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simplicité de sa vie et de sa nourriture développa sa taille et fortifia son tempérament. Jusque-là, il n'avait point encore vu son maître; mais un jour qu'il apportait un chevreau à l'habitation, celui-ci l'ayant aperçu, fut si frappé de sa force et de sa beauté, qu'il résolut de le faire instruire. En conséquence, il l'envoya au chef de ses esclaves avec une lettre dont la lecture produisit un grand changement dans l'état de Samson. Ce qui étonna le plus ce bon noir, ce fut de voir qu'un simple morceau de papier avait

Dans un des barils de bœuf salé, qui avaient été défoncés pour la distribution, il s'était trouvé une jambe de cheval encore toute ferrée; le matelot, chargé de peser les rations, avait jugé à propos de l'envoyer à une chambrée de Juifs polonais, qui d'abord la refusèrent; mais aux huées que fit l'équipage, ils prirent la résolution de la présenter directement au capitaine. Celui-ci, demi-ivre, se moqua d'eux à son tour, et leur fit observer que c'était une friponnerie des fournisseurs de leur nation; en même temps, il leur ordonna de se reti-pu dire tant de choses, sans qu'il en sût rien luirer sur le gaillard d'avant; ce qu'ils firent, en mur- même; dès ce moment, il conçut la plus haute idée murant de dépit et de colère. Celui qui portait la des blancs. Il est certain que s'il avait eu un bon jambe de cheval parlait un peu français; il était maitre, il l'eût pris pour un dieu; bientôt il le prit furieux; et voulait s'en prendre à moi. Mes frè- pour un démon, car, dès qu'il eut quitté les champs res, leur dis-je, je vous ai distribué ces vivres au pour la ville, tout son bonheur disparut. Son maître hasard; prenez patience, la distribution prochaine l'envoyait souvent à pied à l'habitation, d'où il revous sera plus favorable. A peine j'achevais ces venait chargé à la fois de deux chevreaux gras, ou mots, que le plus colère d'entre eux tira son cou- d'un veau entier, qu'il savait préparer avec une teau, dont il m'appuya la pointe sur la poitrine; adresse et une propreté infinies. Un jour, ayant je ne perdis pas la tête, et, le saisissant fortement, aperçu une jeune fille de son pays, gaie, vive, alerte, je parvins à le désarmer. Aussitôt la troupe entière il fut frappé de sa beauté; de son côté, elle parut m'environna en jetant des cris affreux. C'en était sensible à la force de cet Hercule africain. Malheufait de moi, lorsque Samson, qui était à deux pas, reusement, cette fille, qui est aujourd'hui sa femme, saisit par le cou l'orateur qui avait porté la pa- attirait l'attention de son maître. Celui-ci défendit role, et, lui arrachant sa jambe de cheval, frappa donc à Samson d'oser seulement la regarder, les à droite et à gauche. Son énorme chien se joignit menaçant l'un et l'autre de toute sa colère, s'il n'éà lui, et bientôt ils restèrent maitres du champ de tait point obéi; mais, entraînés par un sentiment bataille. Samson ne borna pas là ses services: il que la crainte ne pouvait réprimer, ils eurent l'imm'aida à descendre dans le trou qu'il occupait prudence d'exciter la jalousie de leur tyran. Fuavec sa femme, et, dès que j'y fus, ils m'arrangè- rieux de se voir trompé, il fait saisir la jeune nérent un lit sur quelques toiles à voiles, et m'enga-gresse, la fait garrotter sur une échelle par quatre gèrent à prendre un peu de repos. J'en avais grand besoin; mais les gens au milieu desquels j'étais me paraissaient la plus misérable espèce que j'eusse jamais rencontrée; et, malgré la confiance que devait naturellement m'inspirer le généreux zèle avec lequel le mari venait de me secourir, je ne pouvais me défaire d'une crainte fort vive qu'il ne me rendissent l'objet de quelques nouveaux outrages.

J'étais encore absorbé dans ces réflexions, lorsque mon ami Duval entra dans la cambuse. Après nous être entretenus quelque temps de la scène de la veille, sur les suites de laquelle il ne paraissait pas avoir la moindre inquiétude : Vous êtes ici, me dit-il, avec les meilleures gens du monde; ce bon noir et sa femme vous seront de la plus grande ressource. Je vous dirai leur histoire en deux mots: Samson est né en Guinée, des voleurs le prirent étant enfant et le vendirent au capitaine d'un vaisseau qui faisait la traite ; ce capitaine le revendit à un habitant qui l'envoya garder ses troupeaux. La

bourreaux et leur ordonne de la fustiger de toutes leurs forces. A cette vue, Samson se saisit d'une hache, frappe à tort et à travers les quatre ministres des cruautés de ce barbare, abat la tête de l'un, fait sauter le bras de l'autre, coupe les cordes qui attachaient sa maîtresse et se sauve avec elle dans les bois voisins de l'habitation. De là, ils farent joindre la république des noirs marrons, qui commençait à se former : il se mit à la tête de plusieurs partis et fit les excursions les plus terribles sur les terres des Hollandais, n'ayant pour toute arme que sa redoutable hache, dont il fit son fétiche. En vain les habitants de Surinam emploient des troupes européennes et de l'artillerie; les noirs de la république en triomphent avec les armes les plus communes, animés par l'amour de la vengeance et de la liberté. C'en était fait de Surinam, si les magistrats n'eussent demandé à traiter avec des ennemis qu'ils avaient jusqu'alors affecté de mépriser. Les noirs ne repoussèrent pas les propositions de leurs anciens maîtres; mais ils voulu

rent rester libres, et, fixant des limites entre les | Samson qui portait un cabillaud grillé sur des chardeux républiques, ils promirent seulement de ne bons; il m'invita par signe à partager son dîner; sa plus recevoir d'esclaves fugitifs. La paix signée, femme fit une sauce de genièvre, d'ail et de citron; Samson vint à Surinam où sa présence irrita la ja-nous nous adossâmes au cabestan, et, assis sur une lousie des blancs, surtout celle de son ancien maî- toile à voile, je fis un dîner délicieux. Au milieu tre. Cet homme perfide trouva le moyen de le faire du dîner, Duval vint prendre place à côté de nous : arrêter comme coupable d'une nouvelle conspira- il fit apporter une bouteille d'excellent vin, puis tion, et de l'envoyer en Hollande. A son arrivée, il voyant les passagers qui allaient et venaient sur le demanda à être jugé par les États-Généraux. Son pont, il me dit: Il faut que je vous mette un peu innocence ayant été reconnue, on lui rendit la li- au fait de leur caractère. Ce gros homme, au nez berté, avec le choix de retourner dans la république épaté, qui porte un habit gris galonné, est le prinnoire, où il s'était acquis tant de réputation, ou bien cipal passager; c'est un receveur-général qui a enen Afrique, dans le lieu où il avait reçu le jour. Il levé sa recette; il abandonne son pays et sa faa préféré la Guinée, où il espère revoir encore son mille; il a trente caisses de piastres fortes dans la père et sa mère. Le capitaine a reçu pour son pas- sainte-barbe, et le gaillard d'arrière est couvert de sage une somme considérable; vous voyez comme ses canards, de ses poules et de ses pigeons. Cette il l'a logé. On croit même qu'il compte profiter de femme qui lui donne le bras est une marquise son ignorance pour le vendre, lui, sa femme, son française; il lui fait assidûment la cour, mais elle enfant et son chien, dans quelque colonie euro- laisse croire à son mari, et à cet évêque qui porte péenne. une croix d'or, qu'elle travaille à la conversion du financier. Cet officier français, qui marche fièrement le poing sur la hanche et le chapeau sur l'oreille, est le marquis. Il est fort ignorant, mais il fait une cour assidue à un mathématicien qui est auprès de lui. Celui-ci passe aux Indes sous prétexte d'y observer le passage de Vénus sur le soleil : il s'est fait donner des indemnités, qu'il a échangées contre une pacotille. Un peu plus loin est un franciscain qui porte le nom du fondateur de son ordre, il s'appelle François; il a été sacristain, quêteur, aspirant; maintenant il est secrétaire de Monseigneur. Il conte force miracles de son évêque, qu'il veut faire passer pour un saint. C'est une chose digne de remarque, que ce qui fait les réputations, est l'intérêt que d'autres trouvent à vous louer ou à vous blâmer. Ce bon noir en est la preuve: c'est peut-être le meilleur et le plus brave homme du vaisseau, personne n'en parle ; mais, croyez-moi, vous n'êtes pas le plus mal partagé, et c'est un voisin qui vous servira dans l'occasion.

Après ce récit, Duval me quitta; je restai seul, et je me mis à examiner plusieurs passagers qui allaient et venaient sur le pont. Parmi tant de compagnons de voyage, il devait y en avoir un grand nombre d'opinions différentes. Pour moi, je l'avoue, quoique j'eusse lu une infinité de brochures sur notre révolution, et que je méditasse quelquefois sur les événements politiques, il ne m'était jamais arrivé de rencontrer juste; il en était à peu près de même de la plupart des études que j'avais faites dans les livres : c'était en me nourrissant de la lecture de ceux qui étaient les plus vantés, que j'avais cru connaître comment les plantes végétaient, comment je digérais, comment l'enfant se formait dans le sein de sa mère; la cause du flux et du reflux de l'Océan, du mouvement des astres; et je m'étais aperçu à la fin que j'ignorais parfaitement toutes ces choses. Je résolus donc de faire vœu d'ignorance, de ne plus étudier que dans la nature, et de n'y étudier que les choses qu'elle avait destinées aux besoins de l'homme. Comme je faisais ces réflexions, on m'apporta mes provisions pour toute une semaine; elles m'inspirèrent un tel dégoût, que je ne pouvais y jeter les yeux sans répugnance, et je sortis de la cambuse pour prendre l'air. Une nombreuse compagnie était à dîner sous une tente, devant la chambre du conseil; l'odeur qui s'exhalait des mets était des plus appétissantes et se répandait depuis la poupe jusqu'à la proue. Je comptai autour de la table jusqu'à trente siéges, occupés par des gens qui faisaient force compliments à un gros financier qui les régalait. J'allais et venais d'un côté à l'autre, lorsque je rencontrai

Cependant le soleil était près de se coucher, lorsqu'il se répandit sur le port un brouillard épais qui couvrit les vaisseaux; on eût dit d'une mer aérienne toute ténébreuse, d'où l'on voyait s'élever çà et là plusieurs clochers; les oiseaux de marine jetaient des cris affreux, et l'obscurité était telle, que plusieurs venaient se précipiter dans nos haubans et se laissaient prendre à la main; le soleil à l'horizon paraissait une fournaise d'un rouge sombre, du sein de laquelle sortait comme une tête de dragon. II ne faisait point de vent; cependant des barques du port nous hélèrent jusqu'à une lieue au large, où

nous trouvâmes un petit vent frais du nord; alors nous appareillâmes à la clarté d'un soleil fort pâle. Le lendemain, nous vîmes les côtes d'Angleterre, mais à travers un horizon très brumeux. Ce jour-là même, je me sentis une perte totale d'appétit, avec un grand mal de cœur ; je crus que c'était un effet ordinaire du mal de mer, mais je ne pus vomir. Dans l'après-dîner, je fus saisi d'un violent mal de tête et je passai la nuit dans une sorte d'engourdissement et de malaise. Le lendemain la chaleur de la cambuse commença à me devenir fort incommode dans la crainte de l'être moi-même à mes hôtes, je me levai à l'aide de Samson, et je fus me coucher sur la couverture même de la cambuse.

Duval, ayant appris que j'étais malade, vint m'offrir ses soins, il me donna deux citrons. La femme de Samson m'en fit aussitôt de la limonade, qu'elle m'apporta dans une calebasse. Je ne puis penser qu'avec reconnaissance à la sensibilité de cette jeune femme; elle ne voyait aucun être souffrant sans que son visage n'exprimât la peine qu'elle en ressentait. La femme est faite pour tempérer ce que les hommes ont de trop violent dans le caractère c'est la moitié naturelle de l'homme. Aussi la plupart des célibataires sont-ils portés à la cruauté; c'est ce que prouvent les histoires anciennes et modernes, surtout celle de l'Europe. Je voudrais donc qu'on embarquât des femmes sur les vaisseaux, et que ce privilége fût accordé au moins à la quatrième partie des matelots les plus âgés. Elles blanchiraient le linge, raccommoderaient les voiles, fileraient, auraient soin des volailles, apprêteraient le manger et préviendraient bien des abus parmi les hommes. Les femmes des officiers, par leur éducation, civiliseraient les mœurs; et, par l'amour, les fêtes, les danses et les jeux, banniraient la mélancolie qui contribue plus qu'on ne pense à une foule de inaladies du corps et de l'esprit.

Pendant le cours de ma maladie, il m'arriva une chose très étrange, et qui me laissa une profonde impression. Une nuit, j'aperçus distinctement autour de moi des avenues d'arbres, dont les branches pendaient comme celles des saules pleureurs; elles étaient d'une verdure incomparablement plus belle, toutes semées de paillettes d'or. Il y avait plusieurs espèces de ces arbrisseaux, dont les feuilles étaient variées de couleurs diverses, et dont les branches formaient des entrelacs d'une élégance qu'il est impossible de dépeindre. Bientôt parurent, au milieu de ces vastes prairies, une multitude d'animaux, tels que des lièvres, des chèvres, des taureaux, des cerfs. Il me semblait que ces

arbres changeaient de feuilles et que ces animaux tantôt couraient, tantôt s'arrêtaient çà et là, variant sans cesse leurs attitudes. Jamais le fameux Paul Potter n'a rien peint d'une aussi parfaite imitation. Quoique cette vision n'eût rien d'effrayant, elle me remplit de tristesse; je crus que j'allais mourir, d'une manière à la vérité fort étonnante et fort douce. Je ine mis à réfléchir sur la mort, dont le nom seul effraie tant de bons esprits et les soumet à la tyrannie d'hommes barbares qui les remplissent d'effroi pour leur profit. On lit dans Bossuet un morceau qui a été excessivement loué, et qui pourtant n'est guère digne, selon moi, d'un chrétien. Il peint Dieu qui hait les hommes, quoique rachetés par la mort de son fils. Il le peint qui s'amuse, depuis la création, à les précipiter dans la mort; en vain, chemin faisant, ils veulent s'arrêter et se reposer un peu : Non, ditil, marche, allons, avance, point de repos que tu n'y sois arrivé! Ainsi se succèdent toutes les générations. Madame de Sévigné disait que la crainte de la mort rendait toute la vie malheureuse, par cela seul qu'elle y menait infailliblement. Pascal est encore allé plus loin quand il a dit que Dieu a les hommes en horreur. Il n'en était pas de même de Marc-Aurèle, le païen, qui disait que nous devons sortir de la vie comme d'un banquet, en remerciant les dieux de nous y avoir admis, ne fût-ce que pour quelques jours. Ainsi pensait Fénelon. Et en comparant cet ami des hommes avec son persécuteur, il me semble que l'un pèche par excès de haine, et l'autre par excès d'a

Si tout est opinion, me disais-je, ne nous fions point aux hommes, à leur autorité, à leur crédit: fions-nous à la nature. Qu'est-ce que la mort en elle-même ? C'est la fin de la vie, comme la nuit est la fin du jour; c'est l'arrivée au port, c'est le repos de la vie, c'est la sœur du sommeil, disait Socrate; elle nous délivre des maux publics et particuliers, du soin de pourvoir à notre existence, des persécutions, des calomnies, des maladies, de la vieillesse, de la perte de nos amis, des guerres et de la crainte de mourir. La mort, dit-on, nous livre à d'affreux tourments; des démons de formes effroyables nous attendent après la mort. Mais comment l'homme, doué de raison, se sert-il de cette raison même pour accroître ses maux et s'environner d'êtres fantastiques et méchants? Quoique j'aie beaucoup voyagé, seul et en société, je n'ai jamais vu aucun démon et je n'ai oui dire à aucun homme de bon sens qu'il en eût vu. Il y a à la vérité des livres qui en parlent; mais ces livres

sont l'ouvrage d'hommes, ou trompés ou trompeurs. Comment Dieu se servirait-il de démons pour punir éternellement des hommes qui n'ont traversé qu'une vie passagère? En voyant cette terre couverte d'arbres, les champs semés de fleurs et d'oiseaux, je croirais bien plutôt que l'autre monde est peuplé d'anges qui ont déposé sur notre globe les germes de tant de bienfaits pour l'usage des hommes. Les animaux ne craignent pas la mort naturelle : les papillons et les mouches vont mourir de vieillesse au pied de la fleur dont les nectaires les ont nourris; ils y collent leurs œufs et lui confient leur postérité. C'est dans les forêts de l'Afrique qu'expirent l'éléphant et le rhinocéros: ils cherchent, pour mourir, les lieux où ils ont aimé à vivre. Chose digne de remarque! les enfants n'ont pas la crainte de la mort; ce n'est que leur éducation qui la leur inspire et qui les livre à la frayeur. En général, il en est de nous comme des animaux, nous aimons à mourir dans les lieux où nous avons aimé à vivre : le guerrier dans les combats; le savant au milieu des méditations du cabinet; le philosophe à la vue de la nature, dont le spectacle l'a tant de fois ravi.

Pendant que je me livrais à ces réflexions, la lune se levait à l'horizon et répandait ses douces clartés sur la mer, dans les manœuvres et les voiles du vaisseau. Son aspect avait quelque chose de triste qui me remplit d'émotion. C'en est donc fait! me disais-je; demain je ne verrai plus l'aurore! Mon corps sera jeté à la mer; mais mon ame, que deviendra-t-elle ? sera-t-elle seule anéantie? Elle est de la nature de la lumière : elle me fait tout voir et elle n'est point vue; sans doute elle ira se rendre dans sa source, dans ce brillant soleil, trésor de la Divinité, d'où sortent toutes les générations. Cette dernière pensée me tranquillisa; je sentis que ma fièvre se calmait, et je m'endormis d'un profond sommeil. Le lendemain, je me réveillai au lever du soleil. Samson et sa femme, au faible bruit de ma voix, m'apportèrent un bouillon de poisson assaisonné d'un peu de piment. Le vertueux Duval vint à moi, suivant sa coutume, et m'apporta une bouteille de malvoisie. Je lui demandai où nous étions. Il y a, me dit-il, aujourd'hui trois semaines que nous sommes partis d'Amsterdam; nous avons passé hier le tropique du Cancer: nous sommes à présent entre les îles du Cap-Vert et les Canaries; les courants généraux nous ont jetés entre ces îles et l'Afrique, comme il arrive toujours dans cette saison, où ils viennent du sud pendant six mois; nous sommes presque affalés sur la côte orientale; ce n'est pas

ma faute, j'en ai averti le capitaine; mais par la grace de Dieu nous en sortirons. Nous avons seulement des calmes à craindre avant de gagner le milieu de l'océan Atlantique, pour nous rendre à Rio-Janeiro, où il compte charger des piastres pour de là aller commercer dans l'Inde.

Cependant le vent et le courant continuèrent de nous porter sur la côte d'Afrique, que nous aperçûmes le 17 au matin. Je commençai ce jour à me lever, à l'aide de Samson ; je m'approchai du bord du vaisseau, et je vis la terre et les montagnes qui fuyaient à l'horizon. Nous étions à l'embouchure d'une petite rivière, où nous jetâmes l'ancre pour renouveler notre eau. Malgré une houle assez forte qui se brisait sur le rivage, notre chaloupe entra dans la rivière. Une multitude de petits canots, dans chacun desquels il n'y avait qu'un homme, nous apportèrent toutes sortes de fruits et de poissons. Il y avait des ananas, des oranges, des ignames, des patates, des citrons et même des calebasses de plusieurs façons remplies d'eau fraîche, de lait ou de vin de coco. Il s'élevait de tous ces fruits des parfums qui embaumaient les airs. Quant aux poissons, les uns étaient tout rouges, et si gros, qu'un seul suffisait pour remplir un canot entier; les autres étaient plus petits, mais de formes extraordinaires, et tels que je n'en avais jamais vu. Les bonnes gens qui nous les apportaient ne voulaient en échange que de vieux habits, des clous et des verroteries: ils chantaient à tue-tête. Le capitaine ne leur permettait pas de monter à bord: c'étaient, disait-il, de grands voleurs. Mais le commerce se fit par échange et par signes.

Je ne connais pas de plaisir plus doux que celui de la convalescence : c'est une résurrection de tous les sens. Chaque objet paraît plus éclairé, chaque fruit répand un parfum plus délicieux. Il s'élevait des prairies et des bois de cette île une odeur qui parvenait jusqu'à nous et me remplissait de volupté. Je sentais couler le plaisir et la vie dans mes veines: la gaieté de ces bonnes gens se communiquait à moi : les uns, dans leurs pirogues, entouraient notre vaisseau de toutes les productions de leur terre et de leurs rivages; les autres plongeaient dans l'eau, en jetant des cris de joie.

J'étais assis, appuyé sur le bord du vaisseau; mon cœur priait Dieu. Duval, m'ayant aperçu, vint à moi et me dit : Je suis ravi de votre guérison. Je ne connais point du tout ce lieu; j'ai pris toutes mes sûretés. Ce vaisseau tire dix-neuf pieds et a trente brasses; le canot qui n'en tire que deux, ne trouve pas de fond : c'est ce qui fait la sûreté des bons noirs, car il faut des pirogues pour abor

et les noirs, loin de se retirer, vinrent entourer notre navire en plus grand nombre; les uns avaient des flambeaux et chantaient, d'autres s'occupaient de la pêche. De jeunes négresses plongeaient dans l'eau, et en ressortaient toutes phosphoriques avec un homard à la main; d'autres reparaissaient avec un panier d'huîtres toutes couvertes d'étincelles, et nous les offraient en riant.

der sur leurs rivages. Cependant la nuit arriva,, il était entouré d'une pièce de coton bleu et portait, d'une main, une feuille de latanier qui lui ombrageait la tête, et de l'autre, un bâton qui l'aidait à marcher. Il nous aborda, et, après nous avoir salués, il nous dit de n'être pas étonnés de trouver un homme blanc sur ces bords. Je suis né en Suède, je m'appelle Vustrum; j'exerçais la profession de médecin; la révolution française m'altira à Paris, où je fis paraître quelques écrits sur l'agriculture, sur les finances et le commerce; mais ils irritèrent contre moi tous les gens à systèmes; et leur fureur devint si grande, que j'aurais été leur première victime sans le secours de quelques amis. Échappé à ce péril, je rassemblai au plus vite les débris de mon patrimoine ; je quittai la France et m'embarquai à Hambourg pour les îles du Cap-Vert, où je trouvai un peuple simple et innocent, qui m'accueillit comme un amidu

Je dis à Duval : La nature ici a favorisé les peuples les plus simples de jouissances supérieures à celles des peuples les plus civilisés; elle leur a donné du pain dans des patates, elle a placé leur vin au sommet de leurs lataniers et mis leurs vêtements sur des arbres à coton; leur lait, leur beurre, leur huile, se trouvent dans des cocos, le sucre dans un roseau, la poudre d'or dans le sable de leurs ruisseaux, et l'ambre gris sur leurs rivages. Ils n'ont besoin ni de notre agriculture, ni de no-genre humain. tre superflu; ils passent les jours et les nuits à danser et à se réjouir au sein de l'abondance.

Cependant le capitaine ayant envoyé à terre la chaloupe et la yole pour y faire cueillir des citrons et des cocos, elles revinrent vers minuit sans avoir pu découvrir un seul endroit où il fût possible de mettre pied à terre.

Ce marin, qui avait eu sans doute la pensée de se rendre maître de la petite flottille des nègres, résolut de se venger de sa mésaventure, et du refus qu'ils avaient fait de nous découvrir une anse propre à débarquer. Le jour commençait à paraître, lorsqu'il fit tirer le canon de l'arrière sur un bois de cocotiers qui n'était pas à un demi-quart de lieue de nous. Notre pilote, qui venait de se lever au bruit de notre artillerie, courut chez le capitaine et lui représenta le danger d'une pareille action. Si vous continuez à faire canonner ces bonnes gens qui nous ont si bien reçus, lui dit-il, il sortira des ports de Fez et de Salé des galères qui viendront avant trois jours donner la chasse à notre vaisseau. Ces mots adoucirent le capitaine; il donna aussitôt des ordres, on leva les ancres et nous appareillâmes. Je fus très affligé d'une conduite si barbare; et, comme Duval s'était jeté dans la yole pour aller sonder le canal où nous devions passer, je lui demandai à m'embarquer avec lui pour me distraire et fortifier un peu ma santé en changeant d'air. Duval se porta en avant sur une île que nous devions côtoyer. Il m'y fit débarquer avec lui et planta sur la pointe la plus avancée un petit drapeau blanc, pour servir de direction au vaisseau. Tout d'un coup, un grand homme, déja sur l'âge, sortit d'un bois et s'avança vers nous ;

Je résolus, en reconnaissance de son hospitalité, de lui inspirer le goût du travail, quoiqu'il n'en eût aucun besoin. A mon exemple, les noirs cultivèrent d'abord quelques arpents de tabac, qu'ils aiment beaucoup, de l'indigo du plus beau violet, et quelques légumes de l'Europe, dont j'avais apporté les graines. Ils ne voulaient point d'argent; mais je payais leur récolte avec des mouchoirs des Indes du plus beau rouge. Ils étaient mes fermiers; et pendant quatre ans je fus le plus heureux des hommes, lorsqu'un jour j'aperçus plusieurs vaisseaux, que je crus d'abord commandés par les Anglais. Ils abordèrent auprès de mon habitation, et je vis avec surprise une troupe de brigands armés, qui se mirent à dévaster mes magasins et à couper toutes mes plantations. Je m'étais caché dans les bois; mais, ayant entendu plusieurs gens de l'équipage parler français, je repris courage; et, m'adressant à leur comman dant, j'appris qu'il avait ordre du gouvernement même de détruire tous les établissements anglais. Il parut très fâché de sa méprise, et me fit présent de quelques bouteilles d'eau-de-vie; mais je n'en étais pas moins ruiné. Je résolus donc de ne plus donner désormais aucune prise à la fortune; je me retirai dans ce petit îlot, où les tortues et les cocotiers suffisent à mes besoins; un peu de coton que j'épluche de temps en temps suffit à mes vêtements. J'ai été témoin de la barbarie que votre vaisseau a exercée, ce matin, contre les insulaires mes bons voisins; cependant mon amour pour mes semblables ne m'a point abandonné: lorsque je vous ai vus attacher votre signal sur le cap de cet îlot, j'ai jugé que vous couriez le plus

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