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SGANARELLE.

Promettez-moi donc, Seigneur Géronimo, de me par

ler avec toute sorte de franchise.

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Oui, foi d'ami. Dites-moi seulement votre affaire.

SGANARELle.

C'est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.

Qui, vous?

GERONIMO.

SGANARELLE.

Oui, moi-même en propre personne. Quel est votre avis là-dessus?

GERONIMO.

Je vous prie auparavant de me dire une chose.

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Ma foi, je ne sais; mais je me porte bien.

GERONIMO.

Quoi? vous ne savez pas à peu près votre àge?

SGANARELLE.

Non est-ce qu'on songe à cela?

GERONIMO.

Hé! dites-moi un peu, s'il vous plaît: combien aviezvous d'années lorsque nous fimes connoissance?

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De cinquante-six à soixante-huit, il y a douze ans, ce

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De cinquante-deux à soixante-quatre, il y a douze ans.... lidor et 1734.)

(1682, ms. Phi

L'édition originale porte soixante-huit, parce que c'est en 1668 seulement que la pièce fut réduite pour être reprise et imprimée, et que l'éditeur (qui était Molière sans doute) voulut mettre les deux dates d'accord. Les éditeurs de 1682 (et, comme nous venons de le voir, le ms. Philidor et la série de 1734) considérant uniquement l'année où le Mariage forcé fut joué pour la première fois, ont substitué soixante-quatre à soixante-huit, et plus haut, par conséquent, cinquante-deux à cinquante-six. (Note d'Auger.)

me semble. Cinq ans en Hollande, font dix-sept1; sept ans en Angleterre, font vingt-quatre; huit dans notre séjour à Rome, font trente-deux; et vingt que vous aviez lorsque nous nous connùmes, cela fait justement cinquante-deux : si bien, Seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou cinquante-troisième année.

SGANARELLE.

Qui, moi? Cela ne se peut pas.

GERONIMO.

Mon Dieu, le calcul est juste; et là-dessus je vous dirai franchement et en ami, comme vous m'avez fait promettre de vous parler, que le mariage n'est guère votre fait. C'est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire; mais les gens de votre âge n'y doivent point penser du tout; et si l'on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison où nous devons être plus sages. Enfin je vous en dis nettement ma pensée. Je ne vous conseille point de songer au mariage; et je vous trouverois le plus ridicule du monde, si, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes3.

SGANARELLE.

Et moi je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point ridicule en épousant la fille que je recherche.

GERONIMO.

Ah! c'est une autre chose : vous ne m'aviez pas dit cela.

1. Dans le manuscrit Philidor : « sont dix-sept »; mais ensuite font, deux fois. 2. Fort fait, pour votre fait, faute évidente, dans le manuscrit Philidor, 3. De la plus pesante de toutes les chaînes. (Ms. Philidor.)

SGANARELLE.

C'est une fille qui me plaît, et que j'aime de tout mon

cœur.

GERONIMO.

Vous l'aimez de tout votre cœur?

SGANARELLE.

Sans doute, et je l'ai demandée à son père.

GERONIMO.

Vous l'avez demandée?

SGANARELLE.

Oui. C'est un mariage qui se doit conclure ce soir, et

j'ai donné parole1.

GERONIMO.

Oh! mariez-vous donc je ne dis plus mot.

SGANARELLE.

Je quitterois le dessein que j'ai fait? Vous semblet-il, Seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme? Ne parlons point de l'àge que je Com la ripuis avoir; mais regardons seulement les choses. Y I'm a-t-il homme de trente ans qui paroisse plus frais et

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plus vigoureux que vous me voyez? N'ai-je pas tous les mouvements de mon corps aussi bons que jamais, et voit-on que j'aie besoin de carrosse ou de chaise pour F, cheminer? N'ai-je pas encore toutes mes dents, les meilleures du monde? Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas par jour, et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien? Hem, hem, hem: eh! qu'en dites-vous?

GERONIMO.

Vous avez raison; je m'étois trompé : vous ferez bien de vous marier.

I. Et j'ai donné ma parole. (1734.)

2. Il montre ses dents. (1734.)

3. Il tousse. (1734.)

SGANARELle.

2

J'y ai répugné autrefois; mais j'ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j'aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses1, qui me dorlotera et me viendra frotter lorsque je serai las, outre cette joie, dis-je, je considère qu'en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles, et qu'en me mariant, je pourrai me voir revivre en d'autres moi-mêmes, que j'aurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d'eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m'appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j'y suis, et que j'en vois une demi-douzaine autour de moi.

GERONIMO.

Il n'y a rien de plus agréable que cela; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez.

SGANARELLE.

Tout de bon, vous me le conseillez ?

1. Les mots qui me fera mille caresses manquent dans l'édition de 1734. 2. A propos de ses projets de mariage, Panurge, racontant un rêve qu'il a fait, dit (Pantagruel, livre III, chapitre XIV, tome II, p. 72): « Par mes songeries j'avois une femme jeune, galante, belle en perfection, laquelle me traitoit et entretenoit mignonnement comme un petit dorelot. » On voit, par les exemples de ce vieux mot cités dans le Dictionnaire de M. Littré, que dorlot ou dorelot se prenait dans le double sens de bijou et de joli cœur, mignon, enfant gâté. Ce qui suit rappelle un autre passage de Rabelais. Si Sganarelle se préoccupe de la nécessité de ne pas laisser « périr dans le monde la race des Sganarelles, » Panurge allègue aussi, parmi les raisons qui le poussent au mariage, le désir d'avoir des enfants, ès quels, dit-il, j'eusse espoir mon nom et armes perpétuer; » et comme Sganarelle aussi, Panurge sourit à l'idée de « s'ébaudir» avec ses enfants quand il sera « mésbaigné », c'est-à-dire fatigué, ennuyé (livre III, chapitre Ix, tome II, p. 51 et 52).

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3. En d'autres moi-même. (1734.) - Toutes les autres éditions anciennes et même celle de 1773 mettent mêmes au pluriel.

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