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On n'aime point aujourd'hui qu'Auguste parle de l'empire absolu qu'il a sur tout le monde, et de son pouvoir souverain sur la terre et sur l'onde; on n'entend plus qu'en souriant Émilie dire à Cinna (acte III, scène IV) :

Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose.

Jamais il n'y eut en effet d'exagération plus outrée. Il n'y avait pas longtemps que des chevaliers romains des plus anciennes familles, un Septime, un Achillas, avaient été aux gages de Ptolémée, roi d'Égypte. Le sénat de Rome pouvait se croire au-dessus des rois; mais chaque bourgeois de Rome ne pouvait avoir cette prétention ridicule. On haïssait le nom de roi à Rome, comme celui de maître, dominus; mais on ne le méprisait pas. On le méprisait si peu que César l'ambitionna, et ne fut tué que pour l'avoir recherché. Octave lui-même, dans cette tragédie, dit à Cinna :

Bien plus, ce même jour je te donne Émilie,

Le digne objet des vœux de toute l'Italie,

Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu'en te couronnant roi je t'aurais donné muins'.

Le discours d'Emilie est donc non-seulement exagéré, mais entièrement faux.

Le jeune Ptolémée exagère bien davantage, lorsqu'en parlant d'une bataille qu'il n'a point vue, et qui s'est donnée à soixante lieues d'Alexandrie, il décrit « des fleuves teints de sang, rendus plus rapides par le débordement des parricides; des montagnes de morts privés d'honneurs suprêmes, que la nature force à se venger eux-mêmes, et dont les troncs pourris exhalent de quoi faire la guerre au reste des vivants, et la déroute orgueilleuse de Pompée, qui croit que l'Egypte, en dépit de la guerre, ayant sauvé le ciel, pourra sauver la terre, et pourra prêter l'épaule au monde chancelant. >>

Ce n'est point ainsi que Racine fait parler Mithridate d'une bataille dont il sort:

Je suis vaincu: Pompée a saisi l'avantage

D'une nuit qui laissait peu de place au courage,
Mes soldats presque nus dans l'ombre intimidés,
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
Le désordre partout redoublant les alarmes,
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,
Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux :

Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste?
Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste;
Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,
Qu'au bruit de mon trépas que je laisse après moi.
Mithridate, II, III.

1. Cinna, acte V, scène 1. (ÉD.)

C'est là parler en homme. Le roi Ptolémée n'a parlé qu'en poëte ampoulé et ridicule.

L'exagération s'est réfugiée dans les oraisons funèbres; on s'attend toujours à l'y trouver, on ne regarde jamais ces pièces d'éloquence que comme des déclamations: c'est donc un grand mérite dans Bossuet d'avoir su attendrir et émouvoir dans un genre qui semble fait pour

ennuyer.

EXPIATION.

Dieu fit du repentir la vertu des mortels'.

C'est peut-être la plus belle institution de l'antiquité que cette cérémonie solennelle qui réprimait les crimes en avertissant qu'ils doivent être punis, et qui calmait le désespoir des coupables en leur faisant racheter leurs transgressions par des espèces de pénitences. Il faut nécessairement que les remords aient prévenu les expiations; car les maladies sont plus anciennes que la médecine, et tous les besoins ont existé avant les secours.

Il fut donc, avant tous les cultes, une religion naturelle, qui troubla le cœur de l'homme, quand il eut, dans son ignorance ou dans son emportement, commis une action inhumaine. Un ami dans une querelle a tué son ami, un frère a tué son frère, un amant jaloux et frénétique a même donné la mort à celle sans laquelle il ne pouvait vivre; un chef d'une nation a condamné un homme vertueux, un citoyen utile: voilà des hommes désespérés, s'ils sont sensibles. Leur conscience les poursuit; rien n'est plus vrai; et c'est le comble du malheur. Il ne reste plus que deux partis, ou la réparation, ou l'affermissement dans le crime. Toutes les âmes sensibles cherchent le premier parti, les monstres prennent le second.

Dès qu'il y eut des religions établies, il y eut des expiations; les cérémonies en furent ridicules : car quel rapport entre l'eau du Gange et un meurtre? comment un homme réparait-il un homicide en se baignant? Nous avons déjà remarqué cet excès de démence et d'absurdité, d'avoir imaginé que ce qui lave le corps lave l'âme, et enlève les taches des mauvaises actions.

L'eau du Nil eut ensuite la même vertu que l'eau du Gange on ajoutait à ces purifications d'autres cérémonies; j'avoue qu'elles furent encore plus impertinentes. Les Egyptiens prenaient deux boucs, et tiraient au sort lequel des deux on jetterait en bas, chargé des péchés des coupables. On donnait à ce bouc le nom d'Hazazel, l'expiateur. Quel rapport, je vous prie, entre un bouc et le crime d'un homme?

Il est vrai que depuis Dieu permit que cette cérémonie fût sanctifiée chez les Juifs nos pères, qui prirent tant de rites égyptiaques; mais sans doute c'était le repentir, et non le bouc, qui purifiait les âmes juives.

Jason, ayant tué Absyrthe son beau-frère, vient, dit-on, avec

1. Voltaire lui-même, Olympie, II, II. (ED.)

Médée, plus coupable que lui, se faire absoudre par Circé, reine et prêtresse d'a, laquelle passa depuis pour une grande magicienne. Circé les absout avec un cochon de lait et des gâteaux au sel. Cela peut faire un assez bon plat, mais cela ne peut guère ni payer le sang d'Absyrthe, ni rendre Jason et Médée plus honnêtes gens, moins qu'ils ne témoignent un repentir sincère en mangeant leur cochon de lait.

à

L'expiation d'Oreste, qui avait vengé son père par le meurtre de sa mère, fut d'aller voler une statue chez les Tartares de Crimée. La statue devait être bien mal faite, et il n'y avait rien à gagner sur un pareil effet. On fit mieux depuis, on inventa les mystères les coupables pouvaient y recevoir leur absolution en subissant des épreuves pénibles, et en jurant qu'ils mèneraient une nouvelle vie. C'est de ce serment que les récipiendaires furent appelés chez toutes les nations d'un nom qui répond à initiés, qui ineunt vitam novam, qui commencent une nouvelle carrière, qui entrent dans le chemin de la vertu.

Nous avons vu, à l'article BAPTÊME, que les catéchumènes chrétiens n'étaient appelés initiés que lorsqu'ils étaient baptisés.

Il est indubitable qu'on n'était lavé de ses fautes dans ces mystères que par le serment d'être vertueux cela est si vrai, que l'hiérophante, dans tous les mystères de la Grèce, en congédiant l'assemblée, prononçait ces deux mots égyptiens, Koth, ompheth, « veillez, soyez purs; ce qui est à la fois une preuve que les mystères viennent originairement d'Égypte, et qu'ils n'étaient inventés que pour rendre les hommes meilleurs.

Les sages, dans tous les temps, firent donc ce qu'ils purent pour inspirer la vertu, et pour ne point réduire la faiblesse humaine au désespoir; mais aussi il y a des crimes si horribles, qu'aucun mystère n'en accorda l'expiation. Néron, tout empereur qu'il était, ne put se faire initier aux mystères de Cérès. Constantin, au rapport de Zosime, ne put obtenir le pardon de ses crimes: il était souillé du sang de sa femme, de son fils et de tous ses proches. C'était l'intérêt du genre humain que de si grands forfaits demeurassent sans expiation, afin que l'absolution n'invitât pas à les commettre, et que l'horreur universelle pût arrêter quelquefois les scélérats.

Les catholiques romains ont des expiations qu'on appelle pénitences. Nous avons vu à l'article AUSTÉRITÉS quel fut l'abus d'une institution si salutaire.

Par les lois des barbares qui détruisirent l'empire romain, on expiait les crimes avec de l'argent; cela s'appelait composer: Componat cum decem, viginti, triginta solidis. Il en coûtait deux cents sous de ce temps-là pour tuer un prêtre, et quatre cents pour tuer un évêque; de sorte qu'un évêque valait précisément deux prêtres.

Après avoir ainsi composé avec les hommes, on composa ensuite avec Dieu, lorsque la confession fut généralement établie. Enfin le pape Jean XII, qui faisait argent de tout, rédigea le tarif des péchés.

L'absolution d'un inceste, quatre tournois pour un laïque: Ab in

cestu pro laico in foro conscientiæ turonenses quatuor. Pour l'homme et la femme qui ont commis l'inceste, dix-huit tournois quatre ducats et neuf carlins. Cela n'est pas juste; si un seul ne paye que quatre tournois, les deux ne devaient que huit tournois.

La sodomie et la bestialité sont mises au même taux, avec la clause inhibitoire au titre XLIII: cela monte à 90 tournois 12 ducats et 6 carlins Cum inhibitione turonenses 90, ducatos 12, carlinos 6, etc.

Il est bien difficile de croire que Léon X ait eu l'imprudence de faire imprimer cette taxe en 1514, comme on l'assure; mais il faut considérer que nulle étincelle ne paraissait alors de l'embrasement qu'excitèrent depuis les réformateurs, que la cour de Rome s'endormait sur la crédulité des peuples, et négligeait de couvrir ses exactions du moindre voile. La vente publique des indulgences, qui suivit bientôt après, fait voir que cette cour ne prenait aucune précaution pour cacher des turpitudes auxquelles tant de nations étaient accoutumées. Dès que les plaintes contre les abus de l'Eglise romaine éclatèrent, elle fit ce qu'elle put pour supprimer le livre; mais elle ne put y parvenir.

Si j'ose dire mon avis sur cette taxe, je crois que les éditions ne sont pas fidèles; les prix ne sont du tout point proportionnés : ces prix ne s'accordent pas avec ceux qui sont allégués par d'Aubigné, grandpère de Mme de Maintenon, dans la Confession de Sanci; il évalue un pucelage à six gros, et l'inceste avec sa mère et sa sœur à cinq gros; ce compte est ridicule. Je pense qu'il y avait en effet une taxe établie dans la chambre de la daterie, pour ceux qui venaient se faire absoudre à Rome, ou marchander des dispenses, mais que les ennemis de Rome y ajoutèrent beaucoup pour la rendre plus odieuse. Consultez Bayle aux articles BANCK, Du Pinet, Drelincourt.

Ce qui est très-certain, c'est que jamais ces taxes ne furent autorisées par aucun concile; que c'était un abus énorme inventé par l'avarice, et respecté par ceux qui avaient intérêt à ne le pas abolir. Les vendeurs et les acheteurs y trouvaient également leur compte : ainsi, presque personne ne réclama, jusqu'aux troubles de la réformation. Il faut avouer qu'une connaissance bien exacte de toutes ces taxes servirait beaucoup à l'histoire de l'esprit humain.

EXTRÊME. Nous essayerons ici de tirer de ce mot extrême une notion qui pourra être utile.

On dispute tous les jours si, à la guerre, la fortune ou la conduite fait les succès;

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Si, dans les maladies, la nature agit plus que la médecine pour guérir ou pour tuer;

Si, dans la jurisprudence, il n'est pas très-avantageux de s'accommoder quand on a raison, et de plaider quand on a tort;

Si les belles-lettres contribuent à la gloire d'une nation ou à sa décadence;

S'il faut ou s'il ne faut pas rendre le peuple superstitieux;

S'il y a quelque chose de vrai en métaphysique, en histoire, en morale ;

Si le goût est arbitraire, et s'il est en effet un bon et un mauvais goût, etc., etc.

Pour décider tout d'un coup toutes ces questions, prenez un exemple de ce qu'il y a de plus extrême dans chacune; comparez les deux extrémités opposées et vous trouverez d'abord le vrai.

Vous voulez savoir si la conduite peut décider infailliblement du succès à la guerre; voyez le cas le plus extrême, les situations les plus opposées, où la conduite seule triomphera infailliblement. L'armée ennemie est obligée de passer dans une gorge profonde de montagnes; votre général le sait; il fait une marche forcée, il s'empare des hauteurs, il tient les ennemis enfermés dans un défilé; il faut qu'ils périssent ou qu'ils se rendent. Dans ce cas extrême, la fortune ne peut avoir nulle part à la victoire. Il est donc démontré que l'habileté peut décider du succès d'une campagne; de cela seul il est prouvé que la guerre est un art.

Ensuite, imaginez une position avantageuse, mais moins décisive; le succès n'est pas si certain, mais il est toujours très-probable. Vous arrivez ainsi, de proche en proche, jusqu'à une parfaite égalité entre les deux armées. Qui décidera alors? la fortune, c'est-à-dire un événement imprévu, un officier général tué lorsqu'il va exécuter un ordre important, un corps qui s'ébranle sur un faux bruit, une terreur panique, et mille autres cas auxquels la prudence ne peut remédier; mais il reste toujours certain qu'il y a un art, une tactique.

Il en faut dire autant de la médecine, de cet art d'opérer de la tête et de la main, pour rendre à la vie un homme qui va la perdre.

Le premier qui saigna et purgea à propos un homme tombé en apoplexie; le premier qui imagina de plonger un bistouri dans la vessie pour en tirer un caillou, et de refermer la plaie; le premier qui sut prévenir la gangrène dans une partie du corps, étaient sans doute des hommes presque divins et ne ressemblaient pas aux médecins de Molière.

Descendez de cet exemple palpable à des expériences moins frappantes et plus équivoques; vous voyez des fièvres, des maux de toute espèce qui se guérissent sans qu'il soit bien prouvé si c'est la nature ou le médecin qui les a guéris; vous voyez des maladies dont l'issue ne peut se deviner; vingt médecins s'y trompent; celui qui a le plus d'esprit, le coup d'œil plus juste, devine le caractère de la maladie. Il y a donc un art; et l'homme supérieur en connait les finesses. Ainsi La Peyronie devina qu'un homme de la cour devait avoir avale un os pointu qui lui avait causé un ulcère, et le mettait en danger de mort; ainsi Boerhaave devina la cause de la maladie aussi inconnue que cruelle d'un comte de Vassenaar. Il y a donc réellement. un art de la médecine; mais dans tout art il y a des Virgiles et des Mævius.

Dans la jurisprudence, prenez une cause nette, dans laquelle la loi parle clairement; une lettre de change bien faite, bien acceptée; il faudra par tout pays que l'accepteur soit condamné à la payer. Il y a donc une jurisprudence utile, quoique dans mille cas les jugements

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