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gissements. Ce monstre, fier de sa force, osa s'a- | dresser à Jupiter trois fois le roi des dieux lui lança une triple foudre de grêle, d'eau et de feu, et trois fois il opposa éclairs à éclairs, tonnerre à tonnerre; il combattait avec les feux de l'Érèbe, son père on eût dit une vaste fournaise, les rochers fondaient autour de lui; les dieux effrayés, cessèrent d'entourer Jupiter; Minerve même fut émue. Alors le maître des dieux saisit une foudre à qui rien ne résiste, et qu'il réserve pour les impies. A cette vue le monstre veut fuir; mais le feu l'atteint au moment où il allait franchir le mont Hémus, ainsi nommé du sang qui s'échappait de ses plaies. La foudre s'attache à ses chairs palpitantes; ses artères et ses veines, déchirées, paraissent à découvert; un sang noir coule de sa poitrine et couvre ses membres foudroyés. Vainement il menace encore; Jupiter l'écrase sous le poids du mont Etna, d'où il vomit encore des torrents de flamme et de fumée.

Mais rien ne fut égal à la punition du fils de Léphas. Il tenait de son père la haine des dieux, et de sa mère la haine des hommes tout ce qui s'élevait l'offensait, il ne pouvait aimer que sa propre ambition. Dans le combat, il osa, comme Encelade, attaquer Jupiter, qui, pour le punir, lui inspira la plus funeste des pensées, celle de lutter contre lui-même. Dévoué à sa propre rage, il attaque sans cesse sa propre vie; mais il l'attaque vainement, elle lui est toujours rendue pour donner une nouvelle proie à sa fureur; et, précipité dans le Tartare, il y devient le démon du suicide. Ainsi parla Tirtée. Cyanée versa des larmes sur le sort réservé aux impies. Tirtée dit: Avançons, le soleil s'élève, il faut gagner la forêt avant qu'il soit d'aplomb sur nos têtes. Une allée de verdure les conduisit à cette forêt, à l'entrée de laquelle on voyait un temple dédié au dieu Pan; le silence de ces beaux lieux n'était interrompu que par le chant des ramiers. Cyanée ne voulut point passer sans offrir ses vœux au dieu qui préside aux troupeaux. Cette divinité, dit-elle, dédaigne les riches présents; mais elle accepte le lait et le miel offerts dans la coupe des bergers. Pan et Arcas naquirent de Jupiter et de la nymphe Calisto; ils étaient jumeaux, ils reçurent la vie dans les bois du mont Lycée. Mais Pan aime surtout le mont Ménale, où il fut nourri par la nymphe Sinoé, et où il vit Syrinx pour la première fois. Cette belle chasseresse, poursuivie par le dieu, descendait des bois du Lycée; elle se précipita dans le Ladon, et fut changée en roseaux qui gémissent encore auprès de la ville de Lycosure. Toujours malheu

reux dans ses amours, Pan fut aimé de Pitys; mais Borée, son rival, dans sa fureur jalouse, précipita la nymphe du haut d'un rocher. Pan pria les dieux de la métamorphoser en pin ; il fut exaucé, et voilà pourquoi ce bel arbre se plaît dans les montagnes, et croît volontiers sur les bords des précipices; souvent il y penche sa tête battue des vents, et Pan se couronne de son triste feuillage.

Tirtée et ses hôtes lui adressèrent leurs prières; puis, suivant les détours d'un chemin qui montait toujours en serpentant, ils pénétrèrent dans le bois, où ils entendirent un murmure semblable à celui du zéphyr au milieu des arbres, lorsque le bruit des feuilles agitées se confond avec le chant des oiseaux, ou semblable à celui de la mer lorsqu'elle expire sur ses rivages. Bientôt ils arrivèrent sur une belle pelouse, couverte d'un peuple immense. On n'entendait de toutes parts que le son des trompettes, des flûtes, des hautbois et des chalumeaux : ceux-ci dansaient en rond, ceux-là chantaient ou jouaient de la flûte; d'autres, assis à l'ombre des arbres, faisaient des bouquets et des couronnes de fleurs.

Au milieu de cette vaste pelouse, on voyait un rocher ombragé de vieux chênes qui le couronnaient jusqu'à son sommet. Jupiter avait pris naissance dans ce lieu. Une majestueuse obscurité régnait sous ces arbres, tout chargés de mousse, de lichen et de longues scolopendres; lorsque le vent agitait leurs branches, il en sortait des sons harmonieux comme des chênes de Dodone: du milieu de ce massif s'élevait une longue flèche de rochers, sur laquelle les nuages se reposaient. Là, les douces colombes faisaient leurs nids; la biche blessée et poursuivie par le chasseur y trouvait un asile inviolable; elle venait y fermer ses plaies ou y mettre bas ses petits, tandis qu'au loin les bois retentissaient des cris des chasseurs et des aboiements des chiens. Il était défendu, sous peine de bannissement, de pénétrer sous ces ombrages sacrés. Trois nymphes y avaient nourri Jupiter: Thisoa, Néda et Hagno; la première avait donné son nom à une ville, la seconde à une rivière, et la troisième au ruisseau qui coule au bas de la pyramide. Pendant les grandes sécheresses, le magistrat jette une branche de chêne dans la fontaine; soudain il s'en élève un brouillard qui s'étend sur toute l'Arcadie, pour y entretenir l'abondance et la fraîcheur; aussi chacun vient sur ses bords of frir les prémices de ses biens. Les fils du laboureur y apportent les gerbes de leurs guérets, et la jeune bergère les fleurs de ses prairies. Souvent la biche timide et le daim farouche accourent à la vue de

ces dons innocents; et comme rassurés par la sainteté du lieu, ils les prennent jusque dans les mains des jeunes filles.

La nombreuse famille de Lamon était assise sous un vaste tilleul qui la couvrait à peine de son ombre; auprès de là étaient rangés trois chariots autour desquels on voyait paître un grand nombre de jeunes taureaux qui servaient à les traîner. A l'approche de Lamon et de ses hôtes, neuf jeunes filles, belles comme les Muses, se détachent du groupe, elles entourent Cyanée, et, en l'embrassant, elles disaient entre elles: Comme elle est embellie! il semble que sa taille soit plus parfaite, que son teint ait plus de blancheur qu'à notre der

sirent vers le lieu du festin: on s'assit sur l'herbe, et l'on apporta un jeune sanglier, des gelinottes et des pâtisseries. Sur la fin du repas, on chanta un hymne à Jupiter; mais à peine les chants étaient-ils finis, que Lamon, adressant la parole à Tirtée et à ses hôtes, dit : J'ai une grace à vous demander, souvenez-vous qu'on n'en refuse aucune le jour de la fête de Jupiter : c'est que vous veniez faire, dans quelques jours, les vendanges avec nous; jamais les vignes n'ont été si richement chargées. Pour moi, j'y consens, dit Tirtée; puis s'adressant à Céphas et à Amasis : Rien ne vous presse pour votre départ; vous ne connaissez point encore nos mœurs et nos coutumes, et sans doute vous ne refuserez pas d'apprendre comment les étrangers sont reçus en Arcadie. Amasis gardait le silence; il balançait, dans la crainte d'être à charge à ses hôtes; mais Céphas dit: Ce que vous proposez nous est trop agréable pour ne pas l'accepter; nous resterons donc parmi vous, puis nous irons visiter ces belles villes dont les tours s'élèvent à l'horizon. Ce consentement répandit la joie dans la famille de Lamon, qui n'était qu'en partie rassemblée; car il comptait six gendres, neuf filles, deux fils et un grand nombre de petits-enfants. Pendant que les

Tirtée, après avoir déposé son offrande aux pieds de la naïade, dit à ses hôtes: Allons nous reposer sur le penchant de cette colline couronnée de pommiers sauvages, dont les fruits sont aussi variés et aussi brillants que des fleurs, et qui rappelleront à Céphas les doux ombrages de sa patrie. Ah! dit Céphas, si les Gaulois ressemblaient aux Arcadiens, jamais je ne l'eusse quittée. Sous ces beaux arbres, dit Tirtée, nous serons à l'abri de la cha-nière entrevue. En parlant ainsi, elles la conduileur, nous goûterons près de la foule les douceurs de la solitude, et notre vue s'étendra sur le lieu de la fête et sur les routes qui y aboutissent: nous y observerons les peuples qui arrivent de toutes les parties du Péloponèse. Dès qu'ils furent sous ces pommiers, ils détachèrent les paniers de l'ânesse, qui se mit à paître sur la lisière de la forêt avec les troupeaux de quelques Arcadiens. Cyanée servit le repas sur l'herbe après avoir béni les dieux, ils allaient s'asseoir, lorsqu'un jeune homme d'une figure charmante s'avança vers eux. Il s'approcha de Tirtée et lui dit : Mon père, Lamon est près d'ici avec notre famille, il vous prie de venir le joindre, votre présence et celle de vos hôtes nous rendra plus agréables à Jupiter; si vous ne répondez pas à cette prière, vous pouvez être sûr que mon père ne tardera pas à arriver lui-même. Lamon, dit Tirtée, se réjouit de nous voir; il faut donc nous rendre à ses vœux. Vous allez connaître, ô mes chers hôtes, une des plus heureuses familles de l'Arcadie; Lamon est un magistrat de Lycosure, il vous instruira mieux que moi des usages de ce pays. Ainsi parla Tyrtée; ensuite il rechargea l'ânesse qui, docile, revint à la voix de Cyanée. Les chevaux et les bœufs, ornés de guirlandes comme s'ils eussent participé à la fête, obéi-jeunes filles arrangeaient sur les chariots les restes rent également à la voix de leurs maitres; car ils étaient aussi privés et aussi doux que les chiens qui veillaient auprès d'eux. A peine l'ânesse étaitelle rechargée, qu'ils aperçurent le vieux Lamon qui s'avançait à travers la forêt. Agé de plus d'un siècle, sa démarche était ferme, son air vif et joyeux ; on ne devinait son âge qu'à sa barbe, qui descendait à grands flots sur sa poitrine; tous ses mouvements annonçaient une vieillesse verte et vigoureuse. Voilà, dit-il à Tirtée, bien du temps que vous êtes loin de nous : eh quoi! vous laisserez-vous toujours consumer par la tristesse? la solitude ne convient pas à ceux qui souffrent : amenez avec vous ces étrangers; qu'ils se réunissent à ma famille. Il dit, et Tirtée suivit ses pas.

du repas, Amasis, Tirtée et Céphas se placèrent auprès de Lamon. Du lieu où ils étaient on apercevait les coteaux du Ménale et les différentes routes qui aboutissaient dans la plaine où la foule était rassemblée; et cependant on voyait encore les différents peuples accourir de toutes parts: ceux de Pholoé venaient à cheval, ceux du Ménale à pied ou dans des chariots; des barques légères remontaient l'Alphée, et leurs voiles blanches se détachaient sur la verdure des prairies et disparaissaient derrière les saules et les roseaux, pour reparaître bientôt. Une chose m'étonne, dit Céphas, c'est la beauté singulière des peuples d'Arcadie; elle les fait distinguer des autres Grecs par je ne sais quoi d'heureux. Les vieillards mêmes conservent un air

frais et vigoureux, et je n'ai rien vu d'aussi aima- I chose; ils sont élevés, non par la puissance des ble que vos femmes et vos enfants : devez-vous ces avantages à la situation du pays, ou à l'air sain de vos montagnes? La beauté, dit Lamon, est un don des dieux, elle naît du bonheur et du calme de l'ame. Céphas repartit: Ainsi la beauté des Arcadiens naît du sentiment de leur bonheur. Mais tous sont-ils donc heureux? Rien n'est plus touchant, sans doute, que cette multitude de peuples qui s'unissent par des chants religieux; et cependant je suis fâché de ne voir ni les serviteurs, ni les esclaves, ni les pauvres, comme s'ils n'étaient pas dignes de participer à la fête des dieux. Où sont vos prêtres, vos autels, vos sacrifices? Combien l'Égypte l'emporte à cet égard sur tous les peuples du monde! On y voit une multitude de temples consacrés à Jupiter, à qui vous n'avez pas même élevé une statue, et qui cependant eut son berceau parmi vous. On y entend sans cesse la mélodie des voix et des instruments. Les prêtres y offrent tous les jours de nouvelles victimes et y brûlent de l'encens avec des cérémonies d'une grande magnificence.

préceptes, mais par la douceur de l'habitude. Une enfance heureuse et une jeunesse paisible servent à prolonger la vie : aussi il n'est pas rare, comme vous le voyez ici, de voir, en Arcadie, des pères entourés de quatre générations. Quant à ceux qui sont privés du bonheur d'être pères et qui vieillissent dans l'isolement, leurs parents s'empressent de les recevoir chez eux; et au défaut de parents les voisins réclament le droit de les recueillir. Comme l'amour de la patrie dépend de l'union des familles, on s'est bien gardé de détourner les affections naturelles par des éducations étrangères. La patrie ne donne ici aucun prix aux talents ou à la science; mais elle en accorde à la vertu ; et, par un effet bien naturel, ce me semble, la vertu inspire le goût de la science et des talents. Vous ne verrez pas ici de grands monuments, mais vous en verrez beaucoup d'utiles; les arts y sont portés à un haut degré de perfection: nos statuaires sont célèbres par les expressions sublimes ou charmantes qu'ils donnent à la beauté. Nos mœurs si simples ne mettent aucune entrave à l'essor du génie, mais elles lui inspirent des graces divines et qu'on aurait pu croire inexplicables. Du reste on n'examine point ici comment une chose est faite, mais pourquoi elle est faite ; l'imposture et le charlatanisme y sont inutiles, car personne ne profite de l'erreur. Quant aux douleurs du corps, la vie sim

dies aiguës: aussi l'exercice en santé, le repos et la diète dans la maladie, et surtout une bonne conscience, sont les seuls médecins de l'Arcadie.

O étranger! reprit Lamon, nous avons aussi élevé des temples et des statues à Apollon, à Pan, à Minerve, ces dieux protecteurs de l'Arcadie; mais qui oserait élever un temple à Jupiter? La terre, la mer, les cieux, ne racontent-ils pas sa puissance? Vous parlez de temple : mais ces hautes forêts, ne sont-elles pas plus élevées que des colon-ple que nous menons n'engendre jamais de malanes? Est-il une voûte plus majestueuse que celle des cieux, des flambeaux aussi brillants que le soleil, un encens aussi doux que celui des fleurs, une musique plus touchante que la reconnaissance des peuples, et des pontifes plus vénérables que les magistrats des nations? Vous demandez qu'on élève une statue à Jupiter; quel art exprimera donc une puissance si opposée à notre faiblesse, une durée si contraire à notre rapidité, une immensité si éloignée de notre politesse? Ah! si quelque chose peut donner une idée de cette sublime image, c'est l'aspect de l'homme vertueux et juste qui, à l'exemple de Jupiter lui-même, s'occupe du bonheur des misérables mortels.

Vous avez parlé de serviteurs et d'esclaves; nous n'en avons point: aucun Arcadien ne ne soucie de servir, ni d'être servi; l'échange des soins les plus doux se fait entre les personnes qui vivent sous le même toit, des enfants aux pères et des pères aux enfants. L'aisance ne se rencontre que dans les familles nombreuses; nous nous gouvernons bien plus par les mœurs que par les lois : aussi c'est l'éducation de nos enfants que nous soignons sur toute

Dans un pays si heureux et si libre, reprit Céphas, il semble que les sciences ont dû faire d'immenses progrès. Vous avez sans doute des astronomes et des mages plus habiles que ceux de l'Égypte. Lamon reprit : La vertu vaut mieux que toutes les sciences; il n'y a que la vertu qui rende l'homme heureux. Nous ne nous attachons jamais aux causes naturelles, mais nous remontons jusqu'à la Divinité. Comme elle est le principe de toutes choses, elle en est aussi la conséquence. Au lieu que vous vous élevez jusqu'aux principes les plus abstraits de la science, où l'esprit se confond, où l'œil n'aperçoit plus rien, nous descendons au contraire des principes aux résultats, comme la nature nous l'enseigne, et nous nous arrêtons là. On dit que vous savez la cause des mouvements du soleil; nous savons, nous, qu'un dieu conduit son char. Vous connaissez l'origine des fontaines, tandis que nous adorons les nymphes qui les laissent échapper de leurs urnes bienfaisantes. Vous cal

culez le cours des étoiles; nos pères nous ont ap-, qu'ils prennent part à notre bonheur, comme un jour nous prendrons part à celui dont ils jouissent. Ainsi la mort se présente à nous comme l'entrée d'une vie plus heureuse; car la vie de ce monde, même en Arcadie, est mêlée de beaucoup de maux : les dieux l'ont voulu pour nous ramener à eux par le malheur.

pris que des hommes fameux par leurs vertus y résident. Partout nous voyons les dieux; c'est dans leur sein que nous aimons à nous reposer. Ce ne sont point les sciences de l'Égypte qui ont appris aux hommes à semer le blé ou à préparer le vin deux enfants de Jupiter, Bacchus et Cérès, président par son ordre aux moissons et aux vendanges. La vie de l'homme est si courte, il y a si peu de temps pour la vertu; comment en resterait-il pour la science? Vous avez, dit-on, en Égypte, recueilli toutes les plantes, décrit tous les animaux, disséqué le corps humain; pour nous, nos collections sont vivantes, nos champs renferment nos végétaux, et nous n'étudions l'homme que lorsqu'il est animé par l'ame qui le fait homme.

Cependant, reprit Céphas, le bonheur en Arcadie semble fait surtout pour la jeunesse ; car la vieillesse ne peut plus aimer, et il ne lui reste que le regret des plaisirs qu'elle a perdus. Tirtée prit alors la parole et dit: Ah! que vous connaissez peu le plaisir d'avoir bien vécu ! Les ouvrages du grand Jupiter vont toujours de perfections en perfections d'une graine s'élève d'abord une tige verdoyante; elle devient ensuite un arbre qui se couvre de fleurs et donne des fruits; ces fruits se multiplient et forment des vergers et des forêts qui pourraient s'étendre à l'infini. Ainsi, l'homme n'est d'abord qu'un enfant : élevé par les caresses de sa mère, il est heureux; l'âge d'aimer vient, il se marie, c'est l'âge le plus doux ; il devient père et roi, et ses jouissances augmentent à mesure qu'il avance dans la vie. Déja les folles passions l'abandonnent, sa raison le conduit, son expérience le fait adorer de tous. Plein de confiance et de sagesse, il s'approche du terme sans regret; car il n'a que d'heureux souvenirs. Et que regretterait-il sur la terre? ce qu'il a de plus cher a déja pris les devants: ses aïeux, ses amis, le doux objet de son amour, tout a disparu; un peuple nouveau se présente, qui ne le connaît que pour le vénérer comme un dieu. Vouloir retrancher la vieillesse de la vie, c'est vouloir en retrancher les plus délicieux souvenirs, c'est vouloir retrancher la nuit du cercle du jour, la nuit qui nous rend seule la vue des cieux. Le jour nous ne voyons que les objets de la terre, l'astre de la lumière nous éblouit; mais la nuit, quand la terre a disparu, la majesté du ciel se montre, nos regards pénètrent jusqu'à l'habitation des dieux. Ainsi la vieillesse découvre un spectacle inconnu à la jeunesse, et jouit du bonheur infini dont elle s'approche. Vouloir ôter à la vie son dénouement qui est la mort, c'est vouloir anéantir le temps des récompenses et de la vraie félicité. Pourquoi marchons

Il paraît, dit Céphas, que vous suivez en tout les penchants et les instincts de la nature; vous devez donc vous livrer à la vengeance, à la haine, au plaisir, qui sont des penchants naturels ? Lamon repartit Le premier instinct, l'instinct universel de l'homme est son bonheur; or le vice ne fait pas le bonheur : la vengeance détruit les lois; les excès affaiblissent la santé, qui est le premier des biens; l'inconstance s'oppose au mariage et divise les familles. Au contraire, chaque vertu attire une portion de bonheur : la tempérance, la santé ; la constance, les douces unions; et le mariage, l'amour de nos enfants. Ainsi la vertu, en faisant le bonheur particulier, fait le bonheur général : c'est ce que l'expérience nous apprend, et nous nous en tenons à l'expérience. Mais, dit Céphas, il me semble qu'on ne doit quitter tant de biens qu'avec peine, et que la vieillesse et la mort sont d'autant plus cruelles que les plaisirs de la jeunesse ont été plus ravissants. La nature, dit Lamon, nous fait sortir de la vie aussi doucement que nous y sommes entrés, sans nous en apercevoir. Est-il rien de plus heureux que la vieillesse. Délivrés des passions, les hommes ne s'occupent plus que de la vertu ; ils ressemblent déja aux dieux : ils ne font que du bien et reçoivent de tous ceux qui les approchent des hommages et des respects. Leurs espérances ne sont plus pour une vie passagère, mais pour une vie immortelle, pour un bonheur sans fin. Ils regardent la mort comme le plus doux des asiles; car, une fois sortis de la vie, ils de-nous sur les pas des héros, si nous ne devons plus viennent les dieux de leurs familles et de leur pa- les revoir? Pourquoi honorons-nous les dieux, si trie. La perte de nos parents, celle de nos amis, nous ne devons pas les connaitre? Ce monde, nous porte à penser qu'un jour nous serons tous bien ordonné dans toutes ses parties, ne serait réunis; loin de les éloigner de nous après leur donc qu'un vain spectacle, dont les auteurs se mort, ils reposent dans nos jardins, dans les lieux renouvelleraient sans cesse et sans but? La vertu de nos réunions et de nos plaisirs : nous croyons ne mérite-t-elle aucun prix? Divin Hercule! toi OEUVRES POSTHUMES.

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si

qui honoras ces lieux par tant d'actions d'éclat, | Eh quoi ! dit Amasis, voilà donc le sort de tous tes vertus n'auraient été suivies d'aucune joie, les rois! partout je les ai vus enviés et malheutes bienfaits n'auraient mérité aucune récom- reux! Le jeune fils de Lamon lui répondit: Ce pense! Ah! ma vieillesse ne s'est point vainement sont les hommes qui font leur propre malheur; les promis de te voir dans une vie immortelle ! Et lois de la nature sont toutes fondées sur l'amour; vous, mes enfants! vous qui ne fites qu'apparaître les lois humaines le sont sur le besoin de punir le sur la terre, et dont aucun bien n'a pu me faire crime. Heureux ceux qui ne sont gouvernés que oublier la perte; vous, pieux compagnons de ma par les lois de la nature! Mais l'Arcadie, aujourjeunesse, et vous aussi, chère épouse, qui faisiez d'hui si riante, n'est point arrivée de suite à cet les délices de ma maison, maintenant solitaire, état de perfection; elle a eu des mœurs sauvages, vous entendez sans doute ces derniers accents de et rien n'était égal alors à la désolation qui régnait ma voix affaiblie, et vous vous préparez à me re- parmi nous. cevoir dans votre sein! A ces mots, Cyanée, ne Les hommes ne se sont rien donné, ils doivent pouvant plus contenir son émotion, se mit à fon- tout aux dieux : Jupiter versa les fruits dans nos dre en larmes; et tous desiraient de mourir, jardins; Cérès nous apporta le blé; Bacchus, le goûtant par avance le bonheur de revoir leurs vin; Pan, les troupeaux; Vénus nous envoya les amis, qui les avaient précédés dans les Champs- doux présents qui ravissent les cœurs: c'est elle qui Élysiens. environne de graces ineffables le sourire, la taille Cependant Amasis s'informait, auprès d'un des et le sein de l'objet aimé. A sa naissance, l'Amour fils de Lamon, du nom et des mœurs des diffé-parut, et soudain un charme secret se répandit au rentes tribus qui arrivaient de toutes parts. Le jeune berger lui fit d'abord remarquer les robustes habitants de la Messénie, qui fécondent une terre aride; puis les peuples si doux de l'Élide, qui ne respirent que les fêtes; les belliqueux Achaïens et ceux de la voluptueuse Sicyone; les Épirotes, les Acarnaniens, les habitants de l'Étolie, les rudes Molosses, descendus de leurs montagnes ; les peuples de Delphes, ville célèbre par ses oracles; ceux de Samos qui naviguent par toute la terre; les Dolopes, si légers à la course, qui se vantent d'être compatriotes du vaillant Achille; enfin, les Athéniens, si ingénieux, rassemblés par Cécrops, et les Spartiates, si remarquables par une beauté mâle et par la sévérité de leurs mœurs. Montrezmoi, dit Amasis, les habitants d'Argos; Céphas et moi, nous voulons aller visiter la patrie du grand Agamemnon. Les peuples d'Argos, répondit le fils de Lamon, sont ceux dont la physionomie est si sérieuse et si fière; nous pourrions savoir d'eux quelle distance les sépare de nous, et combien ils ont mis de temps à se rendre jusqu'ici. Alors Amasis et le fils de Lamon abordèrent un homme d'Argos, qui répondit ainsi à leurs questions: Il ne faut que deux jours de marche pour se rendre à Argos; mais, aimables bergers, vous qui êtes assez heureux pour ignorer ce qui se passe à la cour des rois, ne venez point dans cette déplorable cité; vous n'y verriez que des infortunés. Aussitôt une profonde tristesse se peignit dans tous ses traits, et il ajouta en s'éloignant: Vous suppliez les dieux de protéger vos plaisirs, tandis que nous venons demander à Jupiter de soulager nos maux.

milieu des bois et des prairies, sur le bord des fontaines, dans le fond des vallées; la nature entière devint son empire: voilà pourquoi il fuit les tristes palais. A la campagne, tout ajoute une volupté céleste aux sentiments que l'amour inspire: la vue d'une fleur penchée sur sa tige, celle des nuées errantes, les pluies de l'automne, jettent l'ame dans de douces rêveries; il semble que ce dieu soit partout, qu'on le respire avec l'existence. Quand Jupiter créa le monde, les arbres avaient des fruits, mais point de fleurs; les ruisseaux coulaient sans murmure, les animaux se voyaient sans se chercher, sans se livrer à leurs jeux et à leurs instincts; les oiseaux ne chantaient point encore; enfin le monde était comme une broderie, comme une œuvre inanimée; tout y était monotone, sans joie et sans desir. Mais Vénus parut, conduite par les Néréides, sur la surface des mers; elle prit ses cheveux avec ses belles mains, elle en pressa l'eau et les laissa flotter sur ses épaules : les Heures vinrent au devant d'elle, et lui donnèrent une robe de pourpre; les Zéphyrs la poussèrent doucement sur les rivages de Cythère, et l'Amour naquit pour la recevoir. D'abord elle se baigna dans l'eau des fontaines, et les ruisseaux se mirent à murmurer; chaque herbe qu'elle touchait en marchant se couvrait de fleurs; chaque oiseau qui la voyait se mettait à chanter. Elle cueillit des branches de myrte dont elle se fit une couronne, et cet arbre devint celui des amants. Alors les Heures rattachèrent les tresses de ses cheveux avec un bandeau de mille couleurs et la conduisirent au ciel, où son aspect ravit les dieux; dès ce mo

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