Page images
PDF
EPUB

A WARNING.

Il faut des saisies de terre et des enlèvements de meubles, des prisons et des supplices, je l'avoue: mais justice, lois et besoins à part, ce m'est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent d'autres hommes.

L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible: ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils 10 se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.

Don Fernand dans sa province est oisif, ignorant, médisant, querelleur, fourbe, intempérant, impertinent, mais il tire l'épée contre ses voisins, et pour un rien il expose sa vie : il a tué des hommes, il sera tué.

Le noble de province, inutile à sa patrie, à sa famille, et à luimême, souvent sans toit, sans habit, sans aucun mérite, répète 20 dix fois le jour qu'il est gentilhomme, traite les fourrures et les mortiers de bourgeoisie, occupé toute sa vie de ses parchemins et de ses titres, qu'il ne changeroit pas contre les masses d'un chancelier.

96. RENÉ DESCARTES (1596-1650).
[S. H. pp. 368-374.]

EARLY STUDIES.

J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance; et, pour ce qu'on me persuadoit que par leur moyen on pouvoit acquérir une connoissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avois un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j'eus achevé

tout ce cours d'études au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion. Car je me trouvois embarrassé de tant de doutes et d'erreurs qu'il me sembloit n'avoir fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avois découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j'étois en l'une des plus célèbres écoles de l'Europe, où je pensois qu'il devoit y avoir de savants hommes, s'il y en avoit en aucun endroit de la terre. J'y avois appris tout ce que les autres y apprenoient; et même, ne m'étant pas contenté des sciences qu'on nous enseignoit, j'avois parcouru tous les livres traitant de 10 celles qu'on estime les plus curieuses et les plus rares qui avoient pu tomber entre mes mains. Avec cela je savois les jugements que les autres faisoient de moi; et je ne voyois point qu'on m'estimât inférieur à mes condisciples, bien qu'il y en eût déjà entre eux quelques-uns qu'on destinoit à remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre siècle me sembloit aussi fleurissant et aussi fertile en bons esprits qu'ait été aucun des précédents. Ce qui me faisoit prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu'il n'y avoit aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu'on m'avoit auparavant fait espérer.

20

Je ne laissois pas toutefois d'estimer les exercices auxquels on s'occupe dans les écoles. Je savois que les langues que l'on y apprend sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens; que la gentillesse des fables réveille l'esprit; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu'étant lues avec discrétion elles aident à former le jugement; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées; que l'éloquence a des forces et 30 des beautés incomparables; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très-ravissantes; que les mathématiques ont des inventions très-subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les curieux qu'à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes; que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles; que la théologie enseigne à gagner le

ciel; que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et se faire admirer des moins savants; que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent; et enfin qu'il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connoître leur juste valeur et se garder d'en être trompé.

THE BEGINNING OF THE METHOD.

J'étois alors en Allemagne, où l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore finies m'avoit appelé; et, comme je retournois du couronnement de l'empereur vers l'armée, le commencement 10 de l'hiver m'arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurois tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j'avois tout le loisir de m'entretenir de mes pensées: entre lesquelles l'une des premières fut que je m'avisai de considérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux 20 et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et 30 inégales, on diroit plutôt que c'est la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés. Et si on considère qu'il y a eu néanmoins de tout temps quelques

officiers qui ont eu charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers pour les faire servir à l'ornement du public, on connoîtra bien qu'il est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d'autrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je m'imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s'étant civilisés que peu à peu, n'ont fait leurs lois qu'à mesure que l'incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauroient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu'ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur. Comme il est bien cer- 10 tain que l'état de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et, pour parler des choses humaines, je crois que si Sparte a été autrefois très-florissante, ce n'a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étoient fort étranges et mêmes contraires aux bonnes mœurs: mais à cause que, n'ayant été inventées que par un seul, elles tendoient toutes à même fin. Et ainsi je pensai que, les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n'ont aucunes démonstrations, s'étant composées et gros- 20 sies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent. Et ainsi encore je pensai que pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étoient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseilloient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auroient été si 30 nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle.

97. PIERRE NICOLE (1625–1695).

[S. H. p. 374.]

DES MOYENS ET DES DIFFICULTÉS DE SE

CONNAÎTRE.

Nous sommes tous, à l'égard des uns et des autres, comme cet homme qui sert de modèle aux élèves dans les académies de peinture.

Chacun de ceux qui nous environnent se forme un portrait de nous, et les différents aspects sous lesquels on considère nos actions donnent lieu d'en former une diversité presque infinie.

La principale distinction des grands et des petits, de ceux qui ont de la réputation, de ceux qui n'en ont pas, c'est qu'il y a plus de gens qui font le portrait des uns que des autres. 10 Que de gens, par exemple, font le portrait d'un prince! Tout son royaume, les pays étrangers, sont pour lui une académie de peintres dont il est le modèle. Ceux qui sont les plus éloignés ne le représentent que par les traits les plus grossiers; ceux qui en sont plus près en font des portraits plus vifs et plus ressemblants.

Un homme obscur, au contraire, qui vit dans sa famille, n'est peint que par le petit nombre de ceux qui le connaissent, et les portraits qu'on fait de lui ne sortent guère hors de l'enceinte de sa petite ville.

Que l'on choisisse le plus grand homme du monde, et qu'on lui donne un esprit assez étendu pour contempler tout à la fois cette variété de jugements qu'on porte sur lui, et pour jouir pleinement de tout le spectacle des pensées et des mouvements qu'il excite dans les autres : il n'y a point de vanité qui puisse subsister à cette vue. Pour un petit nombre de jugements avantageux, trop souvent dictés par la flatterie, il en verroit une infinité qui lui dép.airoient. Il verroit que les défauts qu'il se dissimule, ou qu'il ne connoît point, sautent aux yeux de la plupart des gens ;

20

« PreviousContinue »