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166. HONORÉ DE BALZAC (1799-1850).

[S. H. pp. 532-534.]

A SCENE IN NORWAY.

Un léger brouillard blanc couvrait alors les vallées et les montagnes du Fiord, dont les sommets, étincelants comme des étoiles, le perçaient en lui donnant l'apparence d'une voie lactée en marche. Le soleil se voyait à travers cette fumée terrestre comme un globe de feu rouge. Malgré ces derniers jeux de l'hiver, quelques bouffées d'air tiède chargées des senteurs du bouleau, déjà paré de ses blondes efflorescences, et pleine des parfums exhalés par les mélèzes dont les houppes de soie étaient renouvelées, ces brises échauffées par l'encens et les soupirs de la terre, attestaient le beau printemps du Nord, 10 rapide joie de la plus mélancolique des natures. Le vent commençait à enlever ce voile de nuages qui dérobait imparfaitement la vue du golfe. Les oiseaux chantaient. L'écorce des arbres, où le soleil n'avait pas séché la route des frimas qui en étaient découlés en ruisseaux murmurants, égayait la vue par de fantastiques apparences. Tous trois cheminaient en silence le long de la grève. Wilfrid et Minna contemplaient seuls ce spectacle magique pour eux qui avaient subi le tableau monotone de ce paysage en hiver. Leur compagnon marchait pensif, comme s'il cherchait à distinguer une voix dans ce con- 20 cert. Ils arrivèrent au bord des roches entre lesquelles s'échappait la Sieg, au bout de la longue avenue bordée de vieux sapins que le cours du torrent avait onduleusement tracée dans la forêt, sentier couvert en arceaux à fortes nervures comme ceux des cathédrales. De là le Fiord se découvrait tout entier, et la mer étincelait à l'horizon comme une lame d'acier. En ce moment, le brouillard dissipé laissa voir le ciel bleu. Partout dans les vallées, autour des arbres, voltigèrent encore des parcelles étincelantes, poussière de diamants balayés par une brise fraîche, magnifiques chatons de gouttes suspendues au 30

bout des rameaux en pyramides. Le torrent roulait au-dessus d'eux. De sa nappe s'échappait une vapeur teinte de toutes les nuances de la lumière par le soleil, dont les rayons s'y décomposaient en dessinant des écharpes aux sept couleurs, en faisant jaillir les feux de mille prismes dont les reflets se contrariaient. Ce quai sauvage était tapissé par plusieurs espèces de lichens, belle étoffe moirée par l'humidité, et qui figurait une magnifique tenture de soie. Des bruyères déjà fleuries couronnaient les rochers de leurs guirlandes habilement mélangées. Tous les feuillages mobiles attirés par la fraîcheur 10 des eaux laissaient pendre au-dessus leurs chevelures; les mélèzes agitaient leurs dentelles en caressant les pins, immobiles comme des vieillards soucieux. Cette luxuriante parure avait un contraste et dans la gravité des vieilles colonnades que décrivaient les forêts étagées sur les montagnes, et dans la grande nappe du Fiord étalée aux pieds des trois spectateurs, et où le torrent noyait sa fureur. Enfin la mer encadrait cette page écrite par le plus grand des poëtes, le hasard auquel est dû le pêle-mêle de la création en apparence abandonnée à elle-même. Jarvis était un point perdu dans ce paysage, dans cette im- 20 mensité, sublime comme tout ce qui, n'ayant qu'une vie éphémère, offre une rapide image de la perfection; car, par une loi fatale à nos yeux seulement, les créations en apparences achevées, cet amour de nos cœurs et de nos regards, n'ont qu'un printemps ici. En haut de ce rocher, certes ces trois êtres pouvaient se croire seuls dans le monde.

167. AURORE DUDEVANT (GEORGE SAND)

(1804-1876).

[S. H. pp. 534, 535.]

LÉLIA AND STÉNIO IN THE MOUNTAINS.

Je vous ai amenée dans cette vallée déserte que le pied des troupeaux ne foule jamais, que la sandale du chasseur n'a point souillée. Je vous y ai conduite, Lélia, à travers les précipices. Vous avez affronté sans peur tous les dangers de ce voyage, jo

vous avez mesuré d'un tranquille regard les crevasses qui sillonnent les flancs profonds du glacier, vous les avez franchies sur une planche jetée par nos guides et qui tremblait sur des abîmes sans fond. Vous avez traversé les cataractes, légère et agile comme la cigogne blanche qui se pose de pierre en pierre, et s'endort le cou plié, le corps en équilibre, sur une de ses jambes frêles, au milieu du flot qui fume et tournoie, au-dessus des gouffres qui vomissent l'écume à pleins bords. Vous n'avez pas tremblé une seule fois, Lélia; et moi, combien j'ai frémi ! combien de fois mon sang s'est glacé et mon cœur a cessé de 10 battre en vous voyant passer ainsi au-dessus de l'abîme, insouciante, distraite, regardant le ciel et dédaignant de savoir où vous posiez vos pieds étroits! Vous êtes bien brave et bien forte, Lélia! Quand vous dites que votre âme est énervée, vous mentez; nul homme ne possède plus de confiance et d'audace que vous.

- Qu'est-ce que l'audace, répondit Lélia, et qui n'en a pas? Qui est-ce qui aime la vie au temps où nous sommes ? Cette insouciance-là s'appelle du courage quand elle produit un bien quelconque; mais, quand elle se borne à risquer une destinée 20 sans valeur, n'est-ce pas simplement de l'inertie?

L'inertie, Sténio! c'est le mal de nos cœurs, c'est le grand fléau de cet âge du monde. Il n'y a plus que des vertus négatives. Nous sommes braves, parce que nous ne sommes plus capables d'avoir peur. Hélas! oui, tout est usé, même les faiblesses, même les vices de l'homme. Nous n'avons plus la force qui fait qu'on aime la vie d'un amour opiniâtre et poltron. Quand il y avait encore de l'énergie sur la terre, on guerroyait avec ruse, avec prudence, avec calcul. La vie était un combat perpétuel, une lutte où les plus braves reculaient sans cesse 30 devant le danger; car le plus brave était celui qui vivait le plus longtemps au milieu des périls et des haines. Depuis que la civilisation a rendu la vie facile et calme pour tous, tous la trouvent monotone et sans saveur; on la joue pour un mot, pour un regard, tant elle a peu de prix ! C'est l'indifférence de 1 vie qui a fait le duel dans nos mœurs. C'est un spectacle fait pour constater l'apathie du siècle, que celui de deux hommes

calmes et polis tirant au sort lequel tuera l'autre sans haine, sans colère et sans profit. Hélas! Sténio, nous ne sommes plus rien, nous ne sommes plus ni bons ni méchants, nous ne sommes même plus lâches, nous sommes inertes.

— Lélia, vous avez raison, et quand je jette les yeux sur la société, je suis triste comme vous. Mais je vous ai amenée ici pour vous faire oublier cette société au moins pendant quelques jours. Regardez où nous sommes, cela n'est-il pas sublime, et pouvez-vous penser à autre chose qu'à Dieu ? Asseyez-vous sur cette mousse vierge de pas humains, et voyez à vos pieds le 10 désert dérouler ses grandes profondeurs. Avez-vous jamais rien contemplé de plus sauvage et pourtant de plus animé? Voyez, que de vigueur dans cette végétation libre et vagabonde, que de mouvement dans ces forêts que le vent courbe et fait ondoyer, dans ces grandes troupes d'aigles qui planent sans cesse autour des cimes brumeuses, et qui passent en cercles mouvants comme de grands anneaux noirs sur la nappe blanche et moirée du glacier! Entendez-vous le bruit qui monte et descend de toutes parts? Les torrents qui pleurent et sanglotent comme des âmes malheureuses, les cerfs qui brament d'une 20 voix plaintive et passionnée, la brise qui chante et rit dans les bruyères, les vautours qui crient comme des femmes effrayées; et ces autres bruits étranges, mystérieux, indécrits, qui grondent sourdement dans les montagnes; ces glaces colossales qui craquent dans le cœur des blocs, ces neiges qui s'éboulent et entraînent le sable, ces grandes racines d'arbres qui luttent incessamment avec les entrailles de la terre et qui travaillent à soulever le roc et à fendre le schiste; ces voix inconnues, ces vagues soupirs que le sol, toujours en proie aux souffrances de l'enfantement, exhale ici par ces flancs entr'ouverts; ne trouvez- 30 vous pas tout cela plus splendide, plus harmonieux que l'église et le théâtre?

168. PROSPER MÉRIMÉE (1803-1870).

[S. H. pp. 535-537.]

L'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE.

Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa tellement, que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en eus le loisir. Le voici:

'Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je trouvai le colonel au bivac. Il me reçut d'abord assez brusquement; mais après avoir lu la lettre de recommandation du général B***, il changea de manières, et m'adressa quelques paroles obligeantes.

'Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à l'instant même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que je n'eus 10 guère le temps de connaître, était un grand homme brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et faible, contrastait singulièrement avec sa stature presque gigantesque. On me dit qu'il devait cette voix étrange à une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille d'Iéna.

'En apprenant que je sortais de l'école de Fontainebleau, il fit la grimace et dit: "Mon lieutenant est mort hier..." Je compris qu'il voulait dire: "C'est vous qui devez le remplacer, et 20 vous n'en êtes pas capable." Un mot piquant me vint sur les lèvres, mais je me contins.

'La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située à deux portées de canon de notre bivac. Elle était large et rouge comme cela est ordinaire à son lever. Mais ce soir elle me

parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant un instant la redoute se détacha en noir sur le disque éclatant de là lune. Elle ressemblait au cône d'un volcan au moment de l'éruption.

'Un vieux soldat, auprès duquel je me trouvais, remarqua la couleur de la lune. "Elle est bien rouge," dit-il; "c'est signe 30

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