolie femme de Dresde; vous la voyez chaque jour, et vous ne le lui avez point encore dit. Voici cependant un billet qu'elle m'a chargé de vous remettre. En parlant ainsi, il lui présenta un papier sur lequel une main légère avait tracé ces mots :

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Laissez les graves méditations; le matin de la vie est fait pour aimer. Je veux vous couronner de roses, et » vous rappeler au plaisir. Belle et volage comme Ninon, » je connais des secrets pour toutes les peines. Hâlez-vous! » le temps fuit, et l'amour passe comme un oiseau! >>

Étourdi d'une si singulière aventure, M. de SaintPierre reste muet; le fripon de page rit de son embarras, lui tend la main et l'entraine. Ils arrivent à la porte du jardin; un équipage les reçoit, traverse la ville au galop, et ne s'arrête qu'à la porte d'un palais orné d'une double colonnade. Pendant cette course rapide, le petit page ne cessait de badiner M. de Saint-Pierre sur sa tristesse et son amour pour la solitude. Il lui vantait le bonheur d'être enlevé par une jolie femme; et, faisant allusion au grand Amadis sur la Roche-Pauvre, il lui donnait le nom de Beau-Ténébreux. Quant à M. de Saint-Pierre, il cherchait à déguiser son embarras sous une feinte hardiesse; mais il s'étonnait de s'ètre laissé entraîner si loin; et sans un peu de honte, et de curiosité peut-être, il eût pris la fuite à l'instant.

Arrivé aux portes du palais, il descendit sous un péristyle de marbre blanc. Le page le tenait toujours par la

d'appartements magnifiques; mais tout à coup il disparait, une porte s'ouvre, et dans le fond d'un boudoir où l'art avait prodigué ses merveilles, à travers un nuage de parfums qui brûlaient dans des cassolettes d'or, il voit la belle inconnue penchée sur des corbeilles de fleurs, dont elle semblait assortir les nuances. Ses longs cheveux blonds flottaient à l'aventure; ses yeux étaient de la couleur du ciel, et son sourire était plein de volupté. Dès qu'elle aperçut M. de Saint-Pierre, elle vola au-devant de lui; et, posant sur sa tête, d'un air enchanteur, la couronne qu'elle venait d'achever: « Je tiens ma promesse, lui dit-elle, je couronne ce front de roses, pour en écarter le souci. Puis elle ajouta, en baissant les yeux avec un léger embarras qui ressen blait à la pudeur, qu'elle n'avait pu le voir sans être touchée de sa tristesse, et sans desirer d'en connaître la cause. Alors commença entre eux un entretien charmant, que M. de Saint-Pierre ne put jamais oublier. L'étrangère joignait à la vivacité française cet abandon qui ressemble au sentiment. Sa philosophie était celle de l'amour volage. Elle voulait passer dans la vie comme l'oiseau qui chante, comme la fleur qui s'épa nouit. « Les maux sont notre ouvrage, disait-elle, mais les plaisirs viennent des dieux; il faut se hater de les recevoir à mesure qu'ils s'échappent de leurs mains. La grande maxime pour être heureux, c'est de n'appuyer sur rien, de glisser au milieu des objets sans jamais s'y arrêter. Ceux qui mettent de l'importance aux événements de la vie sont toujours malheureux. L'expérience nous dit : Effleure et n'approfondis pas, car tu es créé pour jouir, et non pour comprendre. » Puis elle ajoutait avec un aimable sourire: On assure que ma beauté passera, je veux le croire; mais je suis belle aujourd'hui, je le serai demain, et je connais trop la rapidité de la vie pour m'inquiéter d'un plus long avenir. » En prononçant ces mots, elle enlaçait M. de Saint-Pierre de ses bras amoureux, excitait ses transports et ravissait son ame. La couronne qu'elle avait posée sur son front, seniblable à celle que Ogierle-Danois reçut de la fée Morgane, semblait avoir le don de faire oublier tout deuil, mélancolie et tristesse; et » tant qu'elle fut sur sa tête, n'eut pensement quelconque » de sa dame, ni de pays, ni de parents; car tout fut mis lors en oubli pour mener joyeuse vie'. ■

Au milieu de ces doux entretiens, le page vint annoncer que le souper était servi; alors les deux amants passèrent dans une pièce tendue de satin bleu drapé de gaze d'argent. Une troupe de jeunes filles légèrement vètues couvraient la table des mets les plus exquis; les arbrisseaux et les fleurs les plus rares s'élevaient en amphithéâtre dans le fond de la salle, où ils formaient un coup d'œil ravissant. Un globe de lumière, à moitié caché derrière le feuillage, répandait sur cette scène des reliefs semblables à ceux de la lune lorsqu'elle brille au sommet d'un bois solitaire. Les sons de plusieurs harpes se faisaient entendre dans le lointain, mais avec une mélodie si douce, que le silence en était à peine interrompu: c'était comme le murmure confus des ombres heureuses sur les bords des Champs-Elisées. Enfin il y avait dans ce spectacle un air de féerie et d'enchantement auquel nul mortel n'eût résisté. M. de Saint-Pierre n'y résista pas. Les vins exquis, les parfums, la musique, l'aspect de ces jeunes beautés à la taille svelte, ces richesses qui éblouissaient les yeux, et plus que cela les regards languissants, les paroles séduc

'Roman d'Ogier-le-Danois, imprimé en lettres gothiques, sans date.

trices de la belle inconnue, pénétraient ses sens d'une volupté charmante. Devenu le héros d'une aventure extraordinaire, n'ayant ni le temps ni la volonté de réfléchir, il cédait à l'entraînement d'une situation si nouvelle. Les propos galants, les saillies piquantes se succédaient avec rapidité; sa surprise, sa curiosité, les mystères dont on s'environnait, ajoutaient encore à ces plaisirs ; et cependant, au milieu de tant de délices, il cherchait vainement à ressaisir quelques éclairs d'un bonheur qui n'était plus. Au lieu de cette ivresse dont il avait goûté le charme, il n'éprouvait que des transports mêlés d'amertume et de regrets. Hélas! on ne lui présentait que la coupe de Circé, et ses lèvres avaient touché à celle du véritable

amour!

Huit jours s'écoulèrent dans un étourdissement continuel; environné d'une troupe de nymphes qui ne cherchaient qu'à lui plaire, il avait tout tenté pour connaître le nom de leur maîtresse ; mais sa curiosité, toujours excitée, n'avait jamais été satisfaite. Le soir du neuvième jour, l'inconnue, quittant ses parures éblouissantes, se revêtit d'une simple tunique blanche. Jamais elle n'avait paru si vive, si languissante, si adorable; elle accablait son amant des plus tendres caresses, et, lui rappelant d'un air malin les dernières lignes de son billet, elle répétait à chaque instant: Hâtez-vous, le temps fuit, et l'amour passe comme un oiseau! Après le souper, qui fut délicieux, elle se couvrit d'un long voile, et, se livrant à des jeux que long-temps après les beautés du Nord firent connaître à la France, elle se montra dans les attitudes les plus gracieuses, et sous les formes les plus opposées: c'était Vénus sortant du bain et se cachant sous une gaze légère; Helène fuyant le palais de Ménélas avec le beau Paris; Calypso errante dans son ile, terrible, échevelée, et suivie de ses nymphes qui poussaient des cris de fureur. Mais tout à coup la scène change: l'inconnue reprend sa sérénité, agite une baguette magique, et s'avançant dans une attitude majestueuse: Chevalier, lui dit-elle, un pouvoir plus fort que le mien m'oblige à vous rendre la liberté ; je romps le charme qui vous retenait; plus de soucis; courez à de nouveaux plaisirs! hâtez-vous! le temps fuit, et l'amour passe comme un oiseau! Alors elle continua sa marche, et, suivie de tout son cortége, elle sortit da salon, dont les portes se refermèrent aussitôt. M. de Saint-Pierre croyait à chaque instant la voir reparaître ; mais, après quelques minutes d'attente inutile, il se levait pour sortir, lorsqu'il aperçut le petit page qui venait à lui d'un air plein de tristesse. Il voulut l'interroger sur ce qui se passait; mais le page, mettant le doigt sur ses lèvres, lui fit signe de le suivre et de garder le silence. Arrivé sous le péristyle de marbre, on le fait monter dans une voiture; elle part, rentre dans la ville, s'arrête à la porte de son logement, et disparaît. Tous ces événements se passèrent avec tant de rapidité, qu'en se retrouvant dans cette chambre qu'il avait abandonnée neuf jours auparavant, il craignit un moment d'avoir été la dupe des illusions d'un songe.

Le lendemain il courut chez le comte de Bellegarde, et s'empressa de lui confier son aventure. Pendant ce récit, M. de Bellegarde changea plusieurs fois de couleur. Enfin il lui dit : « J'ai long-temps désiré la faveur qui vient de Vous être accordée; je connais la beauté dont vous avez fait la conquète; car il n'y a dans toute la Saxe qu'une seule femme qui puisse étaler une aussi grande magnificence. Cette beauté célèbre fut élevée par les soins du comte de Brûlb. Il lui inspira ces goûts et cette philosophie charmante qui font envisager la vie comme un jour de fête.

Son dessein était de la donner au roi, afin de captiver une faveur qui l'avait déjà élevé si haut; mais il ne put résister à tant de charmes, et son élève devint sa maitresse. Il lui a laissé en mourant des trésors qu'elle a dissipés. Habile à suivre les leçons de son maître, elle vit comme Ninon, comme Aspasie, sachant bien que pour mériter leur gloire il suffit d'être volage comme elles. En ce moment elle prodigue les richesses d'un juif qu'elle a préféré aux plus grands seigneurs de la cour, car il est jeune, beau et millionnaire. Il est absent depuis un mois, et son retour inopiné est sans doute le pouvoir supérieur qui obligeait l'enchanteresse à vous rendre la liberté qui a mis fin à vos plaisirs.

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Cette aventure, loin de dissiper la tristesse de M. de Saint-Pierre, ne fit que le troubler davantage, en altérant la pureté de ses souvenirs. Le plus grand des malheurs, sans doute, est l'infidélité de ce qu'on aime; mais être soi-même infidèle, c'est perdre sa dernière illusion, c'est voir évanouir la vertu qui nous consolait. Deux amants coupables sont deux anges tombés du ciel : long-temps froissés de leur chute, tout sillonnés du feu qui les consume, ils tournent en vain leurs regards vers leur premier séjour; leurs regrets sont d'autant plus amers qu'ils ne sont mêlés d'aucune espérance.

Tel fut le sort de notre voyageur. Le séjour de Dresde lui était devenu insupportable. Il prit congé de M. de Bellegarde, et se rendit à Berlin avec l'intention de demander du service au grand Frédéric. Dégoûté du génie, qui laissait trop peu de chance à l'avancement, il demanda le grade de major, auquel son brevet de capitaine-ingénieur au service de Russie lui donnait droit. Il se flattait d'obtenir ensuite un commandement dans la Prusse polonaise, ce qui l'aurait rapproché de sa maîtresse. Dès l'abord ses beaux projets furent renversés : Frédéric avait décidé que les grades dans l'infanterie ne seraient confiés qu'à des officiers prussiens, et ses décisions étaient toujours sans exception. Son refus fut suivi de l'offre d'une place dans le génie, et d'une pension assez considérable, que M. de Saint-Pierre refusa à son tour, parceque rien dans tout cela ne remplissait le vœu secret de sa passion : d'ailleurs le seul aspect de la cour avait suffi pour le dégoûter du service. Il ne faut pas penser, écrivait-il alors, que la » cour de Berlin ressemble en rien à celle de France. Le » roi n'en a point. La reine a deux chambellans boiteux, » des pages fort mal vêtus, une table fort mal servie; on » va à la cour en bottes.... Enfin c'est une misère qui » étonne'. » A ces motifs on peut joindre, si l'on veut, l'inconstance naturelle de notre héros, inconstance qui, comme nous l'avons déjà vu, ne lui permettait de suivre que ses propres pensées, et lui faisait chercher la fortune partout où elle ne s'offrait pas. Cependant il fit un séjour de plusieurs mois à Berlin, et il eut de nombreuses occasions de voir de près ce roi, enfant gâté des philosophes, qui flattaient son despotisme en faveur de son impiété. Prince infortuné, qui, pour éviter tout préjugé, avait renoncé à tout principe; sobre par goût, courageux par ostentation, affectant des vices qu'il n'avait pas, étouf'ant des vertus qui l'auraient fait aimer, il avait cessé d'être bon pour paraître grand. Mais, au milieu de cette foule de princes faibles qui alors se partageaient les trônes, sa domination avait montré un homme, et l'Europe tremblante s'était humiliée devant lui. M. de Saint-Pierre ne pouvait s'empêcher d'admirer la puissance de cette volonté unique qui remuait le monde et tenait les peuples et les rois dans

Voyez le Voyage en Prusse,

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