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ler à tous moments de pauvres prisonniers, pour les assurer qu'ou veille, non pas à leur sûreté, mais à leur captivité ; et c'est à quoi j'eus plus de peine à m'accoutumer.

133. MADEMOISELLE DE LESPINASSE (1732—1776). [S. H. pp. 446-448.]

LETTER.

Ayez assez de délicatesse pour cesser de me persécuter. Je n'ai qu'une volonté, je n'ai qu'un besoin: c'est de ne vous plus voir en particulier. Je ne puis rien pour votre bonheur, je ne sais rien pour votre consolation: laissez-moi donc, et ne vous plaisez plus à faire le tourment de ma vie. Je ne vous fais point de reproches; vous souffrez, je vous plains, et je ne vous parlerai plus de mes maux. Mais, au nom de ce qui a 10 encore quelque empire sur votre âme, au nom de l'honneur, au nom de la vertu, laissez-moi, ne comptez plus sur moi. Si je puis me calmer, je vivrai: mais si vous continuez, vous aurez bientôt à vous reprocher de m'avoir rendu la force du désespoir. Épargnez-moi le chagrin et l'embarras de vous faire exclure à ma porte dans les heures où je suis seule. Je vous demande, et c'est pour la dernière fois, de ne venir chez moi que depuis cinq heures jusqu'à neuf. Si madame de *** pouvait lire dans mon âme, je vous assure qu'elle ne me haïroit pas tout au plus, j'aurais mis quelques regrets dans la 20 sienne; mais elle et vous m'avez fait éprouver les tourmens des damnés, le repentir, la haine, la jalousie, le remords, le mépris de moi, et quelquefois aussi de vous-même; enfin, que vous dirai-je? Tout le malheur de la passion et jamais ce qui peut faire le bonheur d'une âme honnête et sensible, voilà ce que je vous dois, mais je vous pardonne. Si je tenais à la vie, je sens que je ne serais pas si généreuse: je vous vouerais une haine implacable; mais bientôt, je ne tiendrai pas plus à vous qu'à la vie, et je veux employer ma sensibilité, mon âme et tout ce qui me reste de vie, à aimer, à adorer la seule créa- 30

ture qui ait rempli mon âme, et à qui j'ai dû plus de bonheur et de plaisir, que presque tout ce qui a paru sur la terre n'en a senti, ni pu imaginer; et c'est vous qui m'avez rendu coupable envers cet homme! cette pensée soulève mon âme, je m'en détourne. Je voudrais me calmer, et, si je ne le puis, mourir. Je vous le répète encore, et c'est le dernier cri de mon âme vers vous: par pitié, laissez-moi; sinon, vous connaîtrez le remords.

134. MADAME D'ÉPINAY (1725—1783).
[S. H. p. 443.]

A MAN OF PRINCIPLE.

'A trois heures après dîner nous remontâmes dans notre appartement; il me proposa de ne recevoir personne de tout 10 le jour, sous prétexte que ma mère était malade. Sûrs donc de n'être point interrompus, nous nous mîmes d'abord à faire de la musique.....

'Il jouait du clavecin, j'étais assise sur le bras de son fauteuil, ma main gauche appuyée sur son épaule, et mon autre main tournait les feuillets; il ne manquait guère de la baiser toutes les fois qu'elle passait devant sa bouche..... Oh! ma cousine, qu'il est délicieux de faire de la musique! Je crois qu'elle aide aussi beaucoup à l'amour; ne vous semble-t-il pas que pour être sensible à toutes les douceurs d'un amour ten- 20 dre et vertueux, il faut l'être aux charmes de l'harmonie?... Si vous saviez, ma cousine, comme il est tendre, quels regards, quel son de voix enchanteur que le sien!....

'Ensuite nous passâmes dans la bibliothèque, nous lûmes ensemble quelques pages du roman de Théogène et Chariclée, nous nous arrêtâmes à un passage qui lui parut peindre la situation. Alisaris dit: "Ce n'est qu'en aimant parfaitement et constamment qu'on peut se flatter un jour d'être aimé; encore est-il bien peu d'exemples d'un amour constant et malheureux." Je ne pus pas être de son avis, et j'assurai mon mari que la con- 30

stance avait peu servi à son amour puisque je ne lui en croyais pas, et que je ne pouvais me dissimuler que je n'avais pas cessé de l'aimer..... Il continua de lire; "C'est des yeux que partent les traits qui blessent nos cœurs, et parmi ces traits il en est de si prompts, de si perçants, qu'ils font sur les âmes une impression dont elle n'est plus maîtresse . . ." Nous nous regardâmes en même temps; les larmes nous vinrent aux yeux, le livre lui tomba des mains, il s'approcha de moi et m'embrassa en me serrant dans ses bras.....

'Ensuite il me parla de spectacles où il va souvent et où il 10 voudrait que j'allasse. Nous cherchâmes ensemble des moyens d'y parvenir sans choquer ma mère; il était d'avis que je prisse sur moi d'y aller et de m'autoriser de l'usage, sans égard pour le chagrin de ma mère, qu'il trouve déraisonnable, et qui, par là, dit-il, ne mérite pas qu'on y cède. Voilà un principe, ma cousine; je crois que vous m'avez dit qu'il n'en avait point.....

135. BERNARD DE FONTENELLE (1857-1757). [S. H. pp. 453, 454]

THE MOON.

Dites-moi, je vous prie, une chose, dit la Marquise: ont-ils autant de peur des éclipses dans la lune, que nous en avons ici? Il me paraîtrait tout-à-fait burlesque que les Indiens de ce pays- 20 là se missent à l'eau comme les nôtres; que les Américains crussent notre terre fâchée contre eux; que les Grecs s'imaginassent que nous fussions ensorcelés, et que nous allassions gâter leurs herbes, et qu'enfin nous leur rendissions la consternation qu'ils causent ici bas. Je n'en doute nullement, répondis-je. Je voudrais bien savoir pourquoi Messieurs de la lune auraient l'esprit plus fort que nous. De quel droit nous feront-ils peur sans que nous leur en fassions? Je croirais même, ajoutai-je en riant, que comme un nombre prodigieux d'hommes ont été assez fous, et le sont encore assez pour adorer la lune, il y a des gens 30 dans la lune qui adorent aussi la terre, et que nous sommes à

ture qui ait rempli mon âme, et à qui j'ai dû plus de bonheur et de plaisir, que presque tout ce qui a paru sur la terre n'en a senti, ni pu imaginer; et c'est vous qui m'avez rendu coupable envers cet homme! cette pensée soulève mon âme, je m'en détourne. Je voudrais me calmer, et, si je ne le puis, mourir. Je vous le répète encore, et c'est le dernier cri de mon âme vers vous: par pitié, laissez-moi; sinon, vous connaîtrez le remords.

134. MADAME D'ÉPINAY (1725—1783).

[S. H. p. 443.]

A MAN OF PRINCIPLE.

'A trois heures après dîner nous remontâmes dans notre appartement; il me proposa de ne recevoir personne de tout 10 le jour, sous prétexte que ma mère était malade. Sûrs donc de n'être point interrompus, nous nous mîmes d'abord à faire de la musique.....

'Il jouait du clavecin, j'étais assise sur le bras de son fauteuil, ma main gauche appuyée sur son épaule, et mon autre main tournait les feuillets; il ne manquait guère de la baiser toutes les fois qu'elle passait devant sa bouche..... Oh! ma cousine, qu'il est délicieux de faire de la musique! Je crois qu'elle aide aussi beaucoup à l'amour; ne vous semble-t-il pas que pour être sensible à toutes les douceurs d'un amour ten- 20 dre et vertueux, il faut l'être aux charmes de l'harmonie ? ?... Si vous saviez, ma cousine, comme il est tendre, quels regards, quel son de voix enchanteur que le sien!....

'Ensuite nous passâmes dans la bibliothèque, nous lûmes ensemble quelques pages du roman de Théogène et Chariclée, nous nous arrêtâmes à un passage qui lui parut peindre la situation. Alisaris dit: "Ce n'est qu'en aimant parfaitement et constamment qu'on peut se flatter un jour d'être aimé; encore est-il bien peu d'exemples d'un amour constant et malheureux." Je ne pus pas être de son avis, et j'assurai mon mari que la con- 30

stance avait peu servi à son amour puisque je ne lui en croyais pas, et que je ne pouvais me dissimuler que je n'avais pas cessé de l'aimer..... Il continua de lire; "C'est des yeux que partent les traits qui blessent nos cœurs, et parmi ces traits il en est de si prompts, de si perçants, qu'ils font sur les âmes une impression dont elle n'est plus maîtresse . . ." Nous nous regardâmes en même temps; les larmes nous vinrent aux yeux, le livre lui tomba des mains, il s'approcha de moi et m'embrassa en me serrant dans ses bras....

'Ensuite il me parla de spectacles où il va souvent et où il 10 voudrait que j'allasse. Nous cherchâmes ensemble des moyens d'y parvenir sans choquer ma mère; il était d'avis que je prisse sur moi d'y aller et de m'autoriser de l'usage, sans égard pour le chagrin de ma mère, qu'il trouve déraisonnable, et qui, par là, dit-il, ne mérite pas qu'on y cède. Voilà un principe, ma cousine; je crois que vous m'avez dit qu'il n'en avait point.....

135. BERNARD DE FONTENELLE (1657-1757). [S. H. pp. 453, 454]

THE MOON.

Dites-moi, je vous prie, une chose, dit la Marquise: ont-ils autant de peur des éclipses dans la lune, que nous en avons ici? Il me paraîtrait tout-à-fait burlesque que les Indiens de ce pays- 20 là se missent à l'eau comme les nôtres; que les Américains crussent notre terre fâchée contre eux; que les Grecs s'imaginassent que nous fussions ensorcelés, et que nous allassions gâter leurs herbes, et qu'enfin nous leur rendissions la consternation qu'ils causent ici bas. Je n'en doute nullement, répondis-je. Je voudrais bien savoir pourquoi Messieurs de la lune auraient l'esprit plus fort que nous. De quel droit nous feront-ils peur sans que nous leur en fassions? Je croirais même, ajoutai-je en riant, que comme un nombre prodigieux d'hommes ont été assez fous, et le sont encore assez pour adorer la lune, il y a des gens 30 dans la lune qui adorent aussi la terre, et que nous sommes à

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