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le champ, si vous ne voulez pas que je vous inflige le châtiment des lâches.

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- Je ne vous conseille pas de répéter le geste que vous vous êtes permis tout à l'heure; je pourrais être moins patient la seconde fois que la première, et vous envoyer dans la rue sans passer par l'escalier. Vous logez au troisième étage, et le saut vous serait malsain.

A ces mots, Chaudieu posa négligemment sur ses genoux deux larges mains hâlées par le travail champêtre, dont les doigts noueux semblaient de force à décorner un bœuf. Cette 10 pantomime expressive modéra la furie du provocateur, qui, voyant que les chances de la lutte étaient contre lui, se croisa dédaigneusement les bras.

Je vous parle en gentleman, dit-il avec un sourire de mépris, et vous me répondez en crocheteur !

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Un crocheteur vaut bien un gentleman qui fait des faux.

Écoutez-moi, reprit Laboissière pâle de rage, ici, nous sommes seuls; et puisque vous n'avez pas de cœur, c'est inutilement que je vous frapperais au visage. Trève donc pour aujourd'hui; mais la première fois que nous nous rencontrerons 20 en public, ne me laissez pas approcher à portée de ma canne : car, sur mon honneur, où que je vous trouve, je vous la brise la figure. Nous verrons alors si vous refuserez encore de vous battre.

Je vous battrai, mais nous ne nous battrons pas, dit Chaudieu avec le plus grand flegme: si vous n'étiez qu'un duelliste, je pourrais commettre la folie de jouer ma vie contre la vôtre, malgré l'inégalité des chances; mais vous êtes un fripon, et je ne connais aucune loi ni aucun préjugé qui puisse m'obliger à faire votre partie. 30

Vous voulez donc que je vous assassine! s'écria Laboissière, exaspéré par un refus si outrageusement motivé.

- Ceci ne m'inquiète pas, repartit Chaudieu en souriant ironiquement. Appeler sur le terrain un adversaire dont on connaît les habitudes pacifiques, lorsqu'on a soi-même dix ans de salle et qu'à trente pas on fait mouche un coup sur deux, cela n'exige pas un héroïsme extraordinaire; mais pour assas

siner un homme il faut quelque courage, et quoique déjà vous ayez affronté les galères, je ne vous crois pas disposé à braver la guillotine.

Chaudieu se leva, prit son chapeau, qu'en entrant il avait posé sur une table, et sans saluer le maître du logis il se dirigea lentement vers la porte. Au moment où il l'ouvrait, Laboissière, sortant de sa stupeur, se précipita vers lui.

— A demain, dit-il d'une voix rauque et entrecoupée; je dîne chez votre beau-père et vous y serez. Là, en présence de votre famille, je vous souffletterai et je vous cracherai au visage; j'en 10 fais ici le serment par les cinq cent mille démons de l'enfer. Et ne comptez pas sur vos poings de portefaix, je serai armé; et au premier geste je vous saigne.

Merci de l'avertissement, dit Chaudieu avec insouciance.

A demain! répéta Laboissière d'un ton qui annonçait l'implacable détermination de faire prendre à sa honte un bain de sang.

Pendant ce temps, Laboissière avait pris position au milieu de l'antichambre, et y restait immobile, les bras croisés sur la poitrine, le défi dans les yeux, le dédain aux lèvres, provo- 20 quant et superbe comme le tenant d'un tournoi. Chaudieu, les voyant placés selon son désir, reprit la parole d'une voix ferme.

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- Cet homme, que vous connaissez tous de réputation, dit-il en montrant son adversaire, veut me forcer de me battre avec lui. S'il n'était qu'un duelliste, je lui accorderais cet honneur, en usant de mon droit d'offensé pour régler les conditions du combat: nous nous battrions à bout portant, un seul pistolet chargé. Je me battrais donc avec un duelliste, mais je n'accepte pas le cartel d'un fripon.

- Vous êtes un infâme calomniateur! s'écria l'industriel, à qui la destruction de sa fausse lettre de change avait rendu toute son insolence.

- Cependant, reprit l'insulté, sans s'arrêter à cette interruption, il ne me semble pas juste qu'un honnête homme se laisse impunément offenser par un escroc. J'ai prévenu, hier, M. La

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boissière, qu'à la première offense le châtiment ne se ferait pas attendre. Vous venez d'être témoins de l'outrage, soyez-le maintenant de la correction.

Par un mouvement prompt comme l'éclair, Chaudieu s'arma d'un maître jonc, laissé dans un coin de l'antichambre par un des rentiers du Marais, et qui se rencontrait là tout à point, comme se trouve dans la coulisse le bâton dont se sert Scapin pour battre Géronte.

Chaudieu! y pensez-vous! s'écrièrent les témoins, qui se précipitèrent vers lui pour le retenir.

— Arrière! dit-il vivement, en les écartant par un moulinet qui eût suffi pour constater son origine bretonne; ne voyezvous pas que monsieur a pris ses mesures et qu'il est en état de se défendre ?

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Tous les yeux se portèrent sur Laboissière, qui avait déployé subitement ses bras croisés jusqu'alors; dans sa main droite brillait un stylet qu'il venait de prendre dans la poche de son habit. A cette vue l'anxiété des assistants redoubla, et deux d'entre eux se glissèrent vers le duelliste dans l'intention de le désarmer; mais il déjoua cette manœuvre en reculant 20 jusqu'à ce qu'il se trouvât adossé à l'un des angles de l'antichambre.

Champ libre, messieurs! dit-il alors d'une voix éclatante. Oui, champ libre! répéta Chaudieu. Il veut un duel; ceci en est un, et les armes ne peuvent être mieux choisies. Le poignard convient à la main d'un faussaire comme le bâton à ses epaules.

A ces mots, sans écouter ses amis, qui n'osant plus essayer de le retenir de force, cherchaient à l'arrêter par leurs remontrances, il marcha sur Laboissière.

- Je vous prends tous à témoin que je suis attaqué et forcé de me défendre, dit celui-ci, en se mettant en garde dans une attitude appropriée à ce duel singulier, le bras gauche en avant et arrondi à hauteur de tête, de manière à parer le premier coup, le stylet fortement serré dans la main droite et prêt à la riposte.

Les deux ennemis restèrent un instant immobiles, à trois pas

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de distance, les yeux l'un sur l'autre et mutuellement attentifs à leurs moindres mouvements.

- Coup pour coup! fit Laboissière en voyant le bras de son adversaire levé.

Il n'eut pas le temps d'en dire davantage ni d'exécuter la riposte qu'il méditait. Après avoir, dans un tournoiement si rapide que l'œil ne pouvait le suivre, menacé à deux reprises la tête du belliqueux industriel, l'arme du Breton décrivit subitement un demi cercle en sens contraire, frappa, de bas en haut, Laboissière au poignet droit, et lui fit sauter de la main 10 le stylet. Chaudieu se précipita aussitôt sur son adversaire désarmé, le saisit au collet, le tira au milieu de l'antichambre par une secousse vigoureuse, et lui appliqua lestement sur les épaules une demi-douzaine de coups de canne.

-Il ne s'agit pas de vous assommer, mais de vous corriger, lui dit-il alors en le lâchant brusquement. Si la leçon ne suffit pas, je suis à vos ordres pour une seconde.

Laboissière avait vu dix fois la pointe d'une épée à quelques pouces de sa poitrine ou le canon d'un pistolet braqué sur lui, et jamais dans ces différentes rencontres, sa fermeté ne s'était 20 démentie; mais, en ce moment, l'humiliation à laquelle il n'avait pu se soustraire parut avoir brisé toute son énergie. Pris d'un vertige soudain, il sentit ses genoux se dérober sous lui et gagna d'un pas mal assuré une banquette sur laquelle il se laissa tomber à demi mort de honte et de rage.

183. HENRY MURGER (1822-1861).
[S. H. p. 559.]

THE FORTUNES OF A PICTURE.

Depuis cinq ou six ans, Marcel travaillait à ce fameux tableau qu'il affirmait devoir représenter le passage de la Mer Rouge et, depuis cinq ou six ans, ce chef-d'œuvre de couleur était refusé avec obstination par le jury. Aussi, à force d'aller et de revenir de l'atelier de l'artiste au Musée, et du Musée à l'atelier, 30

le tableau connaissait si bien le chemin, que, si on l'eût placé sur des roulettes, il eût été en état de se rendre tout seul au Louvre. Marcel, qui avait refait dix fois, et du haut en bas remanié cette toile, attribuait à une hostilité personnelle des membres du jury l'ostracisme qui le repoussait. annuellement du salon carré; et, dans ses moments perdus, il avait composé en l'honneur des cerbères de l'Institut un petit dictionnaire d'injures, avec des illustrations d'une férocité aiguë. Ce recueil, devenu célèbre, avait obtenu dans les ateliers et à l'école des Beaux-Arts le succès populaire qui s'est attaché à l'immortelle 10 complainte de Jean Bélin, peintre ordinaire du grand sultan des Turcs; tous les rapins de Paris en avaient un exemplaire dans leur mémoire.

Pendant longtemps, Marcel ne s'était pas découragé des refus acharnés qui l'accueillaient à chaque exposition. Il s'était confortablement assis dans cette opinion que son tableau était, dans des proportions moindres, le pendant attendu par les Noces de Cana, ce gigantesque chef-d'œuvre dont la poussière de trois siècles n'a pu ternir l'éclatante splendeur. Aussi, chaque année, à l'époque du Salon, Marcel envoyait son tableau à l'examen 20 du jury. Seulement, pour dérouter les examinateurs et tâcher de les faire faillir dans le parti pris d'exclusion qu'ils paraissaient avoir envers le Passage de la Mer Rouge, Marcel, sans rien déranger à la composition générale, modifiait quelque détail et changeait le titre de son tableau.

Ainsi, une fois il arriva devant le jury sous le nom de Passage du Rubicon; mais Pharaon, mal déguisé sous le manteau de César, fut reconnu et repoussé avec tous les honneurs qui lui étaient dus.

L'année suivante, Marcel jeta sur un des plans de sa toile 30 une couche de blanc simulant la neige, planta un sapin dans un coin, et, habillant un Égyptien en grenadier de la garde impériale, baptisa son tableau: Passage de la Bérésina.

Le jury, qui avait ce jour-là récuré ses lunettes sur le parement de son habit à palmes vertes, ne fut point dupe de cette nouvelle ruse. Il reconnut parfaitement la toile obstinée, surtout à un grand diable de cheval multicolore qui se cabrait au

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