Page images
PDF
EPUB

CLÉOPATRE.

Je sais que j'en reçois un nouveau diadème,

Qu'on n'en peut accuser que les dieux, et lui-même ;
Mais comme il est, seigneur, de la fatalité

Que l'aigreur soit mêlée à la félicité,

Ne vous offensez pas si cet heur de vos armes,

Qui me rend tant de biens, me coûte un peu de larmes,
Et si, voyant sa mort due à sa trahison,

Je donne à la nature ainsi qu'à la raison.

Je n'ouvre point les yeux sur ma grandeur si proche,
Qu'aussitôt à mon cœur mon sang ne le reproche;
J'en ressens dans mon âme un murmure secret,
Et ne puis remonter au trône sans regret.

ACHORÉE.

Un grand peuple, seigneur, dont cette cour est pleine,
Par des cris redoublés demande à voir sa reine',
Et, tout impatient, déjà se plaint aux cieux
Qu'on lui donne trop tard un bien si précieux.
CÉSAR.

Ne lui refusons plus le bonheur qu'il désire :
Princesse, allons par là commencer votre empire.
Fasse le juste ciel, propice à mes désirs,
Que ces longs cris de joie étouffent vos soupirs,
Et puissent ne laisser dedans votre pensée

Que l'image des traits dont mon âme est blessée 2!

II importe peu que le peuple soit ou non dans la cour pour voir Cléopâtre. La pièce s'appelle Pompée; les assassins sont punis: tous les compliments de César et de Cléopâtre sont peut-être plus inutiles que le dernier discours de Cornélie, dans lequel du moins il y a toujours de la grandeur. Cette dernière scène est la plus froide de toutes; et, dans une tragédie, elle doit être, s'il se peut, la plus touchante. Mais Pompée n'est point une véritable tragédie; c'est une tentative que fit Corneille pour mettre sur la scène des morceaux excellents, qui ne faisaient point un tout; c'est un ouvrage d'un genre unique, qu'il ne faudrait pas imiter, et que son génie, animé par la grandeur romaine, pouvait seul faire réussir. Telle est la force de ce génie, que cette pièce l'emporte encore sur mille pièces régulières, que leur froideur a fait oublier. Trente beaux vers de Cornélie valent beaucoup mieux qu'une pièce médiocre. (V.)

* Voilà de ces métaphores qui ne paraissent pas naturelles. Comment peut-on avoir dans sa pensée l'image d'un trait qui a blessé une âme? Ces figures forcées expriment toujours mal le sentiment. César veut dire: puissiez-vous ne vous occuper que de mon amour! Il pouvait y ajouter encore de sa gloire. Ces sentiments doivent être toujours exprimés noblement, mais jamais d'une manière recherchée. (V.)

Cependant qu'à l'envi ma suite et votre cour
Préparent pour demain la pompe d'un beau jour,
Où dans un digne emploi l'une et l'autre occupée
Couronne Cléopâtre et m'apaise Pompée,
Élève à l'une un trône, à l'autre des autels,
Et jure à tous les deux des respects immortels'.

La première question qui se présente sur la tragédie qui a pour titre Pompée, c'est de savoir quel en est le sujet. Ce ne peut être la mort de Pompée, quoique depuis longtemps on se soit accoutumé à l'afficher sous ce titre très-improprement; car Pompée est assassiné au commencement du second acte. Ce pourrait être la vengeance de cette mort, si Ptolémée, qui périt dans un combat à la fin de la pièce, était tué en punition de son crime; mais il ne l'est que parce que César, à qui ce prince perfide veut faire éprouver le sort de Pompée, se trouve heureusement le plus fort, et triomphe de l'armée égyptienne. Cette conspiration contre César, et le péril qu'il court, forment donc une seconde action, moins intéressante que la première; car on sait quels éloges unanimes les connaisseurs ont donnés à la scène d'exposition, qui montre Ptolémée délibérant avec ses ministres sur l'accueil qu'il doit faire à Pompée, vaincu à Pharsale, et cherchant un asile en Égypte On ne peut pas commencer une tragédie d'une manière plus imposante à la fois et plus attachante; et quoique l'exécution en soit souvent gatée par l'enflure et la déclamation, cette ouverture de pièce, en ne la considérant que par son objet, passe avec raison pour un modèle. Des scènes d'une galanterie froide, et quelquefois indécente, entre César et Cléopâtre, ne sont qu'un remplissage vicieux qui achève de faire de cette pièce un ouvrage très-irrégulier, composé de parties incohérentes. Les caractères ne sont pas moins répréhensibles. Le roi Ptolémée, qui supplie sa sœur Cléopâtre d'employer son crédit auprès de César pour en obtenir la grâce de Photin, est entièrement avili; et quand Achorée dit, en parlant de sa contenance devant César :

Toutes ses actions ont senti la bassesse :

J'en ai rougi moi-même, et me suis plaint à moi
De voir là Ptolémée, et n'y point voir de roi;

il fait en très-beaux vers la critique de ce caractère. César, qui n'a vaincu à Pharsale que pour Cléopâtre, et qui n'est venu en Égypte que pour elle, est encore plus sensiblement dégradé, parce que c'est un des personnages dont le nom seul annonce la grandeur. Cependant la pièce est restée au théâtre malgré tous ses défauts, et s'y soutient par une de ces ressources qui appartiennent au génie de Corneille, par le seul rôle de Cornélie. Il offre un mélange de noblesse et de douleur, de sublime et de pathétique, qui fait revivre en elle tout l'intérêt attaché à ce seul nom de Pompée. Il ne paraît point dans la pièce; mais il semble que son ombre la remplisse et l'anime. L'urne qui contient ses cendres, et qu'apporte à sa veuve un Romain obscur, qui a rendu les derniers devoirs aux restes d'un héros malheureux; l'expression touchante des regrets de Cornélie, et les serments qu'elle fait de venger son epoux; les regrets même de César, qui ne peut refuser des larmes au sort de son ennemi, répandent de temps en temps sur cette pièce uue

A bien considérer cette pièce, je ne crois pas qu'il y en aye sur le théâtre où l'histoire soit plus conservée et plus falsifiée tout ensemble. Elle est si connue, que je n'ai osé en changer les événements; mais il s'y en trouvera peu qui soient arrivés comme je les fais arriver. Je n'y ai ajouté que ce qui regarde Cornélie, qui semble s'y offrir d'elle-même, puisque, dans la vérité historique, elle était dans le même vaisseau que son mari lorsqu'il aborda en Égypte, qu'elle le vit descendre dans la barque, où il fut assassiné à ses yeux par Septime, et qu'elle fut poursuivie sur mer par les ordres de Ptolomée. C'est ce qui m'a donné occasion de feindre qu'on l'atteignit, et qu'elle fut ramenée devant César, bien que l'histoire n'en parle point. La diversité des lieux où les choses se sont passées, et la longueur du temps qu'elles ont consumé dans la vérité historique, m'ont réduit à cette falsification pour les ramener dans l'unité de jour et de lieu. Pompée fut massacré devant les murs de Pelusium, qu'on appelle aujourd'hui Damiette; et César prit terre à Alexandrie. Je n'ai nommé ni l'une ni l'autre ville, de peur que le nom de l'une n'arrêtât l'imagination de l'auditeur, et ne lui fit remarquer malgré lui la fausseté de ce qui s'est passé ailleurs. Le lieu particulier est, comme dans Polyeucte, un grand vestibule commun à tous les appartements du palais royal; et cette unité n'a rien que de vraisemblable, pourvu qu'on se détache de la vérité historique. Le premier, le troisième, et le quatrième acte, y ont leur justesse manifeste; il y peut avoir quelque difficulté pour le second et le cinquième, dont Cléopâtre ouvre l'un, et Cornélie l'autre. Elles sembleraient toutes deux avoir plus de raison de parler dans leur appartement; mais l'impatience de la curiosité féminine les en peut faire sortir l'une, pour apprendre plus tôt les nouvelles de la mort de Pompée, ou par Achorée, qu'elle a envoyé en être témoin, ou par le premier qui entrera dans ce vestibule; et l'autre, pour en savoir du combat de César et des Romains contre Ptolomée et les Égyptiens, pour empêcher que ce héros n'en aille donner à Cléopâtre avant qu'à elle, et pour obtenir de lui d'autant plus tôt la permission de partir. En quoi on peut remarquer que, comme elle sait qu'il est amoureux de cette reine, et qu'elle

sorte de deuil majestueux qui convient à la tragédie. La scène où Cornélie vient avertir César des complots formés contre sa vie par Ptolémée et Photin est encore une de ces hautes conceptions qui caractérisent le grand Corneille, et rappellent l'auteur des Horaces et de Cinna. (LA IL)

peut douter qu'au retour dé son combat, les trouvant ensemble, il ne lui fasse le premier compliment, le soin qu'elle a de conserver la dignité romaine lui fait prendre la parole la première, et obliger par là César à lui répondre avant qu'il puisse dire rien à l'autre.

Pour le temps, il m'a fallu réduire en soulèvement tumultuaire une guerre qui n'a pu durer guère moins d'un an, puisque Plutarque rapporte qu'incontinent après que César fut parti d'Alexandrie, Cléopâtre accoucha de Césarion. Quand Pompée se présenta pour entrer en Égypte, cette princesse et le roi son frère avaient chacun leur armée prête à en venir aux mains l'une contre l'autre, et n'avaient garde ainsi de loger dans le même palais. César, dans ses Commentaires, ne parle point de ses amours avec elle, ni que la tête de Pompée lui fut présentée quand il arriva : c'est Plutarque et Lucain qui nous apprennent l'un et l'autre; mais ils ne lui font présenter cette tête que par un des ministres du roi, nommé Théodote, et non pas par le roi même, comme je l'ai fait.

Il y a quelque chose d'extraordinaire dans le titre de ce poëme, qui porte le nom d'un héros qui n'y parle point; mais il ne laisse pas d'en être, en quelque sorte, le principal acteur, puisque sa mort est la cause unique de tout ce qui s'y passe. J'ai justifié ailleurs l'unité d'action qui s'y rencontre, par cette raison que les événements y ont une telle dépendance l'un de l'autre, que la tragédie n'aurait pas été complète, si je ne l'eusse poussée jusqu'au terme où je la fais finir. C'est à ce dessein que, dès le premier acte, je fais connaître la venue de César, à qui la cour d'Égypte immole Pompée pour gagner les bonnes grâces du victorieux; et ainsi il m'a fallu nécessairement faire voir quelle réception il ferait à leur lâche et cruelle politique. J'ai avancé l'âge de Ptolomée, afin qu'il pût agir, et que, portant le titre de roi, il tâchât d'en soutenir le caractère. Bien que les historiens et le poëte Lucain l'appellent communément rex puer, le roi enfant, ne l'était pas à tel point qu'il ne fût en état d'épouser sa sœur Cléopâtre, comme l'avait ordonné son père. Hirtius dit qu'il était puer jam adulta ætate; et Lucain appelle Cléopâtre incestueuse, dans ce vers qu'il adresse à ce roi par apostrophe:

Incesta sceptris cessure sororis ;

soit qu'elle eût déjà contracté ce mariage incestueux, soit à cause qu'après la guerre d'Alexandrie et la mort de Ptolomée, César la fit épouser à son jeune frère, qu'il rétablit dans le trône : d'ou l'on peut tirer une conséquence infaillible, que si le plus jeune des deux frères était en âge de se marier quand César partit d'Égypte, l'aîné en était capable quand il y arriva, puisqu'il n'y tarda pas plus d'un an.

Le caractère de Cléopâtre garde une ressemblance ennoblie par ce qu'on y peut imaginer de plus illustre. Je ne la fais amoureuse que par ambition, et en sorte qu'elle semble n'avoir point d'amour qu'en tant qu'il peut servir à sa grandeur. Quoique la réputation qu'elle a laissée la fasse passer pour une femme laseive et abandonnée à ses plaisirs, et que Lucain, peut-être en haine de César, la nomme en quelque endroit meretrix regina, et fasse dire ailleurs à l'eunuque Photin, qui gouvernait sous le nom de son frère Ptolomée :

Quem non e nobis credit Cleopatra nocentem,
A quo casta fuit?

je trouve qu'à bien examiner l'histoire, elle n'avait que de l'ambition sans amour, et que, par politique, elle se servait des avantages de sa beauté pour affermir sa fortune. Cela parait visible, en ce que les historiens ne marquent point qu'elle se soit donnée qu'aux deux premiers hommes du monde, César et Antoine; et qu'après la déroute de ce dernier, elle n'épargna aucun artifice pour engager Auguste dans la même passion qu'ils avaient eue pour elle, et fit voir par là qu'elle ne s'était attachée qu'à la haute puissance d'Antoine, et non pas à sa personne.

Pour le style, il est plus élevé en ce poëme qu'en aucun des miens 1, et ce sont, sans contredit, les vers les plus pompeux

Il est important de faire ici quelques réflexions sur le style de la tragédie. On a accusé Corneille de se méprendre un peu à cette pompe des vers, et à cette prédilection qu'il témoigne pour le style de Lucain; il faut que cette pompe n'aille jamais jusqu'à l'enflure et à l'exagération : on n'estime point dans Lucain Bella per Emathios plus quam civilia campos; on estime Nil actum reputans, si quid superesset agendum. De même, les connaisseurs ont toujours condamné dans Pompée : Les fleuves rendus rapides par le débordement des parricides, et tout ce qui est dans ce goût, mais ils ont admiré,

O ciel! que de vertus vous me faites hair!

Restes d'un demi-dieu, dont à peine je puis

Égaler le grand nom, tout vainqueur que j'en suis.

Voilà le véritable style de la tragédie : il doit être toujours d'une simplicité noble, qui convient aux personnes du premier rang; jamais rien d'ampoulé ni de bas, jamais d'affectation ni d'obscurité. La pureté du langage doit être rigoureusement observée; tous les vers doivent être harmonieux, sans que cette harmonie dérobe rien à la force des sentiments. Il ne faut pas que les vers marchent toujours de deux en deux, mais que tantôt une pensée soit exprimée en un vers, tantôt en deux ou trois, quelquefois dans un seul hémistiche; on peut étendre une image dans une phrase de cinq ou six vers, ensuite en renfermer une autre dans un ou deux. Il faut souvent finir un sens par une rime, et commencer un autre sens par la rime correspondante. Ce sont tou

« PreviousContinue »