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les opinions devaient disparaître. C'est toujours ce que nous répondons aux faux calculs, aux contradictions, aux fautes énormes de géographie, de chronologie, de physique, et même de sens commun, dont les philosophes nous disent sans cesse que la sainte Écriture est remplie nous ne cessons de leur dire qu'il n'est point ici question de raison, mais de foi et de piété.

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Section II.- A l'égard du dénombrement des peuples modernes, les rois n'ont point à craindre aujourd'hui qu'un docteur Gad vienne leur proposer, de la part de Dieu, la famine, la guerre, ou la peste, pour les punir d'avoir voulu savoir leur compte. Aucun d'eux ne le sait. On conjecture, on devine, et toujours à quelques millions d'hommes près.

J'ai porté le nombre d'habitants qui composent l'empire de Russie, à vingt-quatre millions, sur les mémoires qui m'ont été envoyés; mais je n'ai point garanti cette évaluation; car je connais très-peu de choses que je voulusse garantir.

J'ai cru que l'Allemagne possède autant de monde en comptant les Hongrois. Si je me suis trompé d'un million ou deux, on sait que c'est une bagatelle en pareil cas.

Je demande pardon au roi d'Espagne, si je ne lui accorde que sept millions de sujets dans notre continent. C'est bien peu de chose; mais don Ustariz, employé dans le ministère, ne lui en donne pas davantage. On compte environ neuf à dix millions d'êtres libres dans les trois royaumes de la Grande-Bretagne.

On balance en France entre seize et vingt millions. C'est une preuve que le docteur Gad n'a rien à reprocher au ministère de France. Quant aux villes capitales, les opinions sont encore partagées. Paris, selon quelques calculateurs, a sept cent mille habitants; et, selon d'autres, cinq cent. Il en est ainsi de Londres, de Constantinople, du Grand Caire. Pour les sujets du pape, ils feront la foule en paradis; mais la foule est médiocre sur la terre. Pourquoi cela? C'est qu'ils sont sujets du pape. Caton le Censeur aurait-il jamais cru que les Romains en viendraient là?

DESTIN. De tous les livres de l'Occident qui sont parvenus jusqu'à nous, le plus ancien est Homère; c'est là qu'on trouve les mœurs de l'antiquité profane, des héros grossiers, des dieux grossiers, faits à l'image de l'homme; mais c'est là que, parmi les rêveries et les inconséquences, on trouve aussi les semences de la philosophie, et surtout l'idée du destin qui est maître des dieux, comme les dieux sont les maîtres du monde.

Quand le magnanime Hector veut absolument combattre le magnanime Achille, et que pour cet effet il se met à fuir de toutes ses forces, et fait trois fois le tour de la ville avant de combattre, afin d'avoir plus de vigueur; quand Homère compare Achille aux pieds légers qui le poursuit, à un homme qui dort; quand Mme Dacier s'extasie d'admi1. Voy. l'article POPULATION.

ration sur l'art et le grand sens de ce passage, alors Jupiter veut sauver le grand Hector qui lui a fait tant de sacrifices, et il consulte les destinées; il pèse dans une balance les destins d'Hector et d'Achille1: il trouve que le Troyen doit absolument être tué par le Grec; il ne peut s'y opposer; et dès ce moment, Apollon, le génie gardien d'Hector, est obligé de l'abandonner. Ce n'est pas qu'Homère ne prodigue souvent, et surtout en ce même endroit, des idées toutes contraires, suivant le privilége de l'antiquité; mais enfin il est le premier chez qui on trouve la nction du destin. Elle était donc très en vogue de son temps.

Les pharisiens, chez le petit peuple juif, n'adoptèrent le destin que plusieurs siècles après; car ces pharisiens eux-mêmes, qui furent les premiers lettrés d'entre les Juifs, étaient très-nouveaux. Ils mêlerent dans Alexandrie une partie des dogmes des stoïciens aux anciennes idées juives. Saint Jérôme prétend même que leur secte n'est pas beaucoup antérieure à notre ère vulgaire.

Les philosophes n'eurent jamais besoin ni d'Homère, ni des pharisiens, pour se persuader que tout se fait par des lois immuables, que tout est arrangé, que tout est en effet nécessaire. Voici comme ils raisonnaient.

Ou le monde subsiste par sa propre nature, par ses lois physiques, ou un être suprême l'a formé selon ses lois suprêmes; dans l'un et l'autre cas, ces lois sont immuables; dans l'un et l'autre cas, tout est nécessaire; les corps graves tendent vers le centre de la terre, sans pouvoir tendre à se reposer en l'air. Les poiriers ne peuvent jamais porter d'ananas. L'instinct d'un épagneul ne peut être l'instinct d'une autruche; tout est arrangé, engrené, et limité.

L'homme ne peut avoir qu'un certain nombre de dents, de cheveux et d'idées; il vient un temps où il perd nécessairement ses dents, ses cheveux,. et ses idées.

Il est contradictoire que ce qui fut hier n'ait pas été, que ce qui est aujourd'hui ne soit pas; il est aussi contradictoire que ce qui doit être puisse ne pas devoir être.

Si tu pouvais déranger la destinée d'une mouche, il n'y aurait nulle raison qui pût t'empêcher de faire le destin de toutes les autres mouches, de tous les autres animaux, de tous les hommes, de toute la nature; tu te trouverais au bout du compte plus puissant que Dieu. Des imbéciles disent : « Mon médecin a tiré ma tante d'une maladie mortelle ; il a fait vivre ma tante dix ans de plus qu'elle ne devait vivre. » D'autres, qui font les capables, disent : « L'homme prudent fait luimême son destin. »

α

Nullum numen abest, si sit prudentia, sed te
Nos facimus, fortuna, deam, coloque locamus.
Juvenal, sat. x, v. 365.

La fortune n'est rien; c'est en vain qu'on l'adore.
La prudence est le dieu qu'on doit seul implorer.

1. Iliade, liv. XXII.

Mais souvent le prudent succombe sous sa destinée, loin de la faire; c'est le destin qui fait les prudents.

De profonds politiques assurent que si on avait assassiné Cromwell, Ludlow, Ireton, et une douzaine d'autres parlementaires, huit jours avant qu'on coupât la tête à Charles Ier, ce roi aurait pu vivre encore et mourir dans son lit; ils ont raison: ils peuvent ajouter encore que, si toute l'Angleterre avait été engloutie dans la mer, ce monarque n'aurait pas péri sur un échafaud auprès de Whitehall, ou salle blanche; mais les choses étaient arrangées de façon que Charles devait avoir le cou coupé.

Le cardinal d'Ossat était sans doute plus prudent qu'un fou des Petites-Maisons; mais n'est-il pas évident que les organes du sage d'Ossat étaient autrement faits que ceux de cet écervelé? de même que les organes d'un renard sont différents de ceux d'une grue et d'une alouette.

Ton médecin a sauvé ta tante; mais certainement il n'a pas en cela contredit l'ordre de la nature; il l'a suivi. Il est clair que ta tante ne pouvait pas s'empêcher de naître dans une telle ville, qu'elle ne pouvait pas s'empêcher d'avoir dans un tel temps une certaine maladie, que le médecin ne pouvait pas être ailleurs que dans la ville où il était, que ta tante devait l'appeler, qu'il devait lui prescrire les drogues qui l'ont guérie, ou qu'on a cru l'avoir guérie, lorsque la nature était le seul médecin.

Un paysan croit qu'il a grêlé par hasard sur son champ; mais le philosophe sait qu'il n'y a point de hasard, et qu'il était impossible, dans la constitution de ce monde, qu'il ne grêlât pas ce jour-là en cet endroit.

Il y a des gens qui, étant effrayés de cette vérité, en accordent la moitié, comme des débiteurs qui offrent moitié à leurs créanciers, et demandent répit pour le reste. Il y a, disent-ils, des événements nécessaires, et d'autres qui ne le sont pas. Il serait plaisant qu'une partie de ce monde fût arrangée, et que l'autre ne le fût point; qu'une partie de ce qui arrive dût arriver, et qu'une autre partie de ce qui arrive ne dût pas arriver. Quand on y regarde de près, on voit que la doctrine contraire à celle du destin est absurde; mais il y a beaucoup de gens destinés à raisonner de tout, d'autres à persécuter ceux qui raisonnent'.

Quelques-uns vous disent : « Ne croyez pas au fatalisme; car alors tout vous paraissant inévitable, vous ne travaillerez à rien, vous croupirez dans l'indifférence, vous n'aimerez ni les richesses, ni les honneurs, ni les louanges; vous ne voudrez rien acquérir, vous vous croirez sans mérite comme sans pouvoir; aucun talent ne sera cultivé, tout périra par l'apathie. »

Ne craignez rien, messieurs, nous aurons toujours des passions et

1. Dans l'édition de 1764 du Dictionnaire philosophique venait ici le dernier alinéa (vous me demandez) qui terminait aussi l'article. L'addition est de 1771. (ED.)

des préjugés, puisque c'est notre destinée d'être soumis aux préjugés et aux passions: nous saurons bien qu'il ne dépend pas plus de nous d'avoir beaucoup de mérite et de grands talents, que d'avoir les cheveux bien plantés et la main belle nous serons convaincus qu'il ne faut tirer vanité de rien, et cependant nous aurons toujours de la vanité.

J'ai nécessairement la passion d'écrire ceci; et toi, tu as la passion de me condamner: nous sommes tous deux également sots, également les jouets de la destinée. Ta nature est de faire du mal, la mienne est d'aimer la vérité, et de la publier malgré toi.

Le hibou, qui se nourrit de souris dans sa masure, a dit au rossignol: « Cesse de chanter sous tes beaux ombrages, viens dans mon trou, afin que je t'y dévore; » et le rossignol a répondu : « Je suis né pour chanter ici, et pour me moquer de toi. »

Vous me demandez ce que deviendra la liberté. Je ne vous entends pas. Je ne sais ce que c'est que cette liberté dont vous parlez; il y a si longtemps que vous disputez sur sa nature, qu'assurément vous ne la connaissez pas. Si vous voulez, ou plutôt, si vous pouvez examiner paisiblement avec moi ce que c'est, passez à la lettre L.

DÉVOT.

L'Evangile au chrétien ne dit en aucun lieu :

« Sois dévot; » elle dit : « Sois doux, simple, équitable;

Car d'un dévot souvent au chrétien véritable

La distance est deux fois plus longue, à mon avis,

Que du pôle antarctique au détroit de Davis.

Boileau, sat. XI, vers 112-116.

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Il est bon de remarquer, dans nos Questions, que Boileau est le seul poëte qui ait jamais fait Évangile féminin. On ne dit point : la sainte Évangile, mais le saint Evangile. Ces inadvertances échappent aux meilleurs écrivains; il n'y a que des pédants qui en triomphent. Il est aisé de mettre à la place:

L'Evangile au chrétien ne dit en aucun lieu :

« Sois dévot; » mais il dit : « Sois doux, simple, équitable. » A l'égard de Davis, il n'y a point de détroit de Davis, mais un détroit de David'. Les Anglais mettent un s au génitif, et c'est la source de la méprise. Car, au temps de Boileau, personne en France n'apprenait l'anglais, qui est aujourd'hui l'objet de l'étude des gens de lettres. C'est un habitant du mont Krapac qui a inspiré aux Français le goût de cette langue, et qui, leur ayant fait connaître la philosophie et la poésie anglaise, a été pour cela persécuté par des welches.

Venons à présent au mot dévot; il signifie dévoué; et dans le sens rigoureux du terme, cette qualification ne devrait appartenir qu'aux

1. Le grand détroit entre l'Amérique septentrionale et le Groënland est appelé détroit de Davis, du nom de Jean Davis, navigateur anglais, qui le decouvrit en 1585. (Note de M. Beuchot.)

moines et aux religieuses qui font des vœux. Mais comme il n'est pas plus parlé de vœux que de dévots dans l'Evangile, ce titre ne doit en effet appartenir à personne. Tout le monde doit être également juste. Un homme qui se dit dévot ressemble à un roturier qui se dit marquis; il s'arroge une qualité qu'il n'a pas. Il croit valoir mieux que son prochain. On pardonne cette sottise à des femmes; leur faiblesse et leur frivolité les rendent excusables; les pauvres créatures passent d'un amant à un directeur avec bonne foi; mais on ne pardonne pas aux fripons qui les dirigent, qui abusent de leur ignorance, qui fondent le trône de leur orgueil sur la crédulité de leur sexe. Ils se forment un petit sérail mystique, composé de sept ou huit vieilles beautés, subjuguées par le poids de leur désœuvrement; et presque toujours ces sujettes payent des tributs à leur nouveau maître. Point de jeune femme sans amant, point de vieille dévote sans un directeur. Oh! que les Orientaux sont plus sensés que nous! Jamais un bacha n'a dit : « Nous soupâmes hier avec l'aga des janissaires qui est l'amant de ma sœur, et le vicaire de la mosquée qui est le directeur de ma femme. » DICTIONNAIRE. La méthode des dictionnaires, inconnue à l'antiquité, est d'une utilité qu'on ne peut contester; et l'Encyclopédie, imaginée par MM. d'Alembert et Diderot, achevée par eux et par leurs associés avec tant de succès, malgré ses défauts, en est un assez bon témoignage. Ce qu'on y trouve à l'article DICTIONNAIRE doit suffire, il est fait de main de maître.

Je ne veux parler ici que d'une nouvelle espèce de dictionnaires historiques, qui renferment des mensonges et des satires par ordre alphabétique tel est le Dictionnaire historique, littéraire et critique, contenant une idée abrégée de la vie des hommes illustres en tout genre, et imprimé en 1758, en six volumes in-8°, sans nom d'auteur'.

Les compilateurs de cet ouvrage commencent par déclarer qu'il a été entrepris sur les avis de l'auteur de la Gazette ecclésiastique, écrivain redoutable, disent-ils, dont la flèche, déjà comparée à celle de Jonathas, n'est jamais retournée en arrière, et est toujours teinte du sang des morts, du carnage des plus vaillants: A sanguine interfectorum, ab adipe fortium sagitta Jonathæ nunquam rediit retrorsum2. »' On conviendra sans peine que Jonathas, fils de Saûl, tué à la bataille de Gelboé, a un rapport immédiat avec un convulsionnaire de Paris qui barbouilla les Nouvelles ecclésiastiques dans un grenier, en 1758.

L'auteur de cette préface y parle du grand Colbert. On croit d'abord que c'est du ministre d'Etat qui a rendu de si grands services à la France; point du tout, c'est d'un évêque de Montpellier. Il se plaint qu'un autre dictionnaire n'ait pas assez loué le célèbre abbé d'Asfeld, l'illustre Boursier, le fameux Gennes, l'immortel Laborde, et qu'on n'ait pas dit assez d'injures à l'archevêque de Sens Languet, et à un nommé Fillot, tous gens connus, à ce qu'il prétend, des colonnes

1. L'auteur est l'abbé de Barral, aidé du P. Guiband, oratorien. (ÉD.) 2. II. Rois, 1, 22.

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