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apprendre à en composer des tableaux ou des descriptions. Bien des gens ne peuvent rendre compte de leurs voyages que par les bornes des grands chemins ou par les noms des auberges, des villages et des villes qui se rencontrent sur leur route. Ils ne savent pas même s'orienter, et s'ils ont été au midi ou au nord. Ils traversent sans s'en apercevoir les prairies, les vallons, les forêts: la nature n'est plus rien pour eux. Les végétaux qui en font le plus bel ornement, ne parlent pas à leur ame desséchée par la cupidité.

Nos laboureurs mêmes ne voient que des bottes de foin dans les prés fleuris, et des sacs de blé dans les moissons ondoyantes de la douce Cérès. La forêt la plus majestueuse ne leur présente que des bûches et des fagots: elle n'est digne de leur attention que quand elle est en coupe réglée: ils ne la regardent que quand elle est abattue. Cependant, c'est des harmonies des végétaux que les arts, qui font le charme de la vie, tirent leurs principaux agréments. La poésie, l'éloquence, la morale même, nous ravissent par les images qu'elles en empruntent. L'Évangile, si austère dans les devoirs qu'il nous impose, nous enchante par son style rempli de comparaisons tirées de l'agriculture. J'en ai compté plus de cent dans un seul évangéliste.

gination, parcequ'elles nous annoncent le repos de la nuit, tandis que celles du matin commencent les travaux du jour. Claude Lorrain a choisi par préférence la lumière du soleil couchant pour éclairer ses paysages, et il a excellé à en rendre les reflets dans les airs et sur les eaux marines. Ses vaisseaux, ses palais, ses péristyles y sont tout brillants d'une atmosphère safranée. Mais je pense que les rayons horizontaux du soleil couchant produiraient encore des effets plus riches parmi les arbres d'une forêt, si, en empourprant le dessous de leur feuillage et en dorant leurs cimes verdoyantes, ils se brisaient sur leurs troncs moussus, et les faisaient apparaître comme des colonnes de bronze.

L'atmosphère, à son tour, doit se faire sentir dans un paysage par un ciel élevé, dont on rend les lointains avec des vapeurs étagées et fugitives. Ce sont surtout les nuages qui entourent le soleil couchant qui doivent exprimer la grande étendue de l'horizon par les couleurs vives et les ombres prononcées des nuages qui sont en avant; tandis que ceux qui les suivent sont teints de couleurs et d'ombres mourantes qui vont se perdre dans l'immensité des cieux. L'étendue de l'air doit aussi se feire sentir sur la terre, dans l'épaisseur même des forêts, par de longues perspectives ménagées parmi les troncs des arbres, et par quelques faibles aperçus d'un ciel azuré à travers leurs ra

Je vais à ce sujet hasarder quelques règles pour apprendre aux enfants à exprimer en peinture, en versou en prose, les sensations que leur fait éprou-meaux. C'est ainsi que Jouvenet a rendu, au miver le spectacle de la nature : je parlerai d'abord à leurs yeux avant de parler à leur cœur. La méthode qu'on doit suivre pour bien rendre le caractère d'un paysage en peinture, est la même que celle que j'ai indiquée pour exprimer celui d'une plante. Il faut d'abord rapporter les harmonies que le paysage a avec les éléments, comme nous avons rapporté celles que la plante a avec eux.

On doit commencer par rendre l'action du soleil sur l'horizon: un paysage sans soleil est un végétal sans fleur. Comme aucun pinceau ne peut peindre l'astre du jour dans tout son éclat, il faut le voiler par quelque objet, ou choisir les heures où sa lumière est la moins brillante. Les plus favorables sont celles du matin et du soir, parceque le soleil étant à l'horizon, tous les objets du tableau sont frappés de ses rayons parallèlement à nos yeux, et se détachent les uns des autres par de grandes ombres.

lieu des bois, une solitude profonde de Bruno, le fondateur des chartreux. On parviendrait peutêtre à y exprimer les mouvements de l'air, l'ame des végétaux, par le balancement de la cime des arbres, le retroussis de leur feuillage et les ondulations des prairies. Il serait possible d'y joindre une harmonie aérienne de plus en exprimant une ondée de pluie. Il ne faut pas la répandre dans tout le tableau, car il deviendrait mélancolique comme celui du Déluge du Poussin. Il suffit d'y peindre l'effet d'un nuage pluvieux sur une partie de la forêt. Les rais de la pluie se mêlant avec ceux du soleil, forment des arcs-en-ciel dans les cieux, et des harmonies charmantes parmi les arbres.

Un paysage sans eaux est un palais de Vénus sans miroir. La proportion des eaux avec les terrasses d'un paysage doit être à mon avis de deux à un pour être la plus belle possible. Je la tire de celle Celles du soir me semblent plus intéressantes de notre globe, où il y a deux fois plus de mer que que celles du matin; parceque le ciel étant alors de terre. Mais les terrasses d'un tableau, comme plus vaporeux, la lumière y produit de plus beaux les collines et les montagnes, doivent regagner en effets. Elles plaisent aussi davantage à notre ima-hauteur ce qu'elles perdent dans leur plan, comme

OEUVRES POSTHUMES.

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celles du globe même, car si les mers et les, dit, là où ils manquent. On ne peut donner ce nom aux vastes plaines de la mer, à ses écueils, aux rochers nus et arides du Spitzberg, aux neiges et aux glaciers du nord, ni aux déserts sablonneux de l'Afrique. Au contraire, les végétaux seuls suffisent pour former un paysage très varié dans une plaine, même circonscrite. Les herbes, les arbustes, les sous-arbrisseaux, les arbres, y peuvent être disposés en amphithéâtre, et y figurer des vallons, des collines, des eaux, des rochers, des perspectives. Chaque arbre porte avec lui un caractère particulier qui en varie les scènes, et y exprime, pour ainsi dire, une passion. L'if noir et hérissé présente quelque chose de hi leux; le cyprès, de funèbre; et le saule de Babylone, de mélancolique, par sa longue "chevelure.

méditerranées y ont deux fois plus d'étendue que les continents et les îles, les continents et les îles à leur tour ont peut-être dans leur élévation autant de développement que les mers et les méditerranées. Il en résulte aussi des perspectives ravissantes avec leurs reflets. Les paysages les plus agréables à peindre sont donc ceux des îles. C'est dans celle de Cythère que les poëtes ont placé la naissance de la déesse de la beauté. Les voluptueux Chinois, qui sentent tout le charme des eaux, font sortir leur déesse Amida et son enfant du sein d'une fleur au milieu d'un lac. Les îles les plus agréablement situées, selon moi, sont celles qui sont aux confluents des rivières, parcequ'elles sont au centre de plusieurs avenues d'eau, ou à l'embouchure des fleuves, dont les eaux douces apparaissent couleur de turquoise, tandis que l'eau marine où elles se déchargent est azurée. C'est sur les bords des rivières que les végétaux se montrent dans toute leur beauté, non seulement parcequ'ils y sont plus grands, plus frais et plus fleuris que partout ailleurs, mais parcequ'ils y sont reflétés dans tout leur éclat. Au coucher du soleil surtout, leurs images se dessinent aussi parfaitement au sein des ondes que leurs modèles qui sont dans l'air. Le paysage paraît double; il y en a un droit et un renversé. Ici une forêt s'unit par sa base à la même forêt; là, un pont forme avec lui-même un autre pont, et avec ses propres arcades des cercles entiers, entourés de voussoirs. On y voit à la fois deux cieux, deux soleils, et celui qui est au fond des eaux n'est pas moins éblouissant que celui qui brille dans la profondeur des cieux.

La terre, à son tour, offre de nouvelles consonnances par les couleurs de ses terrasses, dont les sombres roches et le rouge brun s'harmonient si bien avec la verdure. Mais c'est surtout par ses vallées profondes, ses montagnes à croupes arrondies et à sommets escarpés, qu'elle offre les plus magnifiques amphithéâtres à toutes les richesses de la végétation. On y voit toutes ses tribus rangées par ordre, depuis le roseau, d'un vert glauque, que le souffle du zéphir agite sur le bord des eaux, au fond des vallons, jusqu'au cèdre qui s'élève au haut d'une atmosphère empourprée, sur les cimes des monts lointains, autour des glaciers, où il brave les tempêtes et les hivers. La terre couronnée d'arbres paraît plus élevée et plus majestueuse.

Enfin, les végétaux sont si nécessaires, qu'on peut dire qu'il n'y a point de paysage proprement

Lerosier paraît l'emblème du plaisir par ses fleurs éclatantes et passagères, mêlées d'épines cachées et permanentes; le myrte, celui de la volupté, par ses rameaux flexibles et odorants. Le chêne a un caractère athlétique dans son tronc noueux et ses branches tortueuses; le sapin, majestueux dans sa haute et sombre pyramide, ressemble à un grand rocher planté sur les montagnes; le peuplier, aux feuilles tremblantes et murmurantes, imite le mouvement et le gazouillement des eaux.

Les végétaux, par leurs contrastes, produisent entre eux une multitude d'harmonies naturelles : tels sont les rosiers avec les lis; le liseron aquatique à feuilles en cœur et à fleurs en cloches blanches, appelées chemises de Notre-Dame, avec le saule; les ébéniers à fleurs jaunes avec les sapins sombres et pyramidaux ; la vigne avec l'orme...

Les animaux ajoutent encore au sentiment moral des végétaux auxquels ils sont ordonnés. Chaque arbre, chaque plante a, pour ainsi dire, une ame dans un volatile, qui l'habite, va, vient, saute, chante ou murmure autour de lui. L'abeille est en harmonie avec le cytise, le papillon avec le rosier, la tourterelle amoureuse avec le myrte. Le hibou fait son nid dans l'if des cimetières; l'écureuil, revêtu de fourrure, dans le sapin du nord; et le rossignol plaintif, dans le peuplier murmurant. Virgile a bien senti ces convenances, et surtout les dernières, lorsqu'il a comparé Orphée pleurant la perte d'Eurydice à un rossignol qui déplore, à l'ombre d'un peuplier, celle de ses petits encore sans plumes, qu'un dur laboureur aux aguets a arrachés de leur nid :

Qualis populeå mærens Philomela sub umbrâ
Amissos queritur fætus, quos durus arator,
Observans nido, implumes detraxit: at illa

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Flet noctem; ramoque sedens, miserabile carmen
Integrat, et mæstis latè loca questibus implet.

Le poëte achève la beauté de cette image par des vers dont l'harmonie imitative est inimitable à ma faible prose. Il oppose la douleur de cette mère infortunée à la cruauté du laboureur. « Pour elle, >> dit-il, elle se plaint toute la nuit; posée sur un » rameau, elle continue son chant lamentable, et » remplit au loin les solitudes de ses tristes gémis» sements. »

Virgile compare l'amour conjugal d'Orphée à l'amour maternel du plus harmonieux des oiseaux, comme le seul qui en puisse exprimer les regrets. lla senti que les consonnances des passions humaines, bien plus expressives que les animales, ajoutaient encore au caractère des végétaux ; il emploie fréquemment celle des enfants et des roses, des adolescents et des lis, des jeunes filles et des myrtes. Avec combien de grâce il représente, dans ses églogues, le vendangeur qui chante au haut de l'orme, soutien de la vigne. Pour moi, je ne vois point sans un nouvel intérêt, le long des rivières, le saule porter la nasse du pêcheur sur les mêmes rameaux dont elle est formée. Si je lui trouve préférable le saule de Babylone, c'est que je me rappelle la lyre que les Israélites, dans leur captivité, y avaient suspendue. Plus l'harmonie morale des végétaux et des hommes s'étend, plus elle produit d'effet. Mon ame s'agrandit quand je vois, à travers les campagnes, ces longues avenues qui font communiquer les empires. Bien des gens n'y voient que des ormes; pour moi, j'y sens les contrastes du genre humain. Voilà la route de cette belle Italie bouleversée par notre révolution; à gauche, la Suisse presque aussi agitée; à droite, l'Espagne, patrie du Cid et du malheureux Cervantes; à l'occident, celle de la Bretagne, où, plein de philanthropie, je m'embarquai pour l'Ile-de-France, et où je fus persécuté. Derrière moi, ainsi que mes beaux jours, sont les routes de la Russie et de la Pologne, où j'ai aimé, et où mes amours furent malheureuses.

Mais ce n'est pas le lieu de parler des sentiments moraux qu'un paysage peut faire naître, surtout quand ils nous sont personnels: tenons-nous-en ici aux seuls sentiments physiques; et, dans la puissance végétale, ne voyons que les végétaux.

La poésie a un grand avantage sur la peinture dans la description d'un paysage, c'est qu'elle peint à l'ame les objets que celle-ci ne représente qu'aux yeux. Cependant il ne faut pas, comme on l'a fait dans ces derniers temps, accuser la peinture de n'être qu'une sœur imbécile et muette de la poésie.

L'une et l'autre suivent les mêmes lois pour exprimer leurs conceptions, et les grands peintres sont aussi rares que les grands poëtes. Si la peinture paraît inférieure à la poésie, c'est qu'il faut chercher dans ses tableaux les harmonies des objets qu'elle exprime, ainsi que dans la nature même; tandis que la poésie les détache et les montre à part. Il y a plus: la peinture ne rend qu'un instant dans un point de vue ou dans un événement, tandis que la poésie en développe successivement plusieurs scènes; et c'est par ces développements qu'elle produit des impressions plus sensibles, plus profondes et plus durables. Voilà pourquoi aucun tableau de Poussin n'a jamais fait verser des larmes comme une scène de Racine. La sculpture a les mêmes désavantages, quoiqu'elle rende le reliefdes objets. La description du Laocoon dans Virgile est sans contredit plus touchante que l'antique admirable qui représente ce malheureux père groupé avec des serpents qui dévorent ses enfants. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il a fallu plus de temps, et sans doute plus d'art, pour faire le tableau du déluge, que la scène la plus pathétique d'Audromaque; et le groupe de Laocoon, que les vers de Virgile. La poésie ne doit ses avantages sur la peinture qu'aux harmonies des objets, qu'elle rend plus sensibles en les isolant et en en exprimant les modulations successives. Au reste, l'une et l'autre se servent des mêmes lois.

Comme on est plus souvent obligé de rendre compte de vive voix ou par écrit des pays que l'on a parcourus, que de les dessiner ou de les peindre, nous allons donner quelques exemples des lois qu'ont suivies les meilleurs poètes dans les descriptions de leurs végétaux ou de leurs paysages. Elles peuvent servir également à la peinture, à la poésic et à la prose, parceque ce sont celles de la nature même.

Nous citerons en premier lieu quelques vers de Quinault, qui peuvent servir de modèle dans le style fleuri :

Ce fut dans ces jardins où, par mille détours,
Inachus prend plaisir à prolonger son cours;
Ce fut sur ce charmant rivage
Que sa fille volage
Promit de m'aimer toujours.
Le zéphir fut témoin, l'onde fut attentive,
Quand la nymphe jura de ne changer jamais;
Mais le zéphir léger et l'onde fugitive
Ont bientôt emporté les serments qu'elle a faits.

Dans ce riant paysage, l'air, l'eau, la terre et les jardins sont en harmonie d'après les lois que nous avons précédemment indiquées; les eaux courantes surtout y abondent. Le poë'e établit des rap

L'arbre tient bon, le roseau plie;
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine.

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

gne, un chêne et un roseau, enfin un roitelet, puissance animale. Il n'y a pas de doute que si son sujet, comme celui de Quinault, eût comporté un personnage humain, et surtout une nymphe, il ne l'eût rendu plus intéressant. Mais, à son défaut, il personnifie ses deux acteurs inanimés; il donne au chêne un front « au Caucase pareil, » un dos qui ne courbe jamais, une tête au ciel voisine, et des pieds qui touchent à l'empire des morts. Il lui suppose des sentiments convenables à sa taille, un or

ports charman's entre les détours du fleuve, la légèreté duzéphir, la fluidité de l'onde et les serments de la nymphe inconstante. Ce tableau est rempli de reflets physiques & moraux; mais ce n'est après tout qu'un joli éventail. Sa couleur est brillante, mais sans chaleur ; il y manque un rayon de soleil, La Fontaine représente toutes les puissances de ou même de lune, qui ajoute tant d'intérêt aux la nature en action dans ce paysage. On y voit le amours. J'y désirerais aussi un peu d'ombre. J'au-soleil, le vent, l'orage, l'eau, une grande montarais donc substitué un bocage au rivage, pour produire plus d'effet et de variété. Mais Quinault a sans doute mieux fait de mettre plus de consonnance entre le fond et le sujet de son tableau. Ce poëte est d'ailleurs celui des graces, et Voltaire a eu raison de rétablir sa réputation, que l'austère Boileau avait attaquée avec trop d'humeur. Cependant, je préfère de beaucoup à sa manière celle de notre inimitable La Fontaine; elle a plus de couleur, de vérité et de variété. Quinault n'a, pour ainsi dire, célébré que l'amour et ses égare-gueil protecteur, une compassion dédaigneuse ; il ments, auxquels il oppose ceux de la gloire militaire, passion non moins dangereuse. La Fontaine a chanté toutes sortes de sujets sur tous les tons. C'est le poëte moral par excellence; c'est aussi celui du sentiment. Il y a dans ses vers je ne sais quoi d'antique et d'attique, qui n'appartient qu'à eux. Ce sont des enfants de la nature comme les objets qu'ils représentent le temps, loin de les vieillir, ajoute à leur beauté; ils plaisent plus dans leur négligé, que d'autres, enfants de l'art, dans toute leur parure. Pour juger de la supériorité de sa touche sur celle de Quinault, il suffit de comparer au paysage que nous avons cité, celui de la fable du Chêne et du Roseau :

Le Chêne, un jour, dit au Roscau :
Vous avez bien sujet d'accuser la nature;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau;
Le moindre vent qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête

Tout vous est aquilon : tout me semble zéphir.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage

Dont je couvre le voisinage,

Vous n'auriez pas tant à souffrir,

Je vous défendrais de l'orage;

Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste!
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables:
Je plie et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici,
Contre leurs coups épouvantables,
Résisté sans courber le dos;

Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants

Que le Nord eût porté jusque là dans ses flancs.

lui oppose un faible roseau, jouet des vents, mais humble, patient, content de son sort, et qui trouve

sa sûreté dans sa faiblesse même. Il relève ensuite
par des expressions sublimes son site, naturelle-
ment circonscrit, et y ajoute des lointains par des
images accessoires. Il appelle les marais, « humides
bords des royaumes du vent; » il peint le vent lui-
même en le personnifiant :

Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants

Que le Nord eût porté jusque là dans ses flancs.

Enfin arrive la catastrophe, pour servir d'éternelle leçon aux grands et aux petits. La moralité de cette fable n'est point récapitulée en maxime au commencement ou à la fin, comme dans les autres fables de La Fontaine; mais elle est répandue partout, ce qui vaut encore mieux. C'est le lecteur lui-même, et non l'auteur, qui la tire. Lorsqu'elle est entremêlée avec la fiction, la fable ressemble à ces riches étoffes où l'or et la soie sont filés ensemble. Cependant la morale de celle-ci paraît se montrer dans les expressions mêmes de sa dernière image. Elles conviennent également au chêne orgueilleux déraciné par le vent, et aux grands de la terre renversés par des causes souvent aussi légères :

Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

Je ferai ici une observation assez singulière : c'est que cette fable si philosophique est presque la seule où La Fontaine ait mis deux végétaux en scène. Par la manière dont il l'a traitée, on voit

qu'il aurait trouvé aisément des symboles de toutes les passions humaines dans les herbes et les arbres, dont les genres ont des caractères si différents. Il en prend assez souvent dans des objets morts ou inanimés, tels qu'un lime, une montagne, le vent. Il dit lui-même, dans sa fable de l'Ours et de l'Amateur des jardins :

Les jardins parlent peu si ce n'est dans mes vers.

Cependant, je n'ai trouvé, dans toutes ses fables, d'autres interlocuteurs, en végétaux, que le chêne et le roseau, et l'arbre dans celle de l'Homme et du Serpent. Il est vrai que les animaux lui en fournissent un grand nombre, par des caractères plus analogues aux nôtres et plus déterminés. Quoi qu'il en soit, il n'a pas négligé d'enrichir sa poésie de tous les charmes que lui fournissent les autres puissances de la nature, et surtout la végétale. On peut dire qu'il a donné à chaque fable un paysage. Il avait puisé ce goût dans les poëtes anciens. C'est surtout dans Virgile qu'on en peut trouver de fréquents exemples. Il y en a une foule, non seulement dans ses Bucoliques et ses Géorgiques, mais dans son Énéide. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, il a pris Homère pour modèle; car le poëme épique n'est qu'un tableau de toute la nature. Pour le rendre plus sublime, l'un et l'autre en ont divinisé toutes les puissances. Afin de donner aux enfants quelque avant-goût des ouvrages du prince des poëtes latins, et de leur faire naître le desir de l'étudier dans sa langue originale, je ferai ici quelques observations sur ses Églogues. On verra qu'il n'en a rendu les descriptions si intéressantes qu'en y développant les harmonies générales, dont nous avons démontré l'existence dans la nature.

Dans la première, intitulée Tityre et Mélibée, il introduit l'infortuné Mélibée, dépouillé de son patrimoine par les guerres civiles, et obligé d'abandonner sa patrie, auprès de Tityre couché à l'ombre d'une hêtre épais, occupé uniquement du soin de chanter la belle Amaryllis, et d'en faire répéter le nom aux échos des bois :

Tityre, tu patulæ recubans sub tegmine fagi
Formosam resonare doces Amaryllida sylvas.

Je ne parlerai point ici du contraste moral de situation de ces deux bergers, qui rend leur dialogue si intéressant, surtout lorsqu'on se rappelle que Virgile lui-même a peint sa propre situation, ou plutôt celle de son père, sous le nom de Tityre. Je ne m'arrêterai qu'aux principaux traits de son paysage. Après avoir représenté, sur le devant de

son tableau, un hêtre bien touffu dans le voisinage
d'une forêt, il y met, aux environs, des rochers,
des prairies, des eaux et de l'air; il y ajoute le
sentiment de la Divinité, et une foule d'affections
tendres et douces, qu'il fait résulter de plusieurs
images champêtres, et qu'il tire des puissances.
animale et humaine. Pour en rendre la description
plus touchante, il la met dans la bouche du mal-
heureux Mélibée, privé de son propre domaine.
Il dit à l'heureux Tityre:

Fortunate senex! ergo tua rura manebunt!
Et tibi magna satis, quamvis lapis omnia nudus,
Limosoque palus obducat pascua junco.
Non insueta graves tentabunt pabula fœtas,
Nec mala vicini pecoris contagia lædent.
Fortunate senex! hic inter flumina nota
Et fontes sacros, frigus captabis opacum.
Hinc tibi, quæ semper vicino ab limite sepes
Hyblæis apibus florem depasta salicti,
Sæpe levi somnum suadebit inire susurro;
Hinc altâ sub rupe canet frondator ad auras.
Nec tamen interea raucæ, tua cura, palumbes,
Nec gemere aëria cessabit turtur ab ulmo.

«Heureux vieillard! vos champs vous resteront donc; et ils » sont assez grands pour vous, quoiqu'une roche stérile et un marais entourent d'un jonc limoneux toutes vos prairies. Au » moins des pâturages étrangers ne tenteront point vos brebis > pleines, et elles ne seront point infectées de la contagion d'un troupeau voisin. Heureux vieillard! Ici sur les bords accoutumés de ce fleuve, et parmi ces fontaines sacrées, vous » jouirez de la fraîcheur de l'ombrage. D'ici, le bourdonne»ment des abeilles qui pâturent les fleurs de cette haie de » saule qui borde votre héritage, vous invitera souvent à vous » livrer au sommeil par son léger murmure. D'ici vous enten» drez le bûcheron, à l'ombre d'une grande roche. faire re>tentir les airs de ses chansons. Cependant les ramiers, que » vous aimez tant, ne cesseront de roucouler, ni la tourterelle > de gemir sur la cime de cet orme qui se perd dans les airs.▸

Tityre, en rapportant à Auguste la conservation de son domaine, ajoute des perspectives atmosphériques et aériennes à ce paysage:

Ante leves ergo pascentur in æthere cervi,
Et freta destituent nudos in littore pisces;
Ante, pererratis amborum finibus, exsul
Aut Ararim Parthus bibet, aut Germania Tigrim:
Quàm nostro illius labatur pectore vultus.

Aussi les cerfs légers paîtront au haut des airs, les mers » laisseront leurs poissons à sec sur les rivages, et en changeant de climat le Parthe boira les eaux de la Saône, et le › Germain celles du Tigre, avant que son image ne s'efface de

» mon cœur. »

Virgile, après avoir opposé au paysage naturel si bien peint par Mélibée le contraste d'un paysage contre nature de Tityre, en offre de nouveaux et presque d'aussi étranges, mais qui ne sont que trop vraisemblables dans ceux que l'avenir présente à Mélibée. Il fallait dire à ce malheureux berger :

At nos hinc alii sitientes ibimus Afros :

Pars Scythiam, et rapidum Creta veniemus Oaxem,

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