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ces qui en rendaient les espèces méconnaissables. Il en était de même des oiseaux : les merles, les sansonnets, les pies, les perdrix même, avaient des épaulettes, des tours de gorge, des pectoraux, rouges, bleus, verts, qui les faisaient distinguer aisément de ceux de l'Europe.

Quant à l'aspect qui se présentait au loin, il n'offrait plus qu'un grand lac, terminé par une vaste forêt de sapins noirs et de bouleaux couverts de leurs écorces blanches. Au-delà de cette forêt, s'élevaient les sommets pourprés des Paramas, surmontés de neiges inaccessibles. Voyez-vous, me dit Varron, cette maison rouge et blanche, qui est à trois cents pas de nous, sur le bord de cette petite rivière qui sort du lac ? c'est là que je passe une partie de ma vie, avec ce que j'ai de plus cher au monde, ma femme et mes deux enfants; c'est là que je vais jouir souvent du même air que j'ai respiré à ma naissance. La république, touchée de mon zèle pour son service, m'a fait construire cette maison en pierres monumentales, comme le sont toutes celles qui s'élèvent sur la croupe de la montagne. J'aurais pu choisir un climat plus doux et des plantations plus agréables, mais j'ai préféré ce qui convenait le mieux à ma santé et à mon esprit. Je passe souvent de mon ermitage à la bibliothèque, et de la bibliothèque à mon ermitage; et toujours avec un nouveau plaisir. Comme il disait ces mots, nous arrivâmes à la porte de sa maison; elle s'ouvrit, et j'aperçus une femme de trente-cinq ans environ, d'une figure pleine d'intérêt elle avait à sa droite et à sa gauche deux filles de quinze ou seize ans, d'une physionomie charmante. A leur toilette, on voyait qu'elles se préparaient à se rendre à la fête. Varron dit à son épouse: Chère amie, voici un nouveau compatriote que je te présente : il est père de famille comme moi; mais il est privé de sa femme et de ses enfants: tâchons de les lui faire oublier. Je vais le recevoir dans le cabinet des Muses, prépare-nous quelques cordiaux ensuite nous retournerons à la fête, si notre hôte n'aime mieux passer cette nuit dans mon ermitage. Après avoir ainsi parlé, Varron me prit par la main, et me conduisit au fond de son jardin, sous un bosquet de vieux chênes et de sapins, au miJieu duquel était une rotonde de granit et une table de bois d'acajou couverte de manuscrits et de livres. Il alluma, au moyen d'un phosphore, une lampe d'argile, et nous nous assîmes sur le canapé. C'était l'asile du repos : le silence du lieu, le murmure des chênes et des sapins agités par les vents, tout invitait à la méditation. Voici, me dit Varron, un manuscrit qui est un compendium de

nos lois il renferme tout ce que nous sommes obligés d'apprendre pendant l'année d'épreuve. Il n'a point été inspiré par l'étude des lois, mais par celle de la nature; aussi les préceptes en sontils gravés dans le cœur de tous les hommes. Nous avons encore parmi nous plusieurs de ceux qui ont travaillé avec Benezet à poser les fondements de ce bel ouvrage : tel est entre autres le brame, qui a aujourd'hui cent trente-sept ans. J'ai cru devoir ajouter un commentaire à ce code : c'est l'application des principes de la nature aux institutions de la société humaine. Vous le lirez, si vous le voulez ; vous en aurez le temps, car cette lecture ne demande que trois heures. Varron m'ayant alors remis son cahier: Il faut que je parte, dit-il, ma présence est nécessaire à la fête : je vous laisse maître de la maison. Tâchez de venir nous rejoindre; toute la route sera illuminée, et de votre vie vous n'aurez vu un aussi magnifique spectacle. En disant ces mots, il m'embrassa, et partit avec toute sa famille.

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L'Éloge philosophique de mon Ami, le Vieux Paysan polonais, et les Voyages de Codrus, sont les premiers essais de l'auteur des Études. L'Éloge philosophique de mon Ami est une satire ingénieuse des discours académiques : Bernardin de Saint-Pierre le composa pendant son séjour à l'Ile-de-France. Les lecteurs attentifs reconnaitront sans doute, dans les Voyages allégoriques de Codrus, l'histoire des premiers voyages de l'auteur. S'il fait descendre son héros de Codrus, qui se sacrifia pour sa patrie, c'est que lui-même se croyait issu d'Eustache de Saint-Pierre, qui se dévoua pour la sienne, et dont Froissard nous a conservé la touchante histoire.

Quant au Vieux Paysan polonais, nous devons ce manuscrit à madame Dupont de Nemours, qui le tenait de l'auteur lui-même. Toujours occupé de l'étude de la nature et des moyens de rappeler les hommes à l'observation de ses lois, Bernardin de Saint-Pierre n'avait pu parcou

rir les campagnes de la Pologne sans éprouver le besoin de dévoiler aux souverains la situation déplorable d'un peuple entier d'opprimés. A son arrivée en Russie, où il servait comme ingénieur, il osa présenter à l'impératrice Catherine plusieurs mémoires pleins de vérités trop hardies pour être utiles. Parmi ces mémoires, cependant, le maréchal de Munich, qui aimait la vérité, mais qui connaissait la cour, ne voulut jamais permettre à l'auteur de placer les réclamations du Vieux Paysan polonais. Il est

sans doute inutile de remarquer que cet opuscule est une imitation du Paysan du Danube; il semble mème que Bernardin de Saint-Pierre n'ait voulu que développer ces deux vers de la même fable:

La terre et le travail de l'homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.

On sera peut être surpris de ne trouver dans ce morceau si énergique aucune de ces idées tendres et conso

lantes qui semblent s'échapper de l'ame de l'auteur, et qui sont le caractère particulier de ses autres ouvrages. Mais il faut se souvenir que ces plaintes éloquentes furent écrites dans un premier mouvement d'indignation, et en présence même du peuple qui frémissait de son avilissement. Bernardin de Saint-Pierre était jeune alors : habi

tué à souffrir, il fut encore plus révolté de la barbarie

des maitres que frappé de la misère des esclaves; en un mot, la pitié qu'il ressentit pour les victimes ne s'exprima que par la haine qu'il voua à leurs tyrans. Tel est le sentiment qui domine dans cette pièce, composée il y a près de cinquante ans, et que l'auteur n'a jamais revue. Sans doute on ne peut qu'admirer l'élan généreux qui inspira cette noble défense des droits de la justice et de l'humanité ; il était honorable de parler ce langage à une époque qui semble séparée de nous par tant de siècles, et qui ne l'est que par les événements les plus désastreux !

Mais aujourd'hui qu'on abuse de toutes ces idées, devenues

des idées libérales, et qui étaient alors des idées courageuses; aujourd'hui que ces mêmes principes sont invoqués pour émouvoir, pour soulever les nations, et non pour les éclairer et les protéger, tout nous porte à croire que Bernardin de Saint-Pierre aurait sacrifié, peut-être même condamné ce morceau, qu'il destinait à adoucir le sort d'un peuple, et non à exciter les passions d'un parti.

Il n'est pas d'usage de faire l'éloge d'aucun être vivant; car telle est l'instabilité humaine, que souvent les vices succèdent aux vertus qu'on a louées : Néron avait commencé comme finit Titus.

Cependant celui dont j'ai à parler est d'un caractère si inaltérable, que, dans quelque lieu qu'il se trouve, il se conciliera l'estime et l'amitié publique, par l'agrément et la solidité de ses qualités. Après la guerre terrible qui entretint une haine de trente ans entre l'Espagne et la France, le mariage de Philippe de France et de l'infante d'Espagne rétablit la bonne intelligence entre ces deux grands peuples. Il est probable qu'alors des familles françaises suivirent leur prince en Espagne, et que des familles espagnoles vinrent s'établir en France. Il est même plus que vraisemblable qu'ils amenèrent avec eux, de leur pays, leurs servi

teurs, et plusieurs de ces animaux que leur attachement rend si dignes de l'amitié de l'homme, et qui, dans cette longue et cruelle guerre de la succession, n'avaient jamais cessé de vivre en paix. L'homme seul a divisé la terre en royaumes; elle est pour le reste de ses habitants une patrie commune, qui n'a ni frontières, ni barrières, et où chaque espèce parle toujours le même langage, et conserve les mêmes mœurs.

C'est à une de ces familles espagnoles que mon ami doit son origine. On ne pouvait contester sa noblesse, car il venait d'un pays où personne n'en manque. Il naquit à Rouen, capitale de la HauteNormandie, le 22 février 1762, le même jour que sont nés Socrate, Épaminondas, et plusieurs grands hommes de l'antiquité, et dans une ville. où Corneille avait reçu le jour. Malgré sa noblesse et de si heureuses circonstances, il vint au monde les yeux fermés, comme les chiens de bergers; et il doit en sortir de la même manière, puisque ni la naissance ni le lieu ne préservent aucun de la loi commune.

Il n'avait pas encore ouvert les yeux à la lumière, qu'il fut exposé aux plus terribles coups du sort: la moitié de sa famille fut condamnée à périr dans les eaux, d'où un savant célèbre assure que le genre humain est sorti.

On dit qu'il entendit son arrêt sans se plaindre, qu'il lécha même la main cruelle qu'il l'avait déja choisi au milieu de ses frères éperdus. Trois fois la cuisinière le prit, le replaça; et enfin, touchée de sa candeur, elle le rendit à son berceau.

O pouvoir surprenant de l'innocence, que vous êtes supérieur à l'éloquence même ! Quand il aurait pu parler, qu'aurait-il pu dire pour s'empêcher d'être jeté à l'eau? Les hommes savent si peu épargner leurs semblables! auraient-ils ressenti quelque pitié pour sa jeunesse, lorsque l'aspect des douleurs humaines peut à peine les émou voir ?

Cet innocent, échappé à la cruauté des hommes, fut abandonné, avec un frère et une sœur, aux soins de sa mère. Elle ne leur fit point part d'un lait étranger. Tout occupée de ses enfants, elle les veilla jour et nuit; plus de chasse, plus de jeux, plus d'amours: elle renouça aux allures brillantes, aux courses folâtres, à l'envie de plaire, même au sentiment de l'amitié insensible à la voix d'un maître chéri, son cœur maternel n'était remué que par les cris de ses chers nourrissons. Elle s'appelait Fidèle, et on donna à celui de ses fils dont je parle le nom de Favori, surnom pris, comme chez les Romains, de ses qualités personnelles.

En effet, rien n'était plus intéressant que sa petite figure. Il était d'une belle couleur marron. Une cravate blanche descendait sur sa poitrine, comme s'il eût porté du linge. Sa queue se recourbait sur son dos en aigrette touffue; deux longues oreilles faisaient l'arc aux deux côtés de sa petite tête, et il les jetait en arrière, ou les retroussait, à sa volonté. Ses yeux, pétillants de feu, étaient bordés de deux petits cercles qui, de loin, lui donnaient l'apparence de porter une paire de lunettes. Avec les agréments de la physionomie, on entrevoyait en lui un fonds de mélancolie, qui, selon Plutarque, est signe d'une nature forte'. Son éducation n'eut rien d'artificiel; on ne lui apprit ni à danser, ni l'exercice à la prussienne, ni à .connaître les cartes. On éloigna de lui toute instruction dangereuse ou superflue, et qui énerve le corps. De toutes les parties de la gymnastique, il ne s'exerça volontairement qu'à courir et à lutter. Il n'était pas besoin de lui proposer pour la course, comme à l'élève d'un grand philosophe, un but, des applaudissements, un gâteau; on le voyait, seul et de lui-même, tantôt courir ventre à terre dans une longue allée, tantôt tourner en rond dans un salon, jusqu'à perdre haleine. Il était à la fois son juge, son émule, sa récompense, et, pour me servir des fortes expressions du style moderne, souvent, dans cet exercice, il s'est surpassé lui-même.

Quant à la lutte, il n'hésitait pas à s'adresser à des chiens plus grands que lui : il les saisissait au collet, tantôt dessus, tantôt dessous. Jamais il ne s'est fâché de sa défaite, ni enorguelli de sa victoire ; jamais ses jeux badins ne mirent ses rivaux de mauvaise humeur. Pour les autres exercices du corps, il refusa constamment de se joindre aux enfants du voisinage. Il redoutait ces écoliers qui, petits, s'amusent à lancer des pierres aux pauvres chiens, et qui, ensuite, devenus grands, jettent des bombes aux hommes; jamais il ne voulut se méler à leurs parties, ayant éprouvé que tous les jeux de main étaient malhonnêtes.

Il y avait un art pour lequel il se sentait la plus grande disposition, et où véritablement il faut de l'industrie : c'était celui de faire des mines. Étaitil au milieu d'un parterre, son petit museau et ses petites pattes avaient bientôt creusé un souterrain, mais comme ses travaux fâchaient les jardiniers, il y renonça, persuadé qu'il faut toujours sacrifier son plaisir particulier à l'intérêt d'autrui. Il lui resta de cet essai des connaissances pro

Vie de Numa.

fondes dans les simples. Il ne venait point à la campagne qu'il ne s'amusât à herboriser. Trouvait-il une plante diurétique, elle agissait d'abord sur lui; en trouvait-il une purgative, il l'odorait comme médecin, et en faisait l'épreuve comme s'il eût été malade. Ainsi, réunissant la pratique à la théorie, sa science en médecine était devenue infaillible.

Voilà les qualités personnelles et les connaissances acquises qu'il apporta en entrant dans le monde, dont il s'acquit d'abord l'estime, et dont il se concilia l'amitié par les sentiments de son

cœur.

Sa franchise et sa bonne foi paraissaient en toute occasion, et notamment par l'aversion insurmontable qu'il avait pour les hypocrites. A la vue d'un chat, il entrait en fureur; mais sachant qu'il faut employer la prudence avec les perfides, immobile, l'œil fixe, s'avançant pas à pas vers cet ennemi qui le croyait inattentif, il se lançait sur lui, et le-secouait de toutes ses forces, qui ne répondaient pas toujours à son courage. Sa haine s'étendait à tous les animaux malfaisants. Qui pourrait nombrer les rats qu'il a étranglés, les uns dans la force de l'âge, les autres tout gris de vieillesse? Il ne lui manqua qu'une occasion pour devenir un héros.

Mais sa reconnaissance n'était pas moindre envers ceux qui lui faisaient du bien. L'absence et le temps, qui font un si grand tort aux amitiés des hommes, n'affaiblissaient jamais la sienne : j'en ai vu un grand exemple à l'Ile-de-France, où il reconnut, avant moi, un officier qui lui avait donné, six mois auparavant, à dîner dans une hôtellerie de Bretagne.

Mais qui pourrait assez louer en lui la hardiesse de ce même voyage? Certes, si l'histoire loue Pierre-le-Grand, empereur de Russie, d'avoir surmonté, par amour de la gloire, l'aversion qu'il avait pour l'eau, que dirait-elle donc de Favori? y avait-il, hors celle des hydrophobes, une horreur de l'eau égale à la sienue? Tout le monde sait qu'il m'accompagnait partout; que, malgré sa petite taille, il n'y avait point de bourbier qu'il n'osât franchir pour me suivre; mais quand j'arrivais sur le bord de la rivière, il s'enfuyait à toutes jambes, et retournait pleurer à ma porte, me croyant infailliblement perdu.

Qui pourrait exprimer son émotion, sa joie, ses cris étouffés, quand il me revoyait? Certes, il ne craignait pas pour lui, qui était en sûreté; mais l'amitié venait toujours doubler le poids des peines que la nature lui donnait à supporter.

Cependant, un jour que je faisais mes malles,, ami et pour compagnon de mes courses, de ne

et que je disposais tout pour un grand voyage, il fit paraître, à ses mouvements, qu'il était parfaitement résolu à me suivre, tirant son courage du danger même. Quand il fallut s'embarquer, je vis ce que je n'aurais jamais osé croire il s'élança dans la chaloupe, sans même délibérer, comme César avait fait au passage du Rubicon. Quelle gloire l'attendait donc au-delà des tropiques? s'agissait-il de conquérir la terre ou de la mesurer? Quel motif le poussa à ce trait d'héroïsme? étaitce l'ambition ou la curiosité? Non, c'était le plaisir de suivre son ami.

nous avoir pas fait présent d'une vie d'une égale durée; comme s'il pouvait y avoir des amitiés parfaites dans une carrière si courte! Je pensais souvent à ce que je ferais lorsque vous seriez vieux, aveugle, ne pouvant plus marcher : je pensais que je vous porterais dans mes bras, et que, quelque mauvaise que fût ma fortune, je serais encore assez heureux pour faire le bonheur d'un ami. Pourquoi donc m'avez-vous quitté? Qui a pu vous séparer de moi? Ah! c'est l'amour; cette passion funeste, ce vice des bons cœurs, source intarissable de leurs plaisirs, et surtout de leurs peines.

Favori plaisait aux dames, et il les aimait. Soit politesse, soit instinct, il se mettait volontiers sur

Pendant ce voyage, il s'appliqua, dans un long loisir, non à connaître la navigation, dont il n'avait que faire, mais à distinguer parfaitement le son de la cloche qui appelait aux heures des repas. Quoi-les jupes blanches des jeunes créoles. Il était touqu'on la sonnât plusieurs fois dans la journée de la même manière, il ne s'y est jamais mépris. Qu'on ne pense pas que ce fût gourmandise; sa sobriété était connue, et telle qu'une fois son repas pris, aucune invitation ne l'aurait porté à accepter un morceau de plus. Si je l'en pressais, il le saisissait dans ses lèvres, et le gardait sans l'avaler; après quoi il allait le cacher pour le besoin à venir, faisant paraître à la fois, dans la même action, sa prévoyance, sa sobriété, et sa déférence pour moi.

jours à mes pieds; mais, si je fixais quelque temps les yeux sur une demoiselle, il me quittait, allait près d'elle, se couchait sur le bout de ses pieds; et de là il me regardait. Je ne sais si ce fut là qu'il s'enivra du poison de l'amour. Il s'était, par ses caresses, concilié l'amitié des dames : une des plus aimables m'engagea à le lui prêter, afin de perpétuer dans l'île tant de qualités par un heureux mariage. Fatale complaisance! à peine Favori eut-il goûté l'ivresse de cette cruelle passion, qu'il ne mangeait plus. La nuit, il ne faisait que se plainIl n'eut qu'un objet dans ce voyage, celui de dre; il haletait, il pleurait. On le ramenait le soir; me plaire. S'il me voyait triste, il venait se jeter mais dès la pointe du jour il s'échappait, et cousur mes genoux; et, par ses murmures, semblait | rait à une lieue de là. m'inviter à de plus douces pensées : il s'étudiait à faire passer la joie dans mon ame. Par une incroyable sagacité, il connaissait les différents degrés d'attachement que les passagers avaient pour moi; en sorte que, par les caresses qu'il faisait à ceux qui m'approchaient, je pouvais m'assurer du degré de leur amitié.

Moi-même, cher Favori, ne vous ai-je pas rendu caresse pour caresse, amitié pour amitié? N'avons-nous pas eu toujours le même lit, les mêmes promenades, la même table? Souvent n'avons-nous pas bu dans le même verre ? Quel soin n'eus-je pas de vous dans les tempêtes, et dans le voyage que nous fimes à pied autour de l'île !

Pourquoi m'avez-vous quitté, moi qui, par amitié, vous avais refusé aux plus aimables dames, et qui n'eusse pas donné votre société pour la protection d'un grand seigneur? Hélas! je m'affligeais quelquefois à votre sujet, en pensant que je vous avais vu petit, et que déjà je vous voyais sur le retour, tandis que j'étais jeune encore. Je me plaignais à la nature, qui vous avait donné à moi pour

Dans une de mes courses il me fut enlevé, et j'appris par des marins qu'on l'avait vu errer dans l'ile de Bourbon.

Oh! comme je l'ai vu combattre entre l'amour et l'amitié! sortir, rentrer, se placer à mes pieds, courir comme s'il avait pris son parti; puis revenir, se coucher, baisser la tête, remuer la queue; il semblait me dire: Vous me reverrez ce soir. Il eût voulu se partager entre les deux sentiments qui l'agitaient.

Favori, si vous vivez encore, puissent les Naïades de Bourbon vous offrir, dans vos courses leurs eaux argentées! que les vents des tropiques agitent vos soies, et rafraîchissent ce cœur où ont brûlé les feux de l'amitié! Si quelquefois, du haut d'un rocher, aspirant l'air, vous appelez, comme jadis, par vos soupirs, votre maître, hélas ! perdu comme vous dans un autre hémisphère, puisse l'amour vous consoler de sa perte! que les jeunes filles de Bourbon vous prodiguent les soins les plus doux; qu'elles se plaisent à peigner vos longues soies; qu'elles vous dédommagent, par leurs bai

sers, de ceux que vous aimiez à recevoir du plus tendre des maîtres!

Mais si vous n'êtes plus, cher Favori, puissiezvous donner votre nom à quelque promontoire! puissent vos vertus et votre ami le faire passer à la postérité !

VOYAGES DE CODRUS.

Je m'appelle Codrus. Je suis né à Ancyre, petite ville de la Grèce. Si on peut ajouter foi à la tradition de ses ancêtres, je descends de Codrus qui se sacrifia pour sa patrie. Mon père me fit instruire dans les sciences que Minerve a cultivées; il me laissa très peu de biens, mais de la confiance dans la providence des dieux, et un grand exemple à suivre.

Les Athéniens défendaient leur liberté contre Philippe; je crus qu'ils recevraient avec plaisir le descendant d'un citoyen qui s'était offert à la mort pour elle. Ils me donnèrent un petit emploi dans leur armée, si on peut donner ce nom à une assemblée de sybarites: le général le plus estimé était celui qui avait la meilleure table; on y voyait plus de comédiens que de soldats.

J'aimais la vertu militaire, je ne pus souffrir tant de désordres; je parlai et je me fis des ennemis. Je résolus de prévenir ma disgrâce, et de chercher une terre où la vertu pût conduire au bonheur sans le bonheur, à quoi servirait d'être vertueux?

Je partis pour l'ile des Phéaciens, je trouvai des républicains occupés de dissensions perpétuelles; un peuple sans femmes, un trésor sans argent, une île sans terres. Ils ne subsistent que des aumônes des autres nations, et ne se perpétuent qu'en adoptant sans cesse de nouveaux citoyens. Ils ont aimé autrefois l'art militaire, dont ils ne font plus de cas. Je quittai avec plaisir une société qui ne peut se nourrir elle-même, ni se reproduire.

Je fus chez les Phéniciens, qui naviguent dans toutes les mers du monde : c'est un peuplé sage. Ils sont, de tous les Grecs, les plus sobres et les plus économes, mais de grands défauts ternissent ces qualités ils n'estiment que les richesses, ils regardent les gens de guerre comme des marchands qui trafiquent de leur propre sang. Je sortis d'un pays où l'argent seul donne de la considération, où tout abonde par le commerce, et où l'on ne jouit de rien.

J'étais pauvre, et j'aimais la gloire; je résolus d'aller chez les Scythes, célèbres par leur bravoure et leur simplicité. Après de grands périls, j'arrivai dans leur capitale. Les Scythes étaient gouvernés par une femme célèbre. De grands talents faisaient oublier en elle de grandes fautes. Elle avait appelé dans son empire les arts de la Grèce; j'étais Grec, j'en fus bien accueilli : j'allais souvent à la cour. Un jour j'appris qu'un officier scythe, de mes amis, venait d'être envoyé sur le bord de la mer Glaciale, où il était condamné à finir ses jours. Son crime était d'avoir été attaché à un des grands qui avaient mal parlé de la souveraine. Cette nouvelle Sémiramis enveloppa dans sa vengeance le protecteur et le protégé.

Je chérissais l'amitié et la reconnaissance, comme des chaînes dont les dieux ont voulu lier les ames honnêtes et sensibles je redoutai une cour orageuse. D'ailleurs, l'aspect d'une terre couverte de glaces la moitié de l'année, et la barbarie des peuples qui l'habitent, me faisaient soupirer après le doux climat de la Grèce ; les vices aimables de mes compatriotes me paraissaient préférables aux vertus sauvages des Scythes.

J'avais peu d'argent. Des amis, quelques jours avant mon départ, m'engagèrent à jouer la fortune me fut si favorable, que je gagnai de quoi faire aisément mon voyage je partis.

Il s'offrait une belle occasion d'atteindre cette gloire que je cherchais dans les armes. Les Sarmates défendaient leur liberté contre les Scythes, qui voulaient leur donner un roi. J'arrivai chez les Sarmates, qui, divisés entre eux, paraissaient toucher aux horreurs d'une guerre civile. Je pris le parti du citoyen le plus zélé et le plus faible; je cherchai à l'aller joindre; je fus fait prisonnier dans ma route. Ma cause parut si belle à des peuples qui aimaient la liberté, que toutes les factions s'empressèrent de me donner des marques d'amitié. On m'obligea de renoncer, pour quelque temps, a la guerre, et de laisser ces républicains vider entre eux leurs différends; mais il me fut permis de me trouver à toutes leurs fêtes.

J'étais dans les premiers feux de la jeunesse, et je m'impatientais déjà de vivre dans l'oisiveté : un dieu, plus puissant que Mars, vint m'enrôler sous ses drapeaux, et me donner un service que la république ne m'avait point interdit. Une princesse sarmate me subjugua: je l'aimai, et j'en fus aimé. Les fêtes, les plaisirs se succédaient chaque jour. Ah! si le bonheur se trouvait dans les palais, javais trouvé le bonheur. Les mois se passèrent dans une ivresse perpétuelle. Un jour je la surpris ac

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