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Affermis par ma mort ta fortune et la mienne;
Le coup à l'un et l'autre en sera précieux,
Puisqu'il t'assure en terre en m'élevant aux cieux '.

SCÈNE VI2.

FÉLIX, SÉVÈRE, PAULINE, ALBIN, FABIAN.

SÉVÈRE.

Père dénaturé, malheureux politique,

Esclave ambitieux d'une peur chimérique;
Polyeucte est donc mort! et par vos cruautés
Vous pensez conserver vos tristes dignités !
La faveur que pour lui je vous avais offerte,
Au lieu de le sauver, précipite sa perte!

J'ai prié, menacé, mais sans vous émouvoir;
Eh vous m'avez cru fourbe, ou de peu de pouvoir!
Eh bien! à vos dépens vous verrez que Sévère
Ne se vante jamais que de ce qu'il peut faire;

Et par votre ruine il vous fera juger

Que qui peut bien vous perdre eût pu vous protéger.
Continuez aux dieux ce service fidèle;

Par de telles horreurs montrez-leur votre zèle.
Adieu; mais quand l'orage éclatera sur vous,
Ne doutez point du bras dont partiront les coups.
FÉLIX.

Arrêtez-vous, seigneur, et d'une âme apaisée
Souffrez que je vous livre une vengeance aisée.
Ne me reprochez plus que par mes cruautés
Je tâche à conserver mes tristes dignités;
Je dépose à vos pieds l'éclat de leur faux lustre.
Celle où j'ose aspirer est d'un rang plus illustre;
Je m'y trouve forcé par un secret appas;

Je cède à des transports que je ne connais pas 3;

dans l'histoire, il convient parfaitement au théâtre dans une tragédie chrétienne. (V.)

T'assure en terre n'est pas français : elle veut dire, affermit ton pouvoir sur la terre. (V.)

2 La pièce semble finie quand Polyeucte est mort. Autrefois, quand les acteurs représentaient les Romains avec le chapeau et une cravate, Sévère arrivait le chapeau sur la tête, et Félix l'écoutait chapeau bas; ce qui faisait un effet ridicule. (V.)

3 Ce nouveau miracle n'est pas si bien reçu du parterre que les deux

Et, par un mouvement que je ne puis entendre 1,
De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.
C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocent
Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant;
Son amour épandu sur toute la famille

Tire après lui le père aussi bien que la fille.
J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien :
J'ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien.
C'est ainsi qu'un chrétien se venge et se courrouce :
Heureuse cruauté dont la suite est si douce!
Donne la main, Pauline. Apportez des liens;
Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens.
Je le suis, elle l'est; suivez votre colère.

PAULINE.

Qu'heureusement enfin je retrouve mon père!
Cet heureux changement rend mon bonheur parfait.
FÉLIX.

Ma fille, il n'appartient qu'à la main qui le fait.
SÉVÈRE.

Qui ne serait touché d'un si tendre spectacle!
De pareils changements ne vont point sans miracle :
Sans doute vos chrétiens qu'on persécute en vain
Ont quelque chose en eux qui surpasse l'humain ;
Ils mènent une vie avec tant d'innocence,
Que le ciel leur en doit quelque reconnaissance :
Se relever plus forts, plus ils sont abattus,
N'est pas aussi l'effet des communes vertus 2.
Je les aimai toujours, quoi qu'on m'en ait pu dire;
Je n'en vois point mourir que mon cœur n'en soupire;
Et peut-être qu'un jour je les connaîtrai mieux.
J'approuve cependant que chacun ait ses dieux 3,
Qu'il les serve à sa mode', et sans peur de la peine.

autres ; il ne faut pas surtout prodiguer coup sur coup les prodiges de mème espèce.

Comprendre semblerait plus juste qu'entendre. (V.)

2 Se relever n'est pas l'effet; cela n'est pas exact, mais c'est une licence que je crois permise. (V.)

3 Ce vers est toujours très-bien reçu du parterre: c'est la voix de la nature. (V.)

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Si vous êtes chrétien, ne craignez plus ma haine;
Je les aime, Félix, et de leur protecteur

Je n'en veux pas sur vous faire un persécuteur '.
Gardez votre pouvoir, reprenez-en la marque;
Servez bien votre Dieu, servez notre monarque.
Je perdrai mon crédit envers sa majesté,
Ou vous verrez finir cette sévérité :

Par cette injuste haine il se fait trop d'outrage.

FÉLIX.

Daigne le ciel en vous achever son ouvrage,
Et, pour vous rendre un jour ce que vous méritez,
Vous inspirer bientôt toutes ses vérités!

Nous autres, bénissons notre heureuse aventure 2
Allons à nos martyrs donner la sépulture,

Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu,
Et faire retentir partout le nom de Dieu 3.

:

Il y avait auparavant en vous; cela paraissait un contre-sens : il semblait que ce fût Félix chrétien qui pût être persécuteur. Corneille corrigea sur vous: mais c'est une faute de langage; on persécute un homme, et non sur un homme. (V.)

2 Notre heureuse aventure, immédiatement après avoir coupé le cou à son gendre, fait un peu rire: et nous autres y contribue. L'extrême beauté du rôle de Sévère, la situation piquante de Pauline, sa scène admirable avec Sévère au quatrième acte, assurent à cette pièce un succès éternel: non-seulement elle enseigne la vertu la plus pure, mais la dévotion et la perfection du christianisme. Polyeucte et Athalle sont la condamnation éternelle de ceux qui, par une jalousie secrète, voudraient proscrire un art sublime. Dacier, dans ses remarques sur la poétique d'Aristote, prétend que Polyeucte n'est pas propre au théâtre, parce que ce personnage n'excite ni la pitié ni la crainte; il attribue tout le succès à Sévère et à Pauline. Cette opinion est assez générale; mais il faut avouer aussi qu'il y a de très-beaux traits dans le rôle de Polyeucte, et qu'il a fallu un très-grand génie pour manier un sujet si difficile. (V.)

3 Les maximes sur la grâce divine, qui reviennent en plus d'un endroit de cette pièce, pouvaient avoir un intérêt particulier à cette époque, où les querelles du jansénisme commençaient à diviser la France. Personne n'ignore que le christianisme, qui fait le fond de cet ouvrage, était une des choses qui l'avaient fait condamner par l'hôtel de Rambouillet. Il est également concevable qu'on en alt regardé quelques passages comme plus faits pour la chaire que pour le théâtre, et que la multitude, qui entendait parler tous les jours de ces mêmes matières, se soit trouvée par avance familiarisée avec ces discussions théologiques, et n'ait pas été blessée de les retrouver dans une tragédie. Mais ce qui est certain, c'est que la disposition des esprits, soit par rapport à la politique, soit par rapport à la religion, ne fit ni le succès de Cinna, ni celui de Polyeucte. (LA H.)

EXAMEN DE POLYEUCTE.

Ce martyre est rapporté par Surius sur le neuvième de janvier. Polyeucte vivait en l'année 250, sous l'empereur Décius. Il était Arménien, ami de Néarque, et gendre de Félix, qui avait la commission de l'empereur pour faire exécuter ses édits contre les chrétiens. Cet ami l'ayant résolu à se faire chrétien, il déchira ces édits qu'on publiait, arracha les idoles des mains de ceux qui les portaient sur les autels pour les adorer, les brisa contre terre, résista aux larmes de sa femme Pauline, que Félix employa auprès de lui pour le ramener à leur culte; et perdit la vie par l'ordre de son beau-père, sans autre baptême que celui de son sang. Voilà ce que m'a prêté l'histoire; le reste est de mon invention.

Pour donner plus de dignité à l'action', j'ai fait Félix gouverneur d'Arménie, et ai pratiqué un sacrifice public, afin de rendre l'occasion plus illustre, et donner un prétexte à Sévère de venir en cette province, sans faire éclater son amour avant qu'il en eut l'aveu de Pauline. Ceux qui veulent arrêter nos héros dans une médiocre bonté, où quelques interprètes d'Aristote bornent leur vertu, ne trouveront pas ici leur compte, puisque celle de Polyeucte va jusqu'à la sainteté, et n'a aucun mélange de faiblesse. J'en ai déjà parlé aiileurs; et, pour confirmer ce que j'en ai dit par quelques autorités, j'ajouterai ici que Minturnus, dans son Traité du Poëte, agite cette question, si la Passion de Jésus-Christ et les martyres des saints doivent être exclus du théâtre, à cause qu'ils passent cette médiocre bonté, et résout en ma faveur. Le célèbre Heinsius, qui non-seulement a traduit la Poétique de notre philosophe, mais a fait un Traité de la Constitution de la Tragédie selon sa pensée, nous en a donné une sur le martyre des Innocents. L'illustre Grotius a mis sur la scène la Passion même de Jésus-Christ et l'histoire de Joseph; et le savant Buchanan a fait la même chose de celle de Jephté, et de la mort de saint Jean-Baptiste. C'est sur ces exemples que j'ai hasardé ce poëme, où je me suis donné des licences qu'ils n'ont pas prises, de changer l'histoire en quelque chose, et d'y mêler des épisodes d'invention aussi m'était-il plus permis sur cette matière qu'a eux sur celle qu'ils ont choisie. Nous ne devons qu'une croyance pieuse à la vie des saints, et nous avons le même droit sur. que nous en tirons pour le porter sur le théâtre, que sur ce que nous empruntons des autres histoires; mais nous devons une 21

CORN.

foi chrétienne et indispensable à tout ce qui est dans la Bible, qui ne nous laisse aucune liberté d'y rien changer. J'estime toutefois qu'il ne nous est pas défendu d'y ajouter quelque chose, pourvu qu'il ne détruise rien de ces vérités dictées par le Saint-Esprit. Buchanan ni Grotius ne l'ont pas fait dans leurs poëmes, mais aussi ne les ont-ils pas rendus assez fournis pour notre théâtre, et ne s'y sont proposé pour exemple que la constitution la plus simple des anciens. Heinsius a plus osé qu'eux dans celui que j'ai nommé : les anges qui bercent l'enfant Jésus, et l'ombre de Mariamne avec les Furies qui agitent l'esprit d'Hérode, sont des agréments qu'il n'a pas trouvés dans l'Évangile. Je crois même qu'on en peut supprimer quelque chose, quand il y apparence qu'il ne plairait pas sur le théâtre, pourvu qu'on ne mette rien en la place; car alors ce serait changer l'histoire, ce que le respect que nous devons à l'Écriture ne permet point. Si j'avais à y exposer celle de David et de Bethsabée, je ne décrirais pas comme il en devint amoureux en la voyant se baigner dans une fontaine, de peur que l'image de cette nudité ne fit une impression trop chatouilleuse dans l'esprit de l'auditeur; mais je me contenterais de le peindre avec de l'amour pour elle, sans parler aucunement de quelle manière cet amour se serait emparé de

son cœur.

Je reviens à Polyeucte, dont le succès a été très-heureux. Le style n'en est pas si fort ni si majestueux que celui de Cinna et de Pompée; mais il a quelque chose de plus touchant, et les tendresses de l'amour humain y font un si agréable mélange avec la fermeté du divin, que sa représentation a satisfait tout ensemble les dévots et les gens du monde. A mon gré, je n'ai point fait de pièce où l'ordre du théâtre soit plus beau et l'enchainement des scènes mieux ménagé. L'unité d'action, et celle de jour et de lieu, y ont leur justesse; et les scrupules qui peuvent naitre touchant ces deux dernières se dissiperont aisément, pour peu qu'on me veuille prêter de cette faveur que l'auditeur nous doit toujours, quand l'occasion s'en offre, en reconnaissance de la peine que nous avons prise à le divertir. Il est hors de doute que, si nous appliquons ce poême à nos coutumes, le sacrifice se fait trop tôt après la venue de Sévère ; et cette précipitation sortira du vraisemblable par la nécessité d'obéir à la règle. Quand le roi envoie ses ordres dans les villes pour y faire rendre des actions de grâces pour ses victoires, ou pour d'autres bénédictions qu'il reçoit du ciel, on ne les exécute pas dès le jour même; mais aussi il faut du temps pour assembler le clergé, les magistrats et les corps de ville, et c'est ce qui en fait différer l'exécution. Nos acteurs n'avaient ici aucune de ces assemblées à faire.

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