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PARALLÈLE DE VOLTAIRE ET DE J.-J. ROUSSEAU.

peintre du malheur. Il me cita la fin d'Agis, celle d'Antoine, celle de Monime, femme de Mithridate, le triomphe de Paul-Emile et les malheurs des enfants de Persée. Tacite, me disait-il, éloigne des hommes, mais Plutarque en rapproche. En parlant ainsi, nous marchions à l'ombre de superbes marronniers en fleurs. Rousseau en abattit une grappe avec sa petite faux de botaniste, et me fit admirer cette fleur, qui est composée. Nous fimes ensuite le projet d'aller dans la huitaine sur les hauteurs de Sèvres. Il y a, me dit-il, deux beaux sapins et des bruyères toutes violettes: nous partirons de bon matin. J'aime ce qui me rappelle le nord: à cette occasion, je lui racontai mes aventures en Russie et mes amours malheureuses en Pologne. Il me serra la main, et me dit en me quittant J'avais besoin de passer ce jour avec vous...

P. S. Voyez ci-après le fragment intitulé: PARALLÈLE DE J.-J. ROUSSEAU ET DE VOLTAIRE.

PARALLÈLE

DE

VOLTAIRE ET DE J.-J. ROUSSEAU.

Le public a toujours pris plaisir à faire aller de pair ces deux hommes contemporains et à jamais célèbres. Quoiqu'ils aient eu plusieurs choses de commun, je trouve qu'ils en ont eu un plus grand nombre où ils ont contrasté d'une manière étonnante. D'abord ils semblent avoir partagé entre eux le vaste empire des lettres. Tragédies, comédies, poèmes épiques, histoire, poésies légères, romans, contes, satires, discours sur la plupart des sciences; tel a été le lot de Voltaire. Rousseau a excellé dans tout ce que l'autre a négligé : musique', opéra, botanique, morale. Jamais dans aucune langue personne n'a écrit sur autant de sujets que le premier; et personne n'a traité les siens avec plus de profondeur que le second.

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ver l'expression propre. Sa conversation était très intéressante, surtout dans le tête-à-tête; mais l'arrivée d'un étranger suffisait pour l'interdire. Il ne faut, me disait-il, qu'un petit argument pour me renverser; je n'ai d'esprit qu'une demi-heure après les autres; je sais précisément ce qu'il faut répondre quand il n'en est plus temps. Le premier, toujours léger et facile dans son style, répand les graces sur les matières les glus abstraites: mais le second fait sortir de grandes pensées des sujets les plus simples: l'origine des lois, de la plantation d'une fève. Le premier, par un talent qui lui est particulier, donne à sa poésie légère l'aimable facilité de la prose; le second, par un talent encore plus rare, fait passer dans sa prose l'harmonie de la poésie la plus sublime.

Tous les deux, avec de six grands moyens, se sont proposé le même but le bonheur du genre humain. Voltaire, tout occupé de ce qui peut nuire aux hommes, attaque sans cesse le despotisme, le fanatisme, la superstition, l'amour des conquêtes; mais il ne s'occupe guère qu'à détruire. Rousseau s'occupe à la recherche de tout ce qui peut nous être utile, et s'efforce de bâtir. Après avoir nettoyé dans deux discours académiques les obstacles qui s'opposent à ses vues, il présente aux femmes un plan de réforme ; aux pères, un plan d'éducation; à la nation, un projet de cours d'honneur ; à l'Europe, un système de paix perpétuelle; à toutes les sociétés, son Contrat social. Le vol de tous deux est celui du génie. Las des maux de leur siècle, ils s'élèvent aux principes éternels sur lesquels la nature semble avoir posé le bonheur du genre humain. Mais après avoir écarté des mœurs des gouvernements, et des religions qui en entourent la base, ce qui leur paraît l'ouvrage des hommes, celui-ci finit par la raffermir, et l'autre par l'ébranler.

Leur manière de combattre leurs ennemis, quoique très opposée, est également redoutable. Voltaire se présente devant les siens avec une arLa conversation de Voltaire était d'autant plus mée de pamphlets, de jeux de mots, d'épigrambrillante, que le cercle qui l'environnait était plus mes, de sarcasmes, de diatribes, et de toutes les nombreux j'ai ouï dire qu'elle était charmante troupes légères du ridicule. Il en environne le facomme ses écrits. Son esprit était une source tou- natisme, le harcèle de toutes parts, et enfin le met jours abondante; des secrétaires veillaient la nuit en fuite. Rousseau, fort de sa propre force, avec pour écrire sous sa dictée: on faisait des livres des les simples armes de la raison, saisit le monstre bons mots qui lui échappaient à chaque instant. Au par les cornes et le renverse. Lorsque dans leurs contraire, Rousseau était taciturne; il travaillait querelles ils en sont venus aux mains l'un et l'aulaborieusement; il m'a dit qu'il n'avait fait aucun tre, Rousseau a fait voir que, pour vaincre le ridiouvrage qu'il n'eût recopié quatre ou cinq fois, et cule, il suffisait de le braver. Pour moi, me disaitque la dernière copie était aussi raturée que la pre-il un jour, j'ai toujours lancé mon trait franc, je mière ; qu'il avait été quelquefois huit jours à trou-ne l'ai jamais empoisonné: je n'ai point de détour

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PARALLÈLE DE VOLTAIRE ET DE J.-J. ROUSSEAU.

à me reprocher. Vos ennemis, lui répondis-je, I s'enivrent de son vin. Cependant Voltaire était senn'en sont pas mieux traités; vous les percez de part en part.

sible : il a défendu de sa plume, de sa bourse et de son crédit, des malheureux; il a marié la petite-fille de Corneille; il a usé noblement de sa fortune. Mais Rousseau, ce qui est plus difficile, a fait un noble usage de sa pauvreté ; non seulement il la supportait avec courage; mais il faisait du bien en secret, et il ne se refusait pas dans l'occasion aux actions d'éclat. Les deux louis dont il con

Tous deux cependant se sont quelquefois égarés, mais par des routes bien différentes. Dans Voltaire, c'est l'esprit qui fait tort à l'homme de génie; dans Jean-Jacques, c'est le génie qui nuit à l'homme d'esprit. Un des plus grands écarts qu'on ait reprochés à celui-ci, c'est le mal qu'il a dit des lettres; mais par l'usage sublime auquel il les atribua pour élever la statue de Voltaire, son enneconsacrées en inspirant la vertu et les bonnes mœurs, il est à lui-même le plus fort argument qu'on puisse lui opposer. L'autre, au contraire, vante sans cesse leur heureuse influence; mais par l'abus qu'il en a fait, il est la plus forte preuve du système de Rousseau.

mi, me paraissent plus généreusement donnés que la dot procurée par une souscription des ouvrages du père du théâtre, en faveur de sa parente.

Au reste, Voltaire avait réellement des vertus. C'est la réflexion qui le rend méchant, son premier mouvement est d'être bon, disait Rousseau. Aussi ne douté-je pas, d'après le témoignage même de celui qu'il a persécuté, qu'un infortuné n'eût pu hardiment lui aller demander du pain; mais quel est celui qui n'eût partagé le sien avec Jean-Jacques! La réputation de ces deux grands hommes est universelle, et semblable en quelque sorte à leurs talents: celle de Voltaire a plus d'étendue, celle de Rousseau plus de profondeur. Tous deux ont été traduits dans la plupart des langues de l'Europe. Le premier, par la clarté de son style, qui l'a mis à la portée des plus simples, était si connu et si aimé dans Paris, que lorsqu'il sortait, une foule incroyable de peuple environnait son carrosse : quand il est tombé malade, j'ai entendu dans les carrefours les portefaix se demander des nouvelles de sa santé. Rousseau, au contraire, qui n'allait jamais qu'à pied, était fort peu connu du peuple, il en a même éprouvé des insultes cependant il s'était toujours occupé de son bonheur, tandis que son ri

Leur philosophie embrasse toutes les conditions de la société. Celle de Voltaire est celle des gens heureux, et se réduit à ces deux mots: Gaudeant bene nati! Rousseau est le philosophe des malheureux, il plaide leur cause, et pleure avec eux. Le premier ne vous présente souvent que des fêtes, des théâtres, de petits soupers, des bouquets aux belles, des odes aux rois victorieux; toujours enjoué, il abat en riant les principes de la morale, et jette des fleurs jusque sur les maux des nations; le second, toujours sérieux, gronde sans cesse contre nos vains plaisirs, et ne voit dans les mœurs de notre bonne compagnie que les causes prochaines de notre ruine. Cependant, après avoir lu leurs ouvrages, nous éprouvons bien souvent que la gaieté de l'un nous attriste, et que la tristesse de l'autre nous console. C'est que le premier, ne nous offrant que des plaisirs dont on est dégoûté, ou qui ne sont pas à notre portée, et ne mettant rien à la place de ceux qu'il nous ôte, nous laisse pres-val n'avait guère travaillé que pour ses plaisirs. que toujours mécontents de lui, des autres et de nous. Le second, au contraire, en détruisant les plaisirs factices de la société, nous montre au moins ceux de la nature.

Quant à la classe éclairée des citoyens qui, égale-
ment loin de l'indigence et des richesses, semblent
être les juges naturels du mérite, on ferait une
bibliothèque des éloges qu'elle a adressés à Vol-
taire. A la vérité, il avait loué toutes les conditions
qui établissent les réputations littéraires : au con-
traire, Rousseau les avait toutes blâmées, en dés-
approuvant les journalistes, les acteurs,
les artis-
tes de luxe, les avocats, les médecins, les finan-
ciers, les libraires, les musiciens, et tous les gens
de lettres sans exception. Cependant il a des sec-
tateurs dans tous ces états, dont il a dit du mal;
tandis que Voltaire, qui leur a fait tant de com-

Ce goût de Voltaire pour les puissants, et ce respect de Rousseau pour les infortunés, se manifestent dans les ouvrages où ils se sont livrés à leur passion favorite, celle de réformer la religion. Voltaire fait tomber tout le poids de sa longue colère sur les ministres subalternes de l'Église, les moines mendiants; les habitués de paroisse, le théologien du coin; mais il est aux genoux de ses princes; il leur dédie ses ouvrages; il leur offre un encens qui ne leur est pas indifférent. Rousseau choi-pliments, n'y a que des partisans : c'est, à mon avis, sit pour son pontife un pauvre vicaire savoyard, et, parceque celui-ci ne réclame que les droits de honorant dans ses utiles travaux l'ouvrier laborieux la société, tandis que l'autre défend ceux de la de la vigne, il ne s'indigne que contre ceux qui nature. Il n'est guère d'homme qui ne soit bien

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Quant à Rousseau, troublé par la haine des peuples, par les divisions des philosophes, par les systèmes des savants, il ne se fait d'aucune religion, pour les examiner toutes; et, rejetant le témoignage des hommes, il se décide en faveur de la re

rale, et du caractère divin qu'il entrevoit dans son auteur. Voltaire ôte la foi à ceux qui doutent, Rousseau fait douter ceux qui ne croient plus. S'il parle de la Providence, c'est avec enthousiasme, avec amour; ce qui donne à ses ouvrages un charme inexprimable, un caractère de vertu dont l'impression ne s'efface jamais.

aise d'entendre quelquefois sa voix sacrée, et un plus opposés. cœur répondre à son cœur ; il n'en est guère qui, à la longue, mécontent de ses contemporains, ne rentre en lui-même avec plaisir, et ne pardonne à Rousseau le mal qu'il a dit des citoyens, en faveur de l'intérêt qu'il prend à l'homme. Quant à l'opinion de ceux dont les conditions sont assez élevées et assez malheureuses pour ne leur permettre ja-ligion chrétienne, à cause de la sublimité de sa momais de redescendre à la condition commune, elle est tout entière en faveur de Voltaire. Il a été comblé de louanges et de présents par les grands, par les princes, par les rois et par les papes même. L'impératrice de Russie lui a fait dresser une statue; le roi de Prusse lui a souvent adressé des compliments en prose et en vers. Rousseau, au contraire, a été tourné en ridicule par Catherine II et par Frédéric. Cependant il a vu le roi de Pologne, Stanislas-le-Bienfaisant, prendre la plume pour le réfuter; et en cela même sa gloire me paraît préférable à celle de son rival. Philippe de Macédoine distribuait des couronnes aux vainqueurs des jeux olympiques; mais Alexandre y aurait combattu, s'il avait vu des rois parmi les combattants. Il est plus glorieux d'avoir un roi pour rival que pour patron, surtout lorsqu'il s'agit du bien des hommes.

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Enfin, ils ne sont pas moins opposés dans leur fortune: l'un avec ses richesses, l'autre forcé de travailler pour vivre, voyant chaque jour ses ressources diminuer, et obligé d'accepter un asile à soixante-six ans. Le premier, né à Paris, dont il adorait le tourbillon, est allé chercher le repos à la campagne près de Genève; l'autre, né à Genève, ne respirant qu'après la campagne, est venu chercher la liberté au centre de Paris; et c'est lorsque la fortune semblait avoir répondu à leurs vœux, lorsqu'ils n'avaient plus rien à desirer, que, dans la même année, et presque dans le même mois, la mort les a tous deux enlevés : Voltaire, au milieu des applaudissements et des triomphes de la capitale; Rousseau, dans une île solitaire, au sein de la nature.

DISCOURS

SUR CETTE QUESTION:

COMMENT L'ÉDUCATION DES FEMMES POURRAIT
CONTRIBUER A RENDRE LES HOMMES MEILLEUBS.
Pour rendre les hommes bons, il faut les rendre heureux.

Après tout, ce ne sont pas les rois qui décident du mérite des philosophes, mais la postérité qui les juge d'après le bien qu'ils ont fait au genre humain. Si donc nous les comparons dans ce point important, qui est le résultat de toute estime publique, nous trouverons que Voltaire a achevé d'abattre le jansénisme en France, et que les autoda-fé, contre lesquels il a tant crié, sont plus rares en Portugal; qu'il a affaibli dans toute l'Europe l'esprit de fanatisme; mais que, d'un autre côté, il y a substitué celui d'irréligion. Suivant Plutarque, la superstition est plus à craindre que l'athéisme. même : cela pouvait être vrai chez les Grecs; mais nous, à qui notre misérable éducation inspire dès l'enfance l'intolérance sous le nom d'émulation, nous nous occupons toute la vie à faire adopter nos opinions, ou à détruire celles qui nous embarrassent, quand nous n'avons pas assez de crédit pour faire passer les nôtres. L'intolérance théologique n'est qu'une branche de l'intolérance, disait Le discours suivant concourut, en 1777, pour le prix J.-J. Rousseau; chez nous le froid athée serait d'éloquence proposé par l'académie de Besançon. On peut y découvrir le germe d'une multitude d'idées neuves et persécuteur. Au reste, ce n'est pas que l'esprit utiles, développées depuis dans les Études de la Nature. d'incrédulité soit universel dans Voltaire; on y Ces répétitions cependant n'ont pu nous déterminer à trouve au contraire de superbes tableaux de la re-supprimer un discours qui renferme plusieurs passages ligion et de ses ministres : il détruit souvent d'une main ce qu'il élève de l'autre; ce qui est chez lui non une inconséquence, mais une vanité d'artiste, qui veut montrer son habileté dans les genres les

AVIS DE L'ÉDITEUR.

neufs, et dignes des plus beaux temps de Bernardin de Saint-Pierre. Tel est, à la fin de la première partie, le tableau des mœurs du siècle; et dans la seconde, un portrait de l'enfance, et de charmantes esquisses sur les arts et le bonheur domestique, qui font de ceite seconde partie

un des morceaux les plus agréables qui soient sortis de la tirait des abîmes du vice; car la dépravation n'est plume de l'auteur.

Le manuscrit qui est entre nos mains était surchargé de notes et de corrections, ce qui a rendu notre travail assez difficile. Cette copie est sans doute une première esquisse, mais nous avons fait de vaines recherches pour nous en procurer une plus correcte.

Quant au sujet de ce discours, il nous semble que la question n'est traitée que dans la première partie ; la seconde est un ouvrage de pure imagination. Au reste, voici le jugement que l'auteur lui-même en a porté dans les Études de la Nature.

« Une académie de province proposa, il y a quelques » années, pour sujet du prix de la Saint-Louis, cette » question: Comment l'éducation des femmes pourrait » contribuer à rendre les hommes meilleurs? Je la traitai, » et je fis deux fautes par ignorance, sans compter les au» tres la première, d'entreprendre d'écrire sur un pareil sujet, après que Fénelon avait fait un fort bon livre » sur l'éducation des filles; la seconde, de débattre de la » vérité dans une académie. Celle-ci ne donna point de prix, et retira son sujet. Tout ce qu'on peut dire sur » cette question, c'est que par tout pays les femmes n'ont

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qu'un naufrage.

Une matière si importante se présente pour être traitée d'une manière simple: il s'agit d'examiner ce qu'on doit retrancher de l'éducation des femmes, et ce qui doit la composer. Mais que de difficultés s'élèvent à la fois! Y a-t-il eu des peuples ramenés à la vertu par les femmes? Comment traiter de l'éducation d'un sexe sans s'occuper de celle de l'autre? Des institutions nouvelles peuvent-elles influer sur des habitudes anciennes, et la vertu peutelle s'allier au vice? En exposant une partie de nos maux pour en chercher le remède, ne doit-on pas craindre de faire la satire des deux sexes, et d'aliéner ceux qu'on voudrait améliorer? Que d'objets à traiter, et de ménagements à garder ! Que d'oppositions de la part des coutumes, des préjugés, des conditions et des lois! Ah! qu'il était facile au plus beau génie des Français, au plus digne d'être

» dû leur empire qu'à leurs vertus, et qu'à l'intérêt qu'e!-aimé, de faire régner la vertu dans les murs de » les ont pris pour les malheureux. »

Parler aux hommes d'arts, de sciences, de gloire, de fortune, de liberté même, c'est n'en intéresser qu'un petit nombre; mais leur parler de ce sexe qui partage avec eux le poids des besoins de la vie, et porte seul celui de leur enfance; de ce sexe qu'ils auraient appelé du nom d'industrieux, de consolateur, de nourricier, s'ils ne lui avaient donné par excellence celui de beau, et qui, naissant en nombre égal au leur par toute la terre, paraît le seul bien que la nature ait reparti à chacun d'eux en particulier; c'est s'adresser à tout le genre humain.

Si de toutes les questions académiques celle-ci est une des plus universelles par son sujet, elle en est encore une des plus intéressantes par les moyens qu'elle indique et par l'objet qu'elle se propose. Il s'agit de réformer les hommes, et de les rendre meilleurs par les femmes. Quel est l'homme qui n'a souhaité de devenir meilleur? Quel est le sage peut-être qui, invité par elles, n'eût desiré de marcher à la sagesse sous des auspices aussi doux? Il y a dans leur empire un pouvoir et une grâce inexprimable: d'une main elles subjuguent la puissance altière; de l'autre elles supportent et touchent les malheureux sans les blesser. Lorsque Ulysse sort des flots, il est revêtu d'habits par la fille d'Alcinous. Infortuné, lui dit-elle, allez à la ville; et quand vous serez au palais, pour obtenir ce que vous voudrez, adressez-vous à ma mère, qui peut tout sur l'esprit du roi. Oui, à la voix des femmes, et par leur secours, l'homme le plus corrompu sor

Salente, chez un peuple pauvre, sur les rivages déserts de l'Hespérie! Ici, loin de supprimer les obstacles pour tracer un plan, il faut accorder le plan aux obstacles mêmes, et l'étendre encore à tous les temps et à tous les lieux. On voit quelquefois au milieu de l'Océan des bocages de palmiers s'élever du sein des écueils; leurs racines s'enfoncent dans les flancs des rochers, leurs troucs s'élè vent sur le bord des précipices, et leurs fruits sont suspendus au dessus des flots en fureur : la douceur de cette retraite redouble encore par le voisinage des tempêtes.

Si l'entreprise que je vais tenter est difficile, la gloire en est assurée. Le génie, messieurs, qui vous a inspiré le choix de cette question, présente deux couronnes à mériter dans la noble carrière que vous ouvrez ; il en a mis une à l'extrémité, et il l'a réservée à l'éloquence; mais il a placé la plus belle dès l'entrée, et il l'a destinée à tous ceux qui concourent avec vous à rendre les hommes meilleurs.

PREMIÈRE PARTIE.

L'idée de réformer les hommes par les femmes est venue chez les Grecs au plus grand des légis lateurs et au plus vertueux des rois. Lycurgue, suivant Aristote, essaya de commencer par elles la réforme de Lacédémone, et il n'en put venir à bout. Il est vrai que dans la suite il les employa comme un des ressorts les plus puissants de son gouvernement; mais il semble qu'en cela même son expérience nous soit contraire. Si les filles lacédémoniennes, en faisant dans leurs chansons l'é

loge ou la satire des jeunes gens, les enflammaient de l'amour de la vertu, les exercices, où elles dansaient nues pour les engager au mariage, furent une des principales causes qui ramenèrent la corruption. Tant il est à craindre, en fortifiant les liens d'une société, de forcer ceux de la nature!

Cinq cent quarante-deux ans après Lycurgue, tous les vices étant rentrés dans Lacédémone, le roi Agis voulut tenter par les femmes une nouvelle réforme, il y détermina sa mère et son aïeule, qui étaient fort riches; mais les autres s'y refusèrent par la crainte de perdre leurs biens, et y mirent par leurs amis une entière opposition. La fin funeste de ce jeune prince apprit aux rois que, dans l'art si difficile de faire du bien aux hommes, la prudence était encore plus nécessaire que le cou

rage.

Denos jours, un écrivain fameux semble, comme Platon, avoir espéré de l'éducation des femmes une révolution dans les mœurs; mais, ayant traité dans son Émile à la fois de l'éducation des deux sexes, loin de faire ressortir celle de la femme à l'utilité publique, il a séparé de la société celle de l'homme même, qui semble à tant d'égards devoir être nationale.

Les vœux des philosophes, la puissance des rois, le génie des législateurs, toutes ces circonstances même réunies sont insuffisantes pour la réforme d'un peuple, si l'adversité, qui ramène les hommes malgré eux à la nature, n'en prépare l'occasion. Ce fut l'adversité qui fit réussir celle de Lacédémone par Lycurgue, d'Athènes par Solon, de Rome par les censeurs, et de tant d'autres nations mises dans l'alternative de périr ou de devenir meilleures. Dans tous ces pays un petit nombre de familles s'étaient emparées des richesses de l'état, et la multitude n'avait plus rien. Ce sont les malheureux qui appellent les réformateurs.

Il n'y a point d'exemple d'une grande société améliorée par les femmes, mais il y en a beaucoup d'hommes en particulier réformés par elles, de révolutions heureuses qu'elles ont occasionnées dans la constitution des lois, et de peuples entiers qu'elles ont préservés de leur ruine. Si l'histoire, qui ne nous offre qu'un petit nombre de combinaisons, ne nous a pas encore montré jusqu'où peut s'étendre tout leur pouvoir, elle nous apprend une vérité bien incontestable, c'est qu'il n'y a personne de plus intéressé à la réforme des hommes que les femmes. Partout où les peuples ont eu des mœurs, elles ont régné ; et partout où ils sont tombés dans le dernier degré de corruption, elle sont esclaves. Les femmes furent toutes puissantes chez

les peuples les plus vertueux de la Grèce. Il n'y a que nous autres Lacédémoniennes, disait l'épouse de Léonidas, qui commandions à nos maris, parcequ'il n'y a que nous qui fassions des hommes. Xénocrite à Cumes, par une simple attitude, fait une révolution. Elle se montre à visage découvert devant ses compotriotes, et elle se voile devant leur tyran, parcequ'il n'y a que lui, leur dit-elle, qui soit un homme. L'honneur renaît dans les habitants de Cumes, et la tyrannie est détruite. Chez les Romains les femmes étaient honorées à leur mort d'éloges publics, comme les chefs de la nation. En vain le vieux Caton murmurait de leurs prérogatives; ce peuple reconnaissant, en leur faisant part de sa gloire, se ressouvenait que le flambeau de sa liberté avait été allumé au bûcher d'une femme vertueuse. Mais qui peut les voir sans pitié, dans presque toute la voluptueuse Asie et sur les rivages barbares de l'Afrique, réservées en grand nombre aux plaisirs d'un seul, condamnées à de rudes travaux; ici, vendues pour l'esclavage; là, immolées sur les tombeaux des grands et des rois? Qui peut même aujourd'hui voir leur sort avec indifférence dans les lieux où elles ont été souveraines? Elles y sont libres, dira-t-on. Eh! qu'importe que les lois assurent la liberté, si les menées sourdes de la tyrannie contraignent la multitude de l'engager chaque jour pour vivre! Le plus grand des malheurs est d'être forcé de se vendre, et de ne pas trouver de maître. Ce serait un tableau bien digne des regards de l'homme, que celui de la condition des femmes sur toute la terre il y verrait leur bonheur finir avec sa vertu. Mais, considérant encore avec espoir l'influence des femmes en France, d'où elles règnent par les grâces sur toute l'Europe, j'étendrais, ce me semble, leur puissance à l'univers entier, si je pouvais les ramener à ces temps où elles apaisèrent d'elles-mêmes une guerre civile dans les Gaules. Le dur Annibal fut si touché de leur équité, qu'il décida que, si les Gaulois se plaignaient des Carthaginois, il prononcerait sur leurs plaintes; mais que, si les Carthaginois se plaignaient des Gaulois, les femmes en seraient les juges. Il y a quelques siècles, elles appréciaient parmi nous, dans leur cour d'amour, ce que les hommes ont de plus cher, l'honneur et la loyauté. Elles devaient cet empire aux mœurs, et les mœurs viennent de l'éducation. Ici, je suis forcé de m'arrêter, et de considérer la source d'où coule la plus grande partie de nos maux, afin de mesurer, s'il est possible, la force de la digue que je voudrais élever contre la violence du torrent qui nous entraîne.

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