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87. FRANÇOIS DE LA ROCHEFOUCAULD

(1613-1680).

[S. H. pp. 342, 343, 362-364.]

MAXIMS.

v. La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie.

XIX. Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui.

XXII. La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir; mais les maux présents triomphent d'elle.

XXIII. Peu de gens connoissent la mort; on ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume; et la plupart des hommes meurent parce qu'on ne peut s'empêcher de mourir.

XXXII. La jalousie se nourrit dans les doutes: et elle devient fureur, ou elle finit, sitôt qu'on passe du doute à la certitude.

XXXVIII. Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.

XLVIII. La félicité est dans le goût, et non pas dans les choses; et c'est par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non par avoir ce que les autres trouvent aimable.

XLIX. On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on s'imagine.

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LI. Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons 20 de nous-mêmes, que de voir que nous désapprouvons dans un temps ce que nous approuvions dans un autre.

LXX. Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l'amour où il est, ni le feindre où il n'est pas.

LXXV. L'amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel; et il cesse de vivre dès qu'il cesse d'espérer ou de craindre.

LXXXIX. Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.

CII. L'esprit est toujours la dupe du cœur.

CXIX. Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres, qu'enfin nous nous déguisons à nous-même.

CXXI. On fait souvent du bien pour pouvoir impunément faire du mal.

CXXXVIII. On aime mieux dire du mal de soi-même que de n'en point parler.

CLXXXVI. On ne méprise pas tous ceux qui ont des vices; mais on méprise tous ceux qui n'ont aucune vertu.

CXCI. On peut dire que les vices nous attendent dans le cours 10 de la vie, comme des hôtes chez qui il faut successivement loger; et je doute que l'expérience nous les fît éviter, s'il nous étoit permis de faire deux fois le chemin.

CXCVI. Nous oublions aisément nos fautes lorsqu'elles ne sont sues que de nous.

ccx. En vieillissant on devient plus fou et plus sage.

ccxv. La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont deux extrémités où l'on arrive rarement. L'espace qui est entredeux est vaste, et contient toutes les autres espèces de courage. Il n'y a pas moins de différence entre elles qu'entre les visages 20 et les humeurs. Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au commencement d'une action et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée. Il y en a qui sont contents quand ils ont satisfait à l'honneur du monde, et qui font fort peu de chose au delà. On en voit qui ne sont pas toujours également maîtres de leur peur. D'autres se laissent quelquefois entraîner à des terreurs générales; d'autres vont à la charge parce qu'ils n'osent demeurer dans leurs postes. Il s'en trouve à qui l'habitude des moindres périls affermit le courage et les prépare à s'exposer à de plus grands. Il y en a qui sont braves à coups d'épée et qui 30 craignent les coups de mousquet; d'autres sont assurés aux coups de mousquet et appréhendent de se battre à coups d'épée. Tous ces courages de différentes espèces conviennent en ce que la nuit augmentant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, elle donne la liberté de se ménager. Il y a encore un autre ménagement plus général : car on ne voit point d'homme qui fasse tout ce qu'il seroit capable de faire dans une occasion

s'il étoit assuré d'en revenir; de sorte qu'il est visible que la crainte de la mort ôte quelque chose de la valeur.

CCXXXI. C'est une grande folie de vouloir être sage tout seul. CCLII. Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts qu'il est extraordinaire de voir changer les inclinations.

CCLIX. Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux par la passion que l'on a que par celle que l'on donne. CCLXXI. La jeunesse est une ivresse continuel; c'est la fièvre de la raison.

CCLXXIX. Quand nous exagérons la tendresse que nos amis 10 ont pour nous, c'est souvent moins par reconnoissance que par le désir de faire juger de notre mérite.

CCLXXXVI. Il est impossible d'aimer une seconde fois ce qu'on a véritablement cessé d'aimer.

CCCXII. Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne s'ennuient point d'être ensemble, c'est qu'ils parlent toujours d'euxmêmes.

cccxxx. On pardonne tant que l'on aime.

88. MADEMOISELLE DE MONTPENSIER

(1627-1693).

[S. H. p. 341.]

HOW MADEMOISELLE TOOK ORLEANS BY ESCALADE.

J'arrivai sur les onze heures du matin à la porte Bannière, qui étoit fermée et baricadée. Après que l'on eut fait dire que 20 c'étoit moi, ils n'ouvrirent point: j'y fus trois heures. M'étant eunuyée pendant ce temps-là dans mon carrosse, je montai dans une chambre de l'hôtellerie proche la porte qui se nomme le Port-de-Salut. Je le fus de cette pauvre ville: ils étoient perdus sans moi. Comme il faisoit très-beau, après m'être divertie à faire ouvrir les lettres du courrier de Bordeaux, qui n'en avoit point de plaisantes, je m'en allai promener. M. le gouverneur m'envoya des confitures, et ce qui me parut assez plaisant, c'est qu'il me fit connoître qu'il n'avoit aucun crédit : il ne me manda

rien lorsqu'il me les envoya. Le marquis d'Hallûys étoit à la fenêtre de la guérite, qui me regardait promener sur le fossé. Cette promenade fut contre l'avis de tous les messieurs qui étoient avec moi, et que j'appelois mes ministres; ils disoient que la joie qu'auroit le menu peuple de me voir étonneroit le gros bourgeois de sorte que l'envie d'aller fit que je ne pris conseil que de ma tête. La rempart étoit bordé du peuple, qui crioit sans cesse : 'Vivent le Roi, les princes, et point de Mazarin!' Je ne pus m'empêcher de leur crier: Allez à l'Hôtel-de-Ville me faire ouvrir la porte,' quoique mes ministres m'eussent bien 10 dit que cela n'étoit pas à propos. A force de marcher, je me trouvai à l'endroit d'une porte; la garde prit les armes et se mit en haie sur le rempart. Jugez quels honneurs ! Je criai au capitaine de m'ouvrir la porte. Il me fit signe qu'il n'avoit point les clefs; je lui disois: 'Il faut la rompre, et vous me devez plus d'obéisance qu'à messieurs de ville, puisque je suis la fille de leur maître.' Je m'échauffai jusqu'à le menacer: à quoi il ne répondit qu'en révérences. Tous ceux qui étoient avec moi me disoient: Vous vous moquez de menacer des gens de qui vous avez affaire.' Je leur dis: 'Il faut voir s'ils feront plus par 20 menaces que par amitié.'

Le jour que je partis de Paris, le marquis de Vilène, homme d'esprit et de savoir, qui passe pour un des habiles astrologues de ce temps, me tira à part dans le cabinet de Madame, et me dit: 'Tout ce que vous entreprendrez le mercredi 27 mars, depuis midi jusqu'au vendredi vous réussira, et même dans ce temps-là vous ferez des affaires extraordinaires.' J'avois écrit cette prédiction sur mon agenda, pour observer ce qui en arriveroit, quoique j'y ajoutasse peu de foi; je m'en souvins et je me tournai vers mesdames de Fiesque et de Frontenac sur le fossé, pour 30 leur dire: 'Il m'arrivera de l'extraordinaire aujourd'-hui, j'ai la prédiction dans ma poche; je ferai rompre des sortes, ou escladerai la ville.' Elles se moquèrent de moi comme je faisois d'elles; car lorsque je leur tenois tels propos il n'y avoit aucune apparence. A force d'aller je me trouvai cependant au bord de l'eau, où tous les bateliers, qui sont en grand nombre à Orléans, me vinrent offrir leur service. Je l'acceptai volontiers; je leur

tins de beaux discours, et tels qu'ils conviennent à ces sortes de gens pour les animer à faire ce que l'on désire d'eux. Comme je les vis bien disposés, je leur demandai s'ils pouvoient me mener en bateau jusqu'à la porte de la Faux, parce qu'elle donnoit sur l'eau; ils me dirent qu'il étoit bien plus aisé d'en rompre une qui étoit sur le quai plus proche du lieu où j'étois, et que si je voulois ils y allaient travailler. Je leur dis qu'ils se hâtassent; je leur donnai de l'argent, et pour les voir travailler et les animer par ma présence, je montai sur une butte de terre assez haute qui regardoit cette porte. Je songeai peu à prendre le 10 bon chemin pour y parvenir; je grimpai comme un chat; je me prenois aux ronces et aux épines, et je sautai toutes les haies sans me faire aucun mal. Comme je fus au haut, tous ceux qui étoient avec moi craignoient que je ne m'exposasse trop: ils faisoient tout leur possible pour m'obliger à m'en retourner; leurs prières m'importunoient: je leur imposai silence. Madame de Bréauté, qui est la plus poltronne créature du monde, se mit à crier contre moi et contre tout ce qui me suivoit; même je ne sais si le transport où elle étoit, ne la fit point jurer: ce me fut un grand divertissement. Je n'avois voulu d'abord envoyer 20 personne des miens avec les bateliers, afin de pouvoir désavouer que ce fût par mon ordre si l'entreprise ne réussissoit pas. Je n'y eus qu'un chevau-léger de son Altesse Royale qui reçut un coup de pierre, dont il fut légèrement blessé. C'étoit un garçon qui étoit de la ville et qui m'avoit demandé la grâce de me suivre. J'avois laissé les compagnies qui m'escortoient à un quart de lieue de la ville, de peur de l'effrayer à l'aspect de ces troupes; et elles m'attendirent pour me suivre à Gergeau si je ne pouvois entrer. L'on me vint dire que l'affaire avançoit : j'y envoyai un des exempts de Monsieur qui étoit avec moi, nommé 30 Visé, et un de mes écuyers qui s'appeloit Vantelet. Ils firent fort bien, et je descendis du lieu où j'étois peu après pour aller voir de quelle manière tout se passoit. Comme le quai en cet endroit étoit revêtu, et qu'il y avoit un fond où la rivière entroit et battoit la muraille quoique l'eau fût basse, l'on amena deux bateaux pour me servir de pont, dans le dernier desquels on me mit une échelle, par laquelle je montai. Elle étoit assez haute; je

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