Page images
PDF
EPUB

prime sur le sujet qui la ressent. Hume laisse ce fait primordial comme suspendu dans le vide, sans qu'on sache à quoi il se rattache, puisqu'il ne peut nous rendre compte ni de l'organisme ni de l'esprit, tout s'évanouissant dans la chimère imaginative. Il n'a, d'ailleurs, jamais établi que l'impression sensible fût la seule source de nos idées, car, d'après lui-même, l'idée précède parfois l'impression. En laissant à l'induction un caractère purement fortuit et empirique, il rend la science impossible, car il lui enlève toute sécurité (1). Les autres objections qu'on peut lui faire sur l'impossibilité où il est d'expliquer ce moi qu'il réduit à n'être qu'un paquet de sensations, et qui doit pourtant avoir la force intellectuelle d'enchaîner les impressions et d'y mettre la cohérence, trouveront leur place dans la discussion à laquelle nous allons soumettre l'associationisme contemporain.

Nous avons déjà dit que Stuart Mill cherche à expliquer par la sensation seule ces catégories ou formes de la pensée qui, par leur permanence ou leur universalité, semblent intuitives, et paraissent venir de notre esprit et non du dehors. Tel est le principe de causalité qui nous fait toujours rattacher les conséquences à des antécédents. La notion de la substance qui supporte tous les attributs que nous distinguons dans les choses ne nous est pas moins naturelle et a tous les caractères d'une intuition. En outre, nous ne pouvons nous empêcher de placer toute chose à un certain moment et en un certain lieu, c'est-à-dire dans le temps et dans l'espace. Enfin, nous avons conscience du moi et du non-moi. Voilà ce qu'on peut appeler l'à priori intellectuel. Nous parlerons, plus tard, de l'à priori moral. C'est cet élément intuitif que Stuart Mill après Hume prétend éliminer (2). Il ne se contente pas, en effet, de faire dans la connaissance la part légitime à la sensation qui lui fournit ses matériaux extérieurs et ses stimulants; il

(1) Voir Robert, De la Certitude, chap. x11 (Paris, Thorin, 1880).

(2) Stuart Mill, Philosophie de Hamilton, traduction Cazelle (GermerBaillière, 1869).

lui donne tout, absolument tout, car d'après lui il n'y a pas une idée, un principe qui ne s'explique par sa fameuse théorie de l'association des idées produites de la sensation. Celles-ci s'associent selon certaines lois fixes, que Stuart Mill s'efforce de déterminer. Ces lois sont au nombre de trois : 1° Nous pouvons constater que des idées semblables tendent à se rappeler l'une l'autre dans notre mémoire. 2o Quand deux idées ont été éprouvées successivement ou simultanément, l'une tend à éveiller l'autre. Dans le premier cas, l'antécédent ramène toujours le conséquent. 3o La répétition de la concomitance des idées tend à les rendre inséparables et à les enchaîner étroitement les unes aux autres. La disposition de notre esprit à rattacher tous les phénomènes à des causes est une simple habitude qui lui vient de cet enchainement constant des idées concomitantes. Il n'a pas eu besoin de tirer de sa propre profondeur le principe de causalité; ce qu'il appelle de ce nom n'est que le résultat d'expériences accumulées. Il a accompli un progrès important dans sa propre évolution, quand, après avoir éprouvé des sensations, il les a prolongées par le souvenir, et s'en est représenté la continuation par l'imagination. Dès lors, il ne s'est plus contenté des sensations présentes toujours fugitives; il a eu l'idée de sensations possibles. Ces sensations possibles ont tout de suite revêtu pour lui un caractère beaucoup moins éphémère que la sensation présente, qui ne fait qu'apparaître et passer. Elles se sont présentées à lui dans la corrélation des antécédents et des conséquents à laquelle il voit se soumettre toutes ses sensations actuelles. Ces sensations possibles ont ainsi formé pour l'esprit une sorte d'organisme fixe qui bientôt lui est apparu comme l'antécédent inépuisable et constant des sensations présentes. En rapportant les secondes aux premières, il est arrivé à se former l'idée d'un fond résistant sous les flots changeants des sensations présentes. C'est ainsi que la notion de la substance comme celle de la cause est sortie de l'expérience sensible par le jeu naturel de celle-ci, sans

aucune intuition préliminaire. Le fait que les mêmes expériences possibles se présentent à tous les hommes a revêtu le monde extérieur d'un caractère de réalité et d'objectivité, qui a conduit l'esprit à l'idée de corporalité et de matière. La notion d'espace et de temps s'est formée grâce à l'expérience incessamment répétée que nous pouvons toujours supposer un point après le point constaté, un moment nouveau après le moment qui vient de passer. Nous imaginons toujours d'autres points après ceux que nous avons perçus. La loi de l'association des idées nous fournit ainsi les notions d'infini et d'espace. Nous arrivons à la conscience du moi, précisément par la distinction que nous établissons spontanément entre les sensations possibles dont notre imagination a fait un organisme extérieur à nous et notre faculté d'éprouver des sensations actuelles. Celles-ci constituent le moi; l'association des idées ramène incessamment cette opposition entre les sensations présentes et les sensations possibles, d'où résulte le sentiment et la conscience de notre personnalité.

Telle est, en résumé, cette tentative d'expliquer complètement le sujet par l'objet, l'esprit humain par la sensation. Elle ne résiste pas à l'examen. Nous lui opposerons d'abord, sans y insister de nouveau, l'objection préliminaire que nous avons faite au positivisme en lui contestant le droit d'employer la méthode inductive. Pour élaborer cette théorie de la connaissance, disons mieux, pour fonder une science quelconque, il faut conclure des phénomènes actuels aux phénomènes futurs pour tous les cas où les circonstances seront identiques. Si on ne s'élève pas jusque-là, il n'y a plus place que pour la constatation de la sensation présente et fugitive. C'est l'impression de l'animal; ce n'est plus le savoir de l'homme. Mais, encore une fois, de quel droit conclure du phénomène uniquement perçu par la sensation à son renouvellement certain dans des circonstances analogues? La sensation n'affirme rien de semblable, car elle est essentiellement fugitive, momentanée, et, pour généraliser, prévoir, induire, il

faut la dépasser, il faut un acte de l'esprit. Au reste, Stuart Mill admet l'objection dans une certaine mesure, puisqu'il admet que les lois statuées par lui ne valent que pour notre milieu. Alors rien ne nous en garantit la permanence.

Il ne s'est pas contenté, comme les premiers positivistes, de la simple induction, qui annonce le retour des phénomènes aux conditions déjà connues. Nous avons vu quelle importance il donne à la notion des sensations possibles qui seule lui fournit l'idée de la substance et du corps. Mais ce concept des sensations possibles ordonnées en un vaste système ne sort point spontanément de la sensation présente. Le possible, qui n'est pas autre chose que la virtualité, lui échappe complètement; la sensation ne porte que sur le réel. Elle peut sans doute le prolonger par l'imagination, mais de là à fournir la notion d'un monde, d'un système de possibilités ordonnées et hiérarchisées, il y a un abîme qu'elle ne franchira jamais à elle toute seule. La notion de substance et celle de corporalité ne sont donc pas une simple évolution de la sensation même prolongée dans l'imagination. L'idée d'infini dans le temps et l'espace est tout autre chose que la supposition d'un nouveau point toujours possible après celui qu'on a constaté. Le prolongement n'est pas l'infini; celui-ci ne se dégage pas de la simple juxtaposition des points. Tous les points connus plus un ne donnent point la notion de l'espace ni du temps. Pour les placer dans l'espace et dans le temps sans borne, il est de toute nécessité que l'esprit connaisse intuitivement ce que c'est que le temps, ce que c'est que l'espace. La notion de la cause ne peut absolument pas être ramenée à celle d'une simple succession; un million d'antécédents suivis de conséquents ne donne que des antécédents et des conséquents et non des causes et des effets. Nous en avons une preuve péremptoire dans le fait incontestable qu'il y a des successions invariables qu'on ne peut ramener à la relation de l'effet à la cause. Le jour succède invariablement à la nuit, et

cependant ce n'est pas la nuit qui produit le jour. S'il y a donc une distinction essentielle entre la succession et la causalité, il faut trouver la notion de cause ailleurs que dans la succession, c'est-à-dire en dehors des choses; il faut la chercher dans le sujet lui-même, dans l'esprit (1). En outre, comme le fait remarquer M. Janet, l'association des idées, quand elle provient de la sensation et qu'elle est livrée à elle-même, n'aboutit jamais à des notions bien ordonnées. Nous connaissons des associations semblables dans le sommeil; le rêve nous livre au libre jeu de nos sensations; aussi produit-il les amalgames d'idées les plus bizarres, bien qu'on puisse avec un peu d'attention discerner les fils ténus et brisés qui ont lié ensemble nos souvenirs et les impressions premières qui ont provoqué cette inextricable confusion. Pour que nos idées s'associent d'une façon normale, il faut que nous les dominions et les surveillions, que nous les contenions dans des bornes raisonnables, en un mot que nous déployions les facultés actives de notre esprit. La liaison purement extérieure et fortuite des idées diffère du tout au tout de l'association logique, qui est un acte de la pensée (2). Stuart Mill ne voit pas que toute sa théorie de l'association des idées est une prodigieuse pétition de principes. Que cherche-t-il par ce moyen, sinon à expliquer la présence de l'idée de cause dans l'homme ? Qu'est-ce à dire, sinon qu'il en cherche l'origine? Ainsi, dans l'effort même qu'il fait pour éliminer le principe de causalité, il lui rend hommage et le consacre; car, d'après lui, l'association des idées est la cause de l'idée de cause, elle en donne à la fois le comment et le pourquoi, et pour l'élaborer il a dû faire incessamment usage du principe de causalité.

C'est surtout quand nous considérons son explication de la conscience du moi qu'éclate l'insuffisance de sa théorie.

(1) M. Stuart Mill croit se tirer d'affaire en parlant d'antécédents invariables, mais il ne nous dit pas comment il les distingue. (2) Janet, Psychologie, chap. v, 51, 92.

« PreviousContinue »