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c'est aussi un fait. Qu'on remarque bien qu'il n'y a pas là un accès passager et intermittent de l'esprit humain; c'est une endance primordiale, invincible. Elle lui est constitutive, car dès qu'il apparaît, il la manifeste. Les siècles et les progrès de la science n'y font rien; sa soif inextinguible de comprendre est aussi ardente que quand il en était aux enchantements et aux confusions de son enfance. Nous ne reprochons pas au positivisme de ne pas expliquer cet instinct invétéré, universel, essentiel de la pensée, puisqu'il ne veut rien expliquer, mais bien de le méconnaître comme fait, et par là de manquer à son programme qui implique la constatation de tous les faits. C'est déjà beaucoup de constater comme une réalité inéluctable et permanente le besoin d'expliquer, de remonter aux causes. Nous voilà bien près de reconnaître l'existence du principe de causalité. S'il est admis qu'il a une portée vraiment universelle, on n'a pas le droit de le négliger. S'il se trouve que chercher les causes, ce soit précisément la condition d'existence de l'esprit humain, il faudra bien qu'il les cherche. Les mailles serrées dont la science positive, ou plutôt le système positiviste, avait voulu l'enserrer sont rompues par là même. On ne l'empêchera pas d'étendre son aile puissante vers les régions interdites.

L'histoire générale de l'humanité, dans le présent comme dans le passé, conclut contre le positivisme et contredit absolument la fameuse théorie des trois états. Il est certain d'abord que, bien loin de s'exclure en fait, ils existent simultanément au sein de l'humanité. Le positivisme doit reconnaître qu'en tout cas il n'a pas pour lui la chronologie. Remontons aussi haut que l'on voudra dans le passé de l'humanité civilisée, nous retrouverons toujours et partout la religion, la philosophie et la science positive existant ensemble et tendant à se dégager de leur confusion première, sans jamais se séparer absolument. Pour nous en tenir au temps présent, il est incontestable que la science positive n'a banni ni la religion ni la métaphy

sique. La première est plus active qu'à aucune autre époque ; elle est au fond de toutes nos luttes, et si le progrès social pousse à la séparer de plus en plus de la politique, il ne l'empêche pas d'être encore ce qu'il y a de plus puissant pour remuer l'esprit humain, soit qu'il l'accepte, soit qu'il la repousse. A la passion qu'il met à la combattre, on s'aperçoit promptement qu'il n'a pas affaire à une vaine ombre, à un insaisissable fantôme.

Il ne s'agit pas ici seulement de la religion comme sentiment, mais aussi comme science. Il faut ignorer le grand mouvement théologique inauguré par Schleiermacher et poursuivi par des penseurs comme Nitsch et Rothe, pour affirmer que l'on en a fini avec la théologie. Elle a compté de nos jours plus d'adeptes que la philosophie positive, et elle a déployé autant de vigueur et de profondeur intellectuelle que ceux qui l'ont déclarée défunte. Quant à la métaphysique, il suffit de rappeler les noms de Kant, de Schelling, de Hegel et, plus récemment, de Schopenhauer et de Hartmann, pour qu'on reconnaisse que la pensée spéculative, bien loin de se mettre à la portion congrue, a eu de nos jours une période d'ivresse et d'enthousiasme. Quand on y regarde de près, on constate que le positivisme lui-même, loin d'échapper à la métaphysique, y plonge par ses racines, car c'est l'hégélianisme qui, en mettant l'absolu dans le devenir, c'est-àdire dans les choses contingentes, a préparé les esprits à l'éliminer. Non seulement la religión, la métaphysique et la science positive coexistent dans la même époque, mais elles s'unissent dans le même homme. Jean-Jacques Ampère, par exemple, n'a-t-il pas été tout ensemble un chrétien convaincu, un métaphysicien profond et un des maîtres les plus illustres de la science positive, qu'il a enrichie d'immortelles découvertes ?

Comment la théorie des trois états peut-elle se tirer de cette réfutation irrésistible qui lui vient des faits les mieux constatés? On dira, sans doute, que dans chaque époque il y a des retardataires, et qu'on ne doit compter qu'avec les vrais

chefs de file; mais cette appréciation de la valeur des esprits est bien délicate, à moins de s'en tirer par cette affirmation. plus commode que modeste : « C'est nous qui tenons la tête du mouvement intellectuel. » Si on tient la tête, il faudrait être suivi par le gros de l'armée; or, c'est ce qui n'est pas. Bien plus, les chefs de file sont entraînés eux-mêmes par ceux qui les suivent, puisque l'école positiviste en vient de plus en plus à déserter la fameuse théorie de l'inconnaissable, pour donner une explication matérialiste des choses. Elle fait ainsi, sans le vouloir, de la métaphysique. Si cette métaphysique ne vaut guère mieux que la prose de M. Jourdain, elle n'en est pas moins l'abandon du principe fondamental de l'école.

Ces considérations de fait nous amènent à considérer de plus près la théorie des trois états, et à chercher si elle ne repose pas sur un malentendu. Tout d'abord, l'école positiviste se fait la partie belle en donnant une définition de la théologie et de la métaphysique qui ne répond qu'à leurs manifestations les plus inférieures. Pour Auguste Comte, l'état théologique consiste essentiellement dans un vulgaire fétichisme personnifiant et divinisant toutes les forces de la nature, tandis que la métaphysique se serait toujours contentée de substituer les entités aux fétiches. Cela est vrai de la religion, non pas primitive, mais dégénérée, car il est de plus en plus prouvé, comme nous l'établirons plus tard, qu'elle est monothéiste par essence et qu'elle le fut en fait primitivement. D'un autre côté, la scolastique réaliste peut seule être accusée de cette espèce d'idolâtrie des entités. La théologie comme la métaphysique ont progressé. Le progrès n'a pas sinplement consisté dans leur remplacement par la science positive; il s'est réalisé dans leur domaine propre. Elles ont eu leur évolution. La théologie a abordé en face, les plus graves problèmes de l'esprit humain et les a traités avec des méthodes vraiment scientifiques. La métaphysique ne s'est point longtemps payée de je ne sais quelle mythologie d'idéaux; elle a pris pour base la réalité psychologique, et

c'est là qu'elle a trouvé le principe de causalité qui n'est point l'Éon d'une gnose fantastique, mais un fait immédiat, tout autant qu'un principe. A ce point de vue tout intellectuel, la théologie ne s'est jamais séparée de la métaphysique; l'une et l'autre ont abordé les mêmes problèmes, souvent donné les mêmes explications; elles ont cohabité pour ainsi dire dans les mêmes grands esprits. Descartes, Malebranche, Leibniz, Maine de Biran, Schelling dans sa seconde manière, ont été tout ensemble des théologiens et des métaphysiciens. La question d'autorité ne suffit pas pour marquer une ligne de démarcation entre la théologie et la métaphysique; car, pas plus la première que la seconde ne l'a tranchée d'une manière uniforme. On voit donc qu'il y a trop de métaphysique dans la théologie, et trop de théologie dans la métaphysique pour en faire des degrés distincts sur l'échelle du développement de l'esprit humain.

Si nous en venons à la science positive nous ne serons pas davantage amenés à conclure qu'elle est inconciliable. avec la théologie et la métaphysique. Je reconnais que rien. n'est plus funeste que de l'en rendre dépendante; mais, sans m'étendre sur des considérations qui seront développées ailleurs, j'affirme que la science positive nous reporte à elle seule plus haut qu'elle-même, si je puis ainsi dire, et qu'elle nous contraint d'entrevoir et même de statuer un ordre supérieur qu'elle n'explique pas, et qui met en jeu des facultés intuitives de l'esprit humain, dont l'existence incontestable justifie les recherches de la théologie et de la métaphysique. La science positive, précisément parce qu'elle est une vraie science, s'élève du particulier au général et, après avoir constaté l'enchaînement des faits, en dégage des lois qui portent sur l'avenir. Partant de la relation de l'antécédent et du conséquent, elle admet que les mêmes conditions d'existence amèneront toujours dans l'avenir les mêmes effets. C'est le postulat même de la science positive. Fort bien, mais ce passage du particulier au général, du fait présent au fait

à venir, ne saurait être tranché par la simple observation de l'objet; celle-ci ne nous permet ni de prévoir ni de généraliser. Elle ne nous donne qu'une succession de phénomènes ; pour faire de l'un la condition de l'autre, pour en conclure qu'en se répétant les mêmes antécédents produiront les mêmes conséquents, pour statuer une loi, il faut autre chose. que l'observation: il faut une prédisposition de l'esprit, un élément d'à priori. Tout n'est donc pas dans l'objet perçu ; le sujet est actif dans la perception. Nous voilà élevés par la science positive elle-même au-dessus de la sensation. Elle nous conduit sur le seuil du domaine supérieur. Pour quel motif l'interdirait-elle à la métaphysique? Son devoir est de ne pas usurper, son droit est de ne permettre aucune immixtion de la métaphysique qui fausserait l'observation, mais il ne va pas plus loin. Voilà pourquoi la science positive peut avoir le plus large développement sans empêcher qu'à côté d'elle un autre travail de l'esprit humain ne se poursuive par la métaphysique et la théologie comme il s'est d'ailleurs poursuivi en réalité.

E pur se muove.

Cela n'est pas seulement vrai de la terre qui tourne en faisant tourner avec elle le théologien qui nie son mouvement, mais encore de la pensée qui cherche les causes et entraîne dans sa recherche ceux-là mêmes qui la lui interdisent. Nous avons à cet égard des déclarations aussi importantes que significatives du fondateur de l'école positiviste. «< Dans l'être vivant, a-t-il dit, le principal, presque le tout, c'est l'ensemble dans l'espèce, le progrès dans le temps. La raison de cet ensemble et de ce progrès, c'est la vie même. Dans la science des êtres organisés, tout dépend de l'ensemble, qui est le résultat et l'expression d'une certaine unité à laquelle tout concourt. La synthèse dans la biologie doit remplacer l'analyse. Chaque ordre d'existence est pour l'ordre supérieur une matière à qui celui-ci donne la forme. C'est le supérieur qui

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