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droits, dont le son remplissait l'âme de terreur. J'éprouvai bientôt, moi-même, la vérité de ce récit; car le second jour de mon arrivée, je fus réveillé vers minuit par un bruit effroyable, dont le premier effet fut de mettre en fuite tous les oiseaux nichés dans le feuillage de nos palmiers. Aussitôt je mis la tête à la fenêtre, et je vis avec horreur, à la clarté de la lune, une multitude de canots qui descendaient le fleuve, couverts de spectres et de fantômes armés chacun de la trompette infernale; de temps en temps ils suspendaient leur abominable concert, et les principaux d'entre eux faisaient entendre des cris et des vociférations inintelligibles. A ce bruit, nos Sauvages descendirent dans leurs pirogues, armés de lances : ils s'avancèrent au devant des pleureurs, et les forcèrent de prendre la fuite. Plusieurs des fugitifs jetèrent leurs masques et leurs trompettes, d'autres parcoururent les nouvelles colonies, n'ayant d'autre but que de tirer des vivres de ceux qu'ils effrayaient, et de passer ainsi leur vie sans travailler. Au retour de cette expédition, comme le jour paraissait, les rieurs remontèrent dans leurs palmiers, et on entendit sortir, de leurs différents bosquets, des chants fort agréables. Après cet acte, à la fois religieux et militaire, ils firent un grand repas, suivi de danses. Il faut avouer que Samson fut d'un grand secours à nos hôtes sa taille gigantesque, sa couleur noire, sa hache brillante, son énorme chien, qui le suivait partout la gueule béante, jetèrent d'abord l'effroi parmi les pleureurs, et ne contribuèrent pas peu à leur déroute. Aussi fut-il traité avec toutes sortes de distinctions; les femmes surtout s'empressaient autour de lui; elles frottaient ses mains avec de l'eau tiède, croyant que la couleur noire de sa peau était factice; elles en faisaient autant à son enfant; mais leurs soins étant superflus, elles se mettaient à éclater de rire. Quoique ces bons Sauvages nous reçussent avec toutes sortes d'amitiés, cependant je n'étais pas sans inquiétude. Faute de boussole et d'un quart de cercle, je ne pouvais déterminer le lieu où nous étions. Il me paraissait que nos Sauvages n'avaient jamais eu aucune relation avec les Européens. Je ne voyais parmi les femmes ni miroirs, ni aiguilles, ni ciseaux, etc. Leurs robes étaient de coton, bordées de petites coquilles de couleur vive, semblables à celles des Maldives, que nous appelons porcelaines. Le plumage éclatant de plusieurs sortes d'oiseaux leur servait de coiffure, et les duvets de plusieurs sortes de nids garnissaient les berceaux de leurs enfants. Quant aux hommes, je ne vis parmi eux aucun instrument de fer;

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leurs lances et leurs flèches étaient armées de dents de poissons; de gros buccins leur servaient de trompettes pour se rallier dans les combats. J'étais témoin que la mer, dans ces heureux parages, fournissait à chaque pas, en abondance, des aliments sans peine et sans travail. C'est sur ces bords que la Providence a placé sous la main de l'homme tout ce qui peut lui être utile. Je me souviens que la première nuit de mon arrivée, les femmes et les filles de notre habitation voulant nous régaler le lendemain, elles furent à la pêche, la nuit même, après le retour de la marée de l'0céan. Je ne dormais pas, et je regardais par la fenêtre, près de mon lit, ce groupe de femmes, pensant à la mienne et à mes enfants: bientôt elles furent dépouillées de leurs vêtements, se plongèrent tour à tour dans les ondes; et je les voyais en ressortir, tenant une langouste ou une téthis à la main. Elles en remplirent des corbeilles, qu'elles rapportèrent en chantant au pied de leurs palmiers. C'est bien avec raison que les poètes ont dit que Vénus était sortie du sein de la mer.

Cependant les Sauvages, me voyant toujours triste, me firent entendre par signes qu'ils allaient me ramener dans un pays peuplé d'hommes barbus comme moi; qu'ils partiraient le lendemain au lever du soleil, et que dans trois jours nous arriverions: circonstance qu'ils m'indiquèrent en me montrant le ciel vers le nord-est, et en m'en tracant trois fois la demi-circonférence.

Cette nouvelle m'inspira d'abord la plus grande joie j'allais me trouver parmi des Européens. Mais quand j'eus parcouru la perspective de bonheur qu'elle me promettait, je retombai dans mes inquiétudes habituelles. Quels sont ces hommes barbus, me disais-je, qui sont allés s'établir à une si grande distance de la mer? Sont-ce des Espagnols ou des Portugais? Mais, dans ce cas, nous eussions rencontré quelques uns de leurs vaisseaux; d'ailleurs notre pirogue a navigué au nord, et ce ne peut être ni des Portugais ni des Espagnols. Ainsi mon imagination ne cessait de me tourmenter, et les souvenirs de mes lectures augmentaient encore mes incertitudes. Je me figurai que, vers les lieux indiqués par les Sauvages, il y avait plusieurs républiques; la première, celle des Paulistes, composée de brigands de toutes les nations, qui avaient trouvé le moyen de se donner des lois, malgré la discorde perpétuelle où ils vivaient entre eux et avec leurs voisins. Quel secours devais-je en attendre pour l'Europe, où à peine leur nom est connu ? Quant à la république des jésuites au Paraguay, j'avais tout lieu de croire qu'elle avait été

détruite par les rois d'Espagne et de Portugal, à qui elle faisait ombrage. Il ne me restait donc aucune espérance de ce côté. Enfin, je me souvins que j'avais ouï parler d'une troisième république à quelque distance de Surinam. Elle s'était formée d'esclaves noirs fugitifs qui avaient conquis leur liberté les armes à la main, et avaient forcé leurs anciens maîtres de reconnaître leur indépendance. C'était là que Samson avait fait ses premières armes; et si le sort l'y ramenait, il n'y avait pas de doute que je ne dusse tout attendre de son amitié. Cette dernière pensée soulagea mon ame; je résolus de m'en rapporter à cette Providence qui m'avait si bien conduit depuis que je m'étais abandonné à elle. Après ces réflexions, je m'endormis paisiblement.

Le lendemain, 27 décembre, je fus réveillé au soleil levant par le chant des oiseaux, et bientôt après j'entendis celui des Sauvages. La marée était haute, ils s'occupaient à charger la pirogue de différentes provisions. Ce fut alors que nous descendîmes, et que nos hôtes, pénétrés de regrets de notre départ, se mirent à leurs fenêtres pour nous faire leurs derniers adieux. Cependant Samson ayant détaché les cordages qui retenaient la pirogue au rivage, nous hissâmes nos voiles, et en peu de temps nous perdîmes la vue de cet archipel d'îles plantées de palmiers marins, tantôt à sec, tantôt baignés des marées de l'Océan et de celles de l'Amazone. Nous quittâmes ainsi ce bon peuple, auquel on ne peut reprocher qu'un excès de gaieté. Pour moi, mes incertitudes me reprirent avec mes espérances. Je desirais et je craignais également d'arriver à une habitation européenne. Il ne me paraissait pas sûr d'aborder dans les colonies espagnoles, où je savais qu'on avait arrêté tous les Français, dans la crainte que la révolution qui embrasait la France ne vînt à y pénétrer. Le Paraguay ne m'offrait pas un asile plus assuré, quand même il y resterait encore quelques établissements de missionnaires, par l'attention que les jésuites avaient toujours eue de ne permettre à aucun voyageur européen de séjourner dans ce qu'ils appelaient leurs Rédemptions.

Pendant que mon esprit battait ainsi la campagne, Samson fumait sa pipe fort tranquillement. Cependant, lui ayant fait entendre que je craignais qu'on ne nous menât à Surinam, il se mit à sourire. Puis empoignant de sa main droite le manche de sa hache, il la brandit en l'air ; ce que j'interprétai comme s'il m'eût dit: Voilà de quoi nous défendre. Nous ne tardâmes pas à rentrer dans une vaste étendue d'eau que je pris pour la mer;

mais à la douceur de cette eau, qui n'avait rien de saumâtre, je me figurai que nous étions tout à fait dans l'Amazone. Nous nous dirigions toujours au nord-ouest, et notre pirogue allait comme le vent. Après avoir fait environ huit ou dix lieues en moins de deux heures, nous aperçûmes devant nous, à l'horizon, des îles naissantes; leur terrain était beaucoup plus élevé que celui des îles que nous avions vues jusqu'alors : c'étaient aussi d'autres arbres, dont les feuillages m'étaient inconnus. Nous passâmes au milieu d'un grand canal qui allait aboutir à un bassin semblable à un lac ou à une méditerranée; quand nous l'eûmes traversé, nos Sauvages jugèrent convenable d'échouer leur pirogue sur une des îles qui se trouvaient à l'entrée. La nuit venue, ils nous firent apercevoir deux feux à l'horizon, que je pris pour ceux d'un volcan. Alors nos Sauvages se mirent à danser et à se réjouir, suivant leur coutume; pour moi, je passai une nuit fort agitée.

A peine le jour commençait à paraître, que j'entendis le chant et le gazouillement d'une infinité d'oiseaux qui se dirigeaient dans l'intérieur des terres; aussitôt les Sauvages mirent leur pirogue à flot, et entrèrent dans le canal qui se présentait devant nous. Il était si large, que le vent ne nous quitta pas un instant; nous voguions au milieu, apercevant des rivages couverts de mangliers flottants et de cacaotiers; ici s'élevaient des gerbes sauvages de cannes à sucre; là, des vanilles serpentaient à l'entour, et embaumaient l'air de parfums; des arbres, beaucoup plus élevés que ceux d'Europe, croissaient au-dessus de ces jardins de la nature, comme pour les mettre à l'abri des tempêtes. Autour de leurs énormes tiges, circulaient des lianes qui retombaient en guirlandes et en festons. Ces admirables décorations se répétaient des deux côtés du canal, et formaient une route ouverte à perte de vue. Une multitude d'oiseaux animaient ce charmant paysage : là, des flamants couleur de rose et des pélicans mélancoliques, étaient perchés sur leurs nids, plus haut, dans ces beaux feuillages, des tourterelles et des perroquets étincelants des plus vives couleurs, semblaient nous saluer par leurs chants et par leurs cris. Mais à peine étions-nous entrés dans ce magnifique canal, qu'à droite et à gauche d'autres canaux qui traversaient le nôtre nous ouvrirent une multitude de perspectives immenses qui laissaient voir autant de paysages reflétés par les eaux : nous nous imaginions voguer tantôt sur des fleurs sans les flétrir, tantôt au milieu d'une foule d'oiseaux sans les épouvanter.

barras, je lui dis que j'étais Français, passager sur le vaisseau l'Europe, et que nous avions été incendiés à l'embouchure de l'Amazone. Mon père, reprit ce jeune homme d'un air attendri, j'espère que vous n'aurez point sujet de regretter votre patrie, vous êtes sur une terre hospitalière; mais comme, suivant nos lois, il faut que tout étranger se présente à nos anciens avant de communiquer avec nos frères, je vais moi-même vous conduire devant eux. En me disant ces mots, il me baisa respectueusement la main, sauta dans son yacht, fit un signal, et aussitôt un bateau tout à fait semblable au sien sortit en roulant sur des cylindres, et vint le remplacer à son poste; pour lui, il fit route vers le principal corps de bâtiment, en remorquant notre pirogue.

Au bout de deux heures de cette délicieuse | pavillons de toutes couleurs. J'étais dans le ravisnavigation, nous arrivâmes dans le voisinage de sement, lorsque ce beau jeune homme m'adressa deux tours d'où partaient les feux que nous avions la parole d'un air riant: d'abord il me parla holvus pendant la nuit ; elles étaient rondes, et sur-landais, puis anglais; alors, pour le tirer d'empassaient en hauteur les plus grands arbres de ces iles; elles me parurent de marbre ou de granit de la plus riche couleur, veiné de blanc et de rouge: chacune d'elles était bâtie à l'extrémité d'un môle de la même matière, sur lequel battaient sans cesse les eaux de l'Amazone; au lieu d'être en talus, ces môles formaient une courbe tellement allongée, que les vagues du fleuve venaient doucement s'y amortir. Plusieurs rangs de degrés étaient taillés dans leur épaisseur, depuis leur surface jusqu'au bord de l'eau: on pouvait y descendre en sûreté, et porter ainsi, du secours aux navigateurs naufragés. L'entrée du port, placée entre les deux tours, se fermait au moyen de deux portes perpendiculaires à écluse. D'un côté, elles roulaient sur des gonds de bronze; de l'autre, elles étaient flottantes, et venaient, en s'ouvrant, s'appuyer sur un rocher; de grosses chaînes de fer, assurées par des cabestans, servaient à les ouvrir, car elles se fermaient d'elles-mêmes par l'effet du courant perpétuel qui sortait du port, où se déchargeait un fleuve. Comme le poids de ce courant n'aurait pas tardé à les détruire, on avait soin qu'il y en eût toujours une ouverte, et c'était toujours celle par où le vent qui soufflait pouvait le moins pénétrer dans le port, afin que les vaisseaux y fussent le plus en sûreté possible. Quant au passage que laissait cette ouverture, il était incercepté par une chaîne de bambous, pour éviter toute surprise.

Dès que nous fûmes signalés du haut des tours, un fort joli yacht se présenta devant nous, et se mit en devoir de reployer la chaîne de bambous pour nous ouvrir le passage; ce fut l'affaire de quelques coups d'aviron. Ce petit vaisseau n'avait qu'un mât, il était monté de jeunes rameurs très vigoureux, semblables à des tritons. Un jeune homme, vêtu de blanc, d'une figure charmante, les commandait; il sauta dans notre pirogue et s'adressa d'abord aux Sauvages, dont il entendait la langue. Pendant leur pourparler, j'admirai ce port, le plus beau que j'eusse vu de ma vie : sa forme est ronde, il a à peu près trois quarts de lieue de diamètre; à droite et à gauche régnait une longue suite d'arcades qui paraissaient renfermer des chantiers de construction; en face était un grand pont de deux arches, et des deux côtés s'élevaient des corps de bâtiments, et plusieurs habitations entremêlées de jardins. Quelques vaisseaux à l'ancre confondaient leurs mâts et leurs

Nous arrivâmes, en moins d'un quart d'heure, au pied d'un degré qui aboutissait à une vaste galerie; on y bâtissait une fort belle galère, et un gros homme, la pipe à la main, en surveillait la construction. Ce hangar, soutenu par des colonnes, se prolongeait fort loin, et j'y comptai une trentaine de galères, prêtes à appareiller. Leurs voiles et leurs cordages étaient attachés sur leurs vergues et sur leurs mâts, couchés sur les ponts. Il était fort aisé de les dresser, au moyen des poulies et des cabestans. Ces galères étaient posées sur des cylindres mobiles, l'arrière fort relevé, et la proue inclinée vers le port; de sorte que, pour les en tirer ou pour les y mettre à flot, il suffisait de laisser agir leur propre poids. Il s'ensuivait que ces bâtiments, quand ils n'étaient pas de service, étaient toujours à sec, et qu'on y apercevait la plus petite voie d'eau.

J'admirai le génie des mathématiciens qui avaient disposé un si beau port, avec ces brisemers et ces hangars de construction; et je ne doufai pas que ce lieu ne fût un reste des Rédemptions du Paraguay, dont les jésuites avaient porté si loin la puissance. Je me confirmai bientôt dans cette nouvelle idée; car, étant parvenus au bout de cette galerie, nous trouvâmes un vieillard vêtu d'une robe bleue : c'était le père de notre jeune conducteur. Son fils lui parla dans une langue que nous n'entendions pas; après quoi, ce vieillard me dit: Il faut que vous soyez présenté à nos anciens; mon fils vous y conduira après déjeuner : faites-nous la grâce de faire ce premier repas avec nous, il nous portera bonheur. A peine avait-il dit ces mots,

Il y avait environ une demi-heure que nous étions à table, lorsqu'un jeune homme de l'équipage du yacht entra dans la salle ; il s'avança vers le jeune Bentinck Cook, et lui dit respectueusement: Mon capitaine, nous sommes à vos ordres. Nous allons vous suivre, répondit celui-ci. Alors le père de famille se leva de table, et tout le monde le suivit, ainsi que nous. Nous reprimes le chemin du port, et nous trouvâmes, au bas de l'escalier, plusieurs femmes, parmi lesquelles il y avait une jeune fille blonde de la plus grande beauté, et qui portait une couronne de fleurs. Elle s'adressa au jeune Bentinck Cook et lui dit : Mon cousin, reviens ce soir; songe que c'est au

que les sons d'une flûte et d'un hautbois se firent entendre; plusieurs portes s'ouvrirent dans la galerie, et nous en vîmes sortir une troupe de jeunes filles et de jeunes garçons, avec des femmes et des enfants. Les filles portaient sur leur tête, dans des paniers, des vases, des tasses, des coupes; d'autres tenaient des corbeilles remplies de pains, de fruits et de laitage. Eles s'approchèrent du vieillard en s'inclinant; pour lui, il les embrassa l'une après, l'autre, d'un air riant; et suivis de cette charmante famille, nous montâmes un grand escalier qui terminait la galerie, et qui nous conduisit dans un vaste salon, dont le milieu était occupé par une table de bois d'acajou. Tous les convives s'étant rangés autour de cette table, le vieil-jourd'hui la fête du soleil, viens la célébrer avec lard fit une courte prière. Ce fut alors que je ne doutai plus que je ne fusse chez les peuples dont les jésuites avaient été les premiers législateurs. Après cette cérémonie religieuse, ce bon vieillard me fit asseoir auprès de lui, et les Sauvages formèrent un cercle, assis sur le parquet du salon.

la famille. Oui, je reviendrai, lui dit le jeune homme en souriant; mais laisse-moi finir l'année par une bonne action. Je ne te manquerai pas de parole. Donne-m'en un gage assuré, lui dit-elle. Alors il lui donna un baiser. Les sœurs de Cook l'applaudirent, et elles s'occupèrent à jeter dans la felouque des branches de mangliers et des rameaux d'orangers, de pamplemousses et de citronniers, tout chargés de leurs fleurs et de leurs fruits, dans toutes les nuances de leur développement. Les gens de l'équipage formèrent ensuite de ces feuillages un berceau autour du tendelet de la chaloupe, dans laquelle nous entrâmes, après avoir fait nos adieux au bon vieillard qui nous avait si bien accueillis, et à toute sa famille. Enfin, le jeune Cook donna le signal du départ, et aussitôt nous passâmes comme un trait sous une des arches du pont, où la rivière, en se rétrécissant, formait un courant très rapide.

Ce spectacle à la fois touchant et extraordinaire, cet accueil plein de bonhomie et de simplicité, m'enhardirent au point que je me levai, mon bonnet à la main, persuadé que j'étais au Paraguay; et m'adressant au maître de la maison, je lui dis Seigneur laïque, je ne vous dirai point que si la fortune m'avait été favorable, je vous offrirais des présents; car je n'étais pas plus riche avant de m'embarquer que je ne le suis depuis mon naufrage au défaut de la fortune, agréez donc l'hommage de ma reconnaissance, et ne différez pas d'un moment pour moi l'honneur d'être présenté aux révérends pères jésuites qui ont établi un si bel ordre. Brave étranger, me réponditil, la méprise où vous êtes tombé est bien pardonnable; mais vous n'êtes point au Paraguay: vous êtes dans la république des Amis; c'est un pays qui n'est guère connu des géographes de l'Europe. Personne n'est plus porté que nous à secourir les malheureux; si nous agissions autrement, nous ne serions pas dignes du bonheur dont Dieu nous fait jouir sans interruption depuis près d'un siècle. Comme c'est mon fils qui est chargé de vous conduire à la forteresse, il profitera de ce voyage pour vous donner une idée de notre origine en attendant, buvons à votre heureuse arrivée et à celle de vos compagnons. A ces mots, trois jeunes filles et trois jeunes garçons se levèrent, une amphore à la main, et, faisant le tour de la table, versèrent à chacun de ceux qui étaient assis des liqueurs dé-vait licieuses; puis chaque convive leva sa coupe vers genre humain. le ciel en nous saluant.

Tout ce que je voyais confondait mon jugement; j'aurais desiré de me trouver chez les jésuites, à qui j'avais dû en Europe les premiers éléments des belles-lettres; mais on venait de m'assurer que je n'étais pas au Paraguay; et d'ailleurs, il n'y avait nulle apparence que les rois d'Espagne et de Portugal eussent laissé subsister un si beau monument de la sagesse humaine. L'idée me vint que je pouvais être chez les Paulistes, qui vivaient aux environs du Paraguay. A la vérité, c'étaient des brigands qui infestaient ces contrées en piratant sur les lacs et les rivières de l'intérieur de l'Amérique; mais les Romains avaient commencé en Europe comme des voleurs, et cependant avaient formé une république digne de l'estime des sages. Heureux si leur politique n'apas été d'étendre leur empire sur les ruines du

Tandis que je me livrais à ces réflexions, le

cours de notre navigation nous avait fait entrer | parcourut d'abord plusieurs provinces de l'Angle

dans une forêt dont je ne pouvais me lasser d'admirer le ravissant spectacle. Ses arbres s'élevaient une fois aussi haut que nos plus grands arbres d'Europe, et formaient au dessus de nos têtes une voûte de verdure; des lianes immenses s'entrelaçaient dans leurs rameaux, les unissaient les uns aux autres, et retombaient de leurs sommets jusqu'à terre, formant ici des masses d'ombres épaisses, et là laissant passer les rayons du soleil. Des nuées d'oiseaux, du jaune le plus brillant et du pourpre le plus magnifique, se jouaient dans le feuillage de ces beaux arbres; des singes sautaient d'une branche à l'autre en jetant des cris de joie. Enfin, tous les habitants de ce séjour enchanté étaient si peu farouches, que les cygnes et les flamants nous voyaient passer sans se déranger. La | familiarité de ces oiseaux, naturellement sauvages, m'ôta tout à fait l'idée des Paulistes; car tout peuple brigand est chasseur.

Il y avait déja plus d'une heure que nous naviguions à travers cette sombre forêt, lorsque je vis l'horizon s'éclaircir devant nous; bientôt les arbres cessèrent de voiler le ciel, et nous découvrîmes une campagne immense, terminée par une haute montagne, dont la cime se perdait dans un groupe de nuages du plus vif éclat. Notre jeune capitaine fit alors dresser le mât et les voiles de la felouque, et distribua des rafraîchissements aux rameurs; il chargea l'un d'entre eux du soin du gouvernail, puis il s'assit à côté de moi. Je puis, me dit-il, profiter maintenant sans inquiétude d'un vent favorable; je vais vous entretenir de tout ce qui, dans ces lieux, a dû exciter votre curiosité. Ces belles campagnes qui s'ouvrent devant nous, remplies de toutes sortes de cultures; ces grands massifs de l'ancienne forêt, disséminés çà et là pour les ombrager; ces jolies maisons, élevées en si grand nombre et sur des plans si divers; ce peuple immense répandu de tous côtés; cette forteresse que nous allons bientôt découvrir, sont l'ouvrage de quatre-vingts années au plus. Il n'y avait jadis ici qu'une forêt habitée par des tigres, des serpents et des crocodiles aujourd'hui notre république compte déjà cent vingt mille habitants dans sa métropole, trois ou quatre villes, élevées autour d'elle, en compteront chacune autant avant quelques années. Notre origine remonte au quaker Antoine Benezet, Français qui passa en Angleterre après la révocation de l'édit de Nantes. Il employa en actes de bienfaisance les débris de sa fortune; son amour ne s'étendait pas seulement aux hommes de sa communion, mais au genre humain. Il

terre, et fut touché du malheur de leurs habitants, et du nombre prodigieux de misérables qu'il y rencontrait partout. Passant ensuite sur le conti. nent, il y trouva les même désordres, et de bien plus grands encore; il en conclut que la source de nos maux n'était point dans la nature, mais dans l'or et l'argent qui sont les premiers mobiles des sociétés politiques; il fut touché surtout du sort des malbeureux noirs, si heureux en Afrique leur patrie, et réduits à l'esclavage en Amérique par les Européens, toujours en guerre pour leurs colonies. Comme il vit que le café et le sucre faisaient le malheur des trois parties du monde, il résolut de porter ces deux plantes en Afrique, et d'engager les noirs à les cultiver. Ce voyage ne lui réussit pas; il en avait fait une partie à pied, suivant sa coutume, portant avec lui les graines de différents végétaux, dont il enseignait l'usage et la culture; mais n'ayant trouvé que des peuples insouciants qui ne souhaitaient point ce qu'ils ne connaissaient pas, il revint à Londres.

Pendant le cours de ses voyages, il avait fait connaissance de plusieurs vertueux personnages, qui, pour la plupart, l'avaient suivi, et qui revinrent avec lui. Dans leurs réunions, qui étaient fréquentes, ils s'entretenaient de moyens de soulager les maux de l'espèce humaine, lorsque le hasard voulut qu'un capitaine de leur societé, qui commandait un petit bâtiment, ayant fait voile vers le Brésil, disparût pendant quelque temps; on le crut perdu, mais il revint à Londres deux ans après son départ. Jeté par la tempête fort avant dans l'Amazone, il avait erré longtemps au milieu de ce labyrinthe d'îles et d'écueils que vous avez parcouru; enfin, il arriva au lieu même que nous traversons. Il ne put voir sans admiration la fertilité de la terre, et la beauté de ces vastes forêts inhabitées; et ayant défriché quelques terrains, il y sema différentes graines de l'Europe; ensuite il chargea son petit vaisseau de cacao sauvage, vanille, de bois d'ébène, et remit à la voile, en recommandant le plus grand secret aux gens de son équipage. Arrivé à Londres, James (c'était le nom du capitaine) ne fit point part de sa découverte aux plus riches capitalistes de cette ville, mais à l'homme le plus vertueux : ce fut à Benezet. Celui-ci se bâta de convoquer ses principaux amis dont James était un des plus anciens. Il y en avait de tous les pays, entre autres un médecin suédois, un constructeur hollandais, un ingénieur français, deux philosophes anglais, un Espagnol échappé à l'inquisition, un brame indien qui existe encore

de

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