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Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas,
Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est;
Suave etiam belli certamina magna tueri

Per campos instructa, tua sine parte pericli.
Sed nil dulcius est, bene quam munita tenere
Edita doctrina sapientum templa serena,
Despicere unde queas alios, passimque videre
Errare atque viam palantes quærere vitæ,
Certare ingenio, contendere nobilitate,
Noctes atque dies niti præstante labore
Ad summas emergere opes rerumque potiri.
O miseras hominum mentes! o pectora cæca!
(LUCR., liv. II, v. I et seq.)

On voit avec plaisir, dans le sein du repos,
Des mortels malheureux lutter contre les flots;
On aime à voir de loin deux terribles armées,
Dans les champs de la mort au combat animées :
Non que le mal d'autrui soit un plaisir si doux;
Mais son danger nous plaît quand il est loin de nous.
Heureux qui, retiré dans le temple des sages,
Voit en paix sous ses pieds se former les orages;
Qui rit en contemplant les mortels insensés,
De leur joug volontaire esclaves empressés,
Inquiets, incertains du chemin qu'il faut suivre,
Sans penser, sans jouir, ignorant l'art de vivre,
Dans l'agitation consumant leurs beaux jours,
Poursuivant la fortune, et rampant dans les cours!
O vanité de l'homme! ô faiblesse ! ô misère!

Pardon, Lucrèce, je soupçonne que vous vous trompez ici en morale, comme vous vous trompez toujours en physique. C'est, à mon avis, la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger. Cela m'est arrivé; et je vous jure que mon plaisir, mêlé d'inquiétude et de malaise, n'était point du tout le fruit de ma réflexion; il ne venait point d'une comparaison secrète entre ma sécurité et le danger de ces infortunés; j'étais curieux et sensible.

A la bataille de Fontenoy les petits garçons et les petites filles montaient sur les arbres d'alentour pour voir tuer du monde.

Les dames se firent apporter des siéges sur un bastion de la ville de Liége, pour jouir du spectacle à la bataille de Rocoux.

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Quand j'ai dit : « Heureux qui voit en paix se former les orages, mon bonheur était d'être tranquille et de chercher le vrai, et non pas de voir souffrir des êtres pensants, persécutés pour l'avoir cherché, opprimés par des fanatiques ou par des hypocrites.

Si l'on pouvait supposer un ange volant sur six belles ailes du haut de l'empyrée, s'en allant regarder par un soupirail de l'enfer les tourments et les contorsions des damnés, et se réjouissant de ne rien sentir

de leurs inconcevables douleurs, cet ange tiendrait beaucoup du caractère de Belzebuth.

Je ne connais point la nature des anges, parce que je ne suis qu'homme; il n'y a que les théologiens qui la connaissent: mais en qualité d'homme, je pense par ma propre expérience, et par celle de tous les badauds mes confrères, qu'on ne court à aucun spectacle, de quelque genre qu'il puisse être, que par pure curiosité.

Cela me semble si vrai que le spectacle a beau être admirable, on s'en lasse à la fin. Le public de Paris ne va plus guère au Tartufe, qui est le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre de Molière; pourquoi? c'est qu'il y est allé souvent; c'est qu'il le sait par cœur. Il en est ainsi d'Andromaque.

Perrin Dandin a bien malheureusement raison quand il propose à la jeune Isabelle de la mener voir comment on donne la question : « Cela fait, dit-il, passer une heure ou deux1. » Si cette anticipation du dernier supplice, plus cruelle souvent que le supplice même, était un spectacle public, toute la ville de Toulouse aurait volé en foule pour contempler le vénérable Calas souffrant à deux reprises ces tourments abominables, sur les conclusions du procureur général. Pénitents blancs, pénitents gris et noirs, femmes, filles, maîtres des jeux floraux, étudiants, laquais, servantes, filles de joie, docteurs en droit canon, tout se serait pressé. On se serait étouffé à Paris pour voir passer dans un tombereau le malheureux général Lally avec un bâillon de six doigts dans la bouche.

Mais si ces tragédies de cannibales qu'on représente quelquefois chez la plus frivole des nations, et la plus ignorante en général dans les principes de la jurisprudence et de l'équité; si les spectacles donnés par quelques tigres à des singes, comme ceux de la Saint-Barthélemy et ses diminutifs, se renouvelaient tous les jours, on déserterait bientôt un tel pays; on le fuirait avec horreur; on abandonnerait sans retour la terre infernale où ces barbaries seraient fréquentes.

Quand les petits garçons et les petites filles déplument leurs moineaux, c'est purement par esprit de curiosité, comme lorsqu'elles mettent en pièces les jupes de leurs poupées. C'est cette passion seule qui conduit tant de monde aux exécutions publiques, comme nous l'avons vu. « Etrange empressement de voir des misérables!» a dit l'auteur d'une tragédie2.

Je me souviens qu'étant à Paris lorsqu'on fit souffrir à Damiens une mort des plus recherchées, et des plus affreuses qu'on puisse imaginer, toutes les fenêtres qui donnaient sur la place furent louées chèrement par les dames; aucune d'elles assurément ne faisait la réflexion consolante qu'on ne la tenaillerait point aux mamelles, qu'on ne verserait point du plomb fondu et de la poix résine bouillante dans ses plaies, et que quatre chevaux ne tireraient point ses membres disloqués et

1.

Bon, cela fait toujours passer une heure ou deux. 2. Tancrède, acte III, scène III. (ED.)

Plaideurs, III, IV.

sanglants. Un des bourreaux jugea plus sainement que Lucrèce; car lorsqu'un des académiciens de Paris1 voulut entrer dans l'enceinte pour examiner la chose de plus près, et qu'il fut repoussé par les archers : << Laissez entrer monsieur, dit-il; c'est un amateur. » C'est-à-dire, c'est un curieux, ce n'est point par méchanceté qu'il vient ici, ce n'est pas un retour sur soi-même, pour goûter le plaisir de n'être pas écartelé c'est uniquement par curiosité, comme on va voir des expériences de physique.

La curiosité est naturelle à l'homme, aux singes, et aux petits chiens. Menez avec vous un petit chien dans votre carrosse, il mettra continuellement ses pattes à la portière pour voir ce qui se passe. Un singe fouille partout, il a l'air de tout considérer. Pour l'homme, vous savez comme il est fait; Rome, Londres, Paris, passent leur temps à demander ce qu'il y a de nouveau.

CYRUS. - Plusieurs doctes, et Rollin après eux, dans un siècle où l'on cultive sa raison, nous ont assuré que Javan, qu'on suppose être le père des Grecs, était petit-fils de Noé. Je le crois, comme je crois que Persée était le fondateur du royaume de Perse, et Niger de la Nigritie. C'est seulement un de mes chagrins que les Grecs n'aient jamais connu ce Noé, le véritable auteur de leur race. J'ai marqué ailleurs mon étonnement et ma douleur qu'Adam, notre père à tous, ait été absolument ignoré de tous, depuis le Japon jusqu'au détroit de Le Maire, excepté d'un petit peuple, qui n'a lui-même été connu que très-tard. La science des généalogies est sans doute très-certaine, mais bien difficile.

Ce n'est ni sur Javan, ni sur Noé, ni sur Adam que tombent aujourd'hui mes doutes, c'est sur Cyrus; et je ne recherche pas laquelle des fables débitées sur Cyrus est préférable, celle d'Hérodote ou de Ctésias, ou celle de Xénophon, ou de Diodore, ou de Justin, qui toutes se contredisent. Je ne demande point pourquoi on s'est obstiné à donner ce nom de Cyrus à un barbare qui s'appelait Kosrou, et ceux de Cyropolis, de Persépolis, à des villes qui ne se nommèrent jamais ainsi.

Je laisse là tout ce qu'on a dit du grand Cyrus, et jusqu'au roman de ce nom, et jusqu'aux voyages que l'Ecossais Ramsey lui a fait entreprendre. Je demande seulement quelques instructions aux Juifs sur ce Cyrus dont ils ont parlé.

Je remarque d'abord qu'aucun historien n'a dit un mot des Juifs dans l'histoire de Cyrus, et que les Juifs sont les seuls qui osent faire mention d'eux-mêmes en parlant de ce prince.

Ils ressemblent en quelque sorte à certaines gens qui disaient d'un ordre de citoyens supérieur à eux : « Nous connaissons messieurs, mais messieurs ne nous connaissent pas. » Il en est de même d'Alexandre par rapport aux Juifs. Aucun historien d'Alexandre n'a mêlé le nom d'Alexandre avec celui des Juifs; mais Josèphe ne manque pas de dire

1. La Condamine. (ÉD.)

qu'Alexandre vint rendre ses respects à Jérusalem; qu'il adora je ne sais quel pontife juif nommé Jaddus, lequel lui avait autrefois prédit en songe la conquête de la Perse. Tous les petits se rengorgent; les grands songent moins à leur grandeur.

Quand Tarif vient conquérir l'Espagne, les vaincus lui disent qu'ils l'ont prédit. On en dit autant à Gengis, à Tamerlan, à Mahomet II.

A Dieu ne plaise que je veuille comparer les prophéties juives à tous les diseurs de bonne aventure qui font leur cour aux victorieux, et qui leur prédisent ce qui leur est arrivé. Je remarque seulement que les Juifs produisent des témoignages de leur nation sur Cyrus, environ cent soixante ans avant qu'il fût au monde.

On trouve dans Isaïe (chap. xLv, 1): « Voici ce que dit le Seigneur à Cyrus qui est mon Christ, que j'ai pris par la main pour lui assujettir les nations, pour mettre en fuite les rois, pour ouvrir devant lui les portes : « Je marcherai devant vous; j'humilierai les grands; je romprai << les coffres, je vous donnerai l'argent caché, afin que vous sachiez « que je suis le Seigneur, etc. >>

Quelques savants ont peine à digérer que le Seigneur gratifie du nom de son Christ un profane de la religion de Zoroastre. Ils osent dire que les Juifs firent comme tous les faibles qui flattent les puissants, qu'ils supposèrent des prédictions en faveur de Cyrus.

Ces savants ne respectent pas plus Daniel qu'Isaïe. Ils traitent toutes les prophéties attribuées à Daniel avec le même mépris que saint Jérôme montre pour l'aventure de Suzanne, pour celle du dragon de Bélus, et pour les trois enfants de la fournaise.

Ces savants ne paraissent pas assez pénétrés d'estime pour les prophètes. Plusieurs même d'entre eux prétendent qu'il est métaphysiquement impossible de voir clairement l'avenir; qu'il y a une contradiction formelle à voir ce qui n'est point; que le futur n'existe pas, et par conséquent ne peut être vu; que les fraudes en ce genre sont innombrables chez toutes les nations; qu'il faut enfin se défier de tout dans l'histoire ancienne.

Ils ajoutent que s'il y a jamais eu une prédiction formelle, c'est celle de la découverte de l'Amérique dans Sénèque le tragique (Médée, acte II, scène III).

Venient annis

Sæcula seris quibus Oceanus
Vincula rerum laxet, et ingens
Pateat tellus, etc.

Les quatre étoiles du pôle antarctique sont annoncées encore plus clairement dans le Dante. Cependant personne ne s'est avisé de prendre Sénèque et Alighieri Dante pour des devins.

Nous sommes bien loin d'être du sentiment de ces savants, nous nous bornons à être extrêmement circonspects sur les prophètes de nos jours.

Quant à l'histoire de Cyrus, il est vraiment fort difficile de savoir s'il mourut de sa belle mort, ou si Tomyris lui fit couper la tête. Mais

je souhaite, je l'avoue, que les savants qui font couper le cou à Cyrus, aient raison. Il n'est pas mal que ces illustres voleurs de grand chemin, qui vont pillant et ensanglantant la terre, soient un peu châtiés quelquefois.

Cyrus a toujours été destiné à devenir le sujet d'un roman. Xénophon a commencé, et malheureusement Ramsay a fini. Enfin, pour faire voir quel triste sort attend les héros, Danchet a fait une tragédie de Cyrus.

Cette tragédie est entièrement ignorée. La Cyropédie de Xénophon est plus connue, parce qu'elle est d'un Grec. Les Voyages de Cyrus le sont beaucoup moins, quoiqu'ils aient été imprimés en anglais et en français, et qu'on y ait prodigué l'érudition.

Le plaisant du roman intitulé Voyages de Cyrus consiste à trouver un Messie partout, à Memphis, à Babylone, à Ecbatane, à Tyr, comme à Jérusalem, et chez Platon, comme dans l'Evangile. L'auteur ayant été quaker, anabaptiste, anglican, presbytérien, était venu se faire féneloniste à Cambrai sous l'illustre auteur du Télémaque. Etant devenu depuis précepteur de l'enfant d'un grand seigneur, il se crut fait pour instruire l'univers, et pour le gouverner; il donne en conséquence des leçons à Cyrus pour devenir le meilleur roi de l'univers, et le théologien le plus orthodoxe.

Ces deux rares qualités paraissent assez incompatibles.

Il le mène à l'école de Zoroastre, et ensuite à celle du jeune Juif Daniel, le plus grand philosophe qui ait jamais été; car non-seulement il expliquait tous les songes (ce qui est la fin de la science humaine), mais il devinait tous ceux qu'on avait faits; et c'est à quoi nul autre que lui n'est encore parvenu. On s'attendait que Daniel présenterait la belle Suzanne au prince, c'était la marche naturelle du roman; mais il n'en fit rien.

Cyrus, en récompense, a de longues conversations avec le grand roi Nabuchodonosor, dans le temps qu'il était bœuf; et Ramsay fait ruminer Nabuchodonosor en théologien très-profond.

Et puis, étonnez-vous que le prince1 pour qui cet ouvrage fut composé, aimât mieux aller à la chasse ou à l'Opéra que de le lire!

DANTE (LE). — Vous voulez connaître le Daute. Les Italiens l'appellent divin; mais c'est une divinité cachée; peu de gens entendent ses oracles; il a des commentateurs, c'est peut-être encore une raison de plus pour n'être pas compris. Sa réputation s'affermira toujours, parce qu'on ne le lit guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu'on sait par cœur : cela suffit pour s'épargner la peine d'examiner le

reste.

Ce divin Dante fut, dit-on, un homme assez malheureux. Ne croyez pas qu'il fut divin de son temps, ni qu'il fut prophète chez lui. Il est vrai qu'il fut prieur, non pas prieur de moines, mais prieur de Florence, c'est-à-dire l'un des sénateurs.

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