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çait les termes consacrés à la débauche; mais l'auteur de cet article1 avait oublié l'épigramme infâme d'Auguste contre Fulvie, et les lettres d'Antoine, et les turpitudes affreuses d'Horace, de Catulle, de Martial. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que ces grossièretés, dont nous n'avons jamais approché, se trouvent mêlées dans Horace à des leçons de morale. C'est dans la même page l'école de Platon avec les figures de l'Arétin. Cette Euphémie, cet adoucissement était bien cynique.

ÉVANGILE. C'est une grande question de savoir quels sont les premiers Evangiles. C'est une vérité constante, quoi qu'en dise Abbadie, qu'aucun des premiers Pères de l'Eglise, inclusivement jusqu'à Irénée, ne cite aucun passage des quatre Evangiles que nous connaissons. Au contraire, les alloges, les théodosiens rejetèrent constamment l'Evangile de saint Jean, et ils en parlaient toujours avec mépris, comme l'avance saint Epiphane dans sa trente-quatrième homélie. Nos ennemis remarquent encore que non-seulement les plus anciens Pères ne citent jamais rien de nos Évangiles, mais qu'ils rapportent plusieurs passages qui ne se trouvent que dans les Évangiles apocryphes rejetés du canon.

Saint Clément, par exemple, rapporte que Notre-Seigneur ayant été interrogé sur le temps où son royaume adviendrait, répondit : « Ce sera quand deux ne feront qu'un, quand le dehors ressemblera au dedans, et quand il n'y aura ni mâle ni femelle. » Or, il faut avouer que ce passage ne se trouve dans aucun de nos Évangiles. Il y a cent exemples qui prouvent cette vérité; on les peut recueillir dans l'Examen critique de M. Fréret, secrétaire perpétuel de l'Académie des belles-lettres de Paris.

Le savant Fabricius s'est donné la peine de rassembler les anciens Evangiles que le temps a conservés ; celui de Jacques paraît le premier. Il est certain qu'il a encore beaucoup d'autorité dans quelques Églises d'Orient. Il est appelé premier Evangile. Il nous reste la passion et la résurrection, qu'on prétend écrites par Nicodème. Cet Evangile de Nicodème est cité par saint Justin et par Tertullien; c'est là qu'on trouve les noms des accusateurs de notre Sauveur, Annas, Caïphas, Summas, Datam, Gamaliel, Judas, Lévi, Nephtalim l'attention de rapporter ces noms donne une apparence de candeur à l'ouvrage. Nos adversaires ont conclu que, puisqu'on supposa tant de faux Évangiles reconnus d'abord pour vrais, on peut aussi avoir supposé ceux qui font aujourd'hui l'objet de notre croyance. Ils insistent beaucoup sur la foi des premiers hérétiques qui moururent pour ces Evangiles apocryphes. Il y eut donc, disent-ils, des faussaires, des séducteurs, et des gens séduits, qui moururent pour l'erreur : ce n'est donc pas une preuve de la vérité de notre religion que des martyrs soient morts pour elle?

Ils ajoutent de plus qu'on ne demanda jamais aux martyrs : « Croyezvous à l'Evangile de Jean, ou à l'Evangile de Jacques? » Les païens ne

1. Dumarsais. (ED.) VOLTAIRE. -XIII.

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pouvaient fonder des interrogatoires sur des livres qu'ils ne connaissaient pas les magistrats punirent quelques chrétiens très-injustement, comme perturbateurs du repos public; mais ils ne les interrogèrent jamais sur nos quatre Évangiles. Ces livres ne furent un peu connus des Romains que sous Dioclétien; et ils eurent à peine quelque publicité dans les dernières années de Dioclétien. C'était un crime abominable, irrémissible à un chrétien, de faire voir un Evangile à un gentil. Cela est si vrai que vous ne rencontrez le mot d'Évangile dans aucun auteur profane.

Les sociniens rigides ne regardent donc nos quatre divins Évangiles que comme des ouvrages clandestins, fabriqués environ un siècle après Jésus-Christ, et cachés soigneusement aux gentils pendant un autre siècle; ouvrages, disent-ils, grossièrement écrits par des hommes grossiers, qui ne s'adressèrent longtemps qu'à la populace de leur parti. Nous ne voulons pas répéter ici leurs autres blasphèmes. Cette secte, quoique assez répandue, est aujourd'hui aussi cachée que les premiers Evangiles. Il est d'autant plus difficile de les convertir qu'ils ne croient que leur raison. Les autres chrétiens ne combattent contre eux que par la voix sainte de l'Ecriture: ainsi il est impossible que les uns et les autres, étant toujours ennemis, puissent jamais se rencontrer.

Pour nous, restons toujours inviolablement attachés à nos quatre Evangiles avec l'Église infaillible; réprouvons les cinquante Evangiles qu'elle a réprouvés; n'examinons point pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ permit qu'on fit cinquante Evangiles faux, cinquante histoires fausses de sa vie, et soumettons-nous à nos pasteurs, qui sont les seuls sur la terre éclairés du Saint-Esprit.

Qu'Abbadie soit tombé dans une erreur grossière, en regardant comme authentiques les lettres, si ridiculement supposées, de Pilate à Tibère, et la prétendue proposition de Tibère au sénat, de mettre Jésus-Christ au rang des dieux : si Abbadie est un mauvais critique et un très-mauvais raisonneur, l'Eglise est-elle moins éclairée? devonsnous moins la croire? devons-nous lui être moins soumis?

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ÉVÊQUE. Samuel Ornik, natif de Bâle, était, comme on sait, un jeune homme très-aimable, qui d'ailleurs savait par cœur son Nouveau-Testament en grec et en allemand. Ses parents le firent voyager à l'âge de vingt ans. On le chargea de porter des livres au coadjuteur de Paris, du temps de la Fronde. Il arrive à la porte de l'archevêché; le suisse lui dit que monseigneur ne voit personne. « Camarade, lui dit Ornik, vous êtes rude à vos compatriotes; les apôtres laissèrent approcher tout le monde, et Jésus-Christ voulait qu'on laissât venir à lui tous les petits enfants. Je n'ai rien à demander à votre maître; au contraire, je viens lui apporter. - Entrez donc, » lui dit le suisse.

Il attend une heure dans une première antichambre. Comme il était fort naïf, il attaque de conversation un domestique, qui aimait fort à dire tout ce qu'il savait de son maître. « Il faut qu'il soit puissamment

riche, dit Ornik, pour avoir cette foule de pages et d'estafiers que je vois courir dans la maison. Je ne sais pas ce qu'il a de revenus, répond l'autre ; mais j'entends dire à Joli et à l'abbé Charier qu'il a déjà deux millions de dettes. - Il faudra, dit Ornik, qu'il envoie fouiller dans la gueule d'un poisson pour payer son corban'. Mais quelle est cette dame qui sort d'un cabinet, et qui passe? C'est Mme de Pomeren, l'une de ses maîtresses. Elle est vraiment fort jolie; mais je n'ai point lu que les apôtres eussent une telle compagnie dans leur chambre à coucher les matins. Ah! voilà, je crois, monsieur qui va donner audience.Dites, Sa Grandeur, Monseigneur.-Hélas! très-volontiers. » Ornik salue Sa Grandeur, lui présente ses livres, et en est reçu avec un sourire très-gracieux. On lui dit quatre mots, et on monte en carrosse, escorté de cinquante cavaliers. En montant, monseigneur laisse tomber une gatne. Ornik est tout étonné que monseigneur porte une si grande écritoire dans sa poche. « Ne voyez-vous pas que c'est son poignard? lui dit le causeur. Tout le monde porte régulièrement son poignard quand on va au parlement. Voilà une plaisante manière d'officier, » dit Ornik; et il s'en va fort étonné.

maître.

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Il parcourt la France, et s'édifie de ville en ville; de là il passe en Italie. Quand il est sur les terres du pape, il rencontre un de ces évêques à mille écus de rente, qui allait à pied. Ornik était très-honnête; il lui offre une place dans sa cambiature. « Vous allez, sans doute, monseigneur, consoler quelque malade? — Monsieur, j'allais chez mon Votre maître! c'est Jésus-Christ, sans doute? Monsieur, c'est le cardinal Azolin; je suis son aumônier. Il me donne des gages bien médiocres; mais il m'a promis de me placer auprès de dona Olimpia, la belle-sœur favorite di nostro signore. Quoi! vous êtes aux gages d'un cardinal? Mais ne savez-vous pas qu'il n'y avait point de cardinaux du temps de Jésus-Christ et de saint Jean? Est-il pos#sible! s'écria le prélat italien. - Rien n'est plus vrai; vous l'avez lu dans l'Evangile. Je ne l'ai jamais lu, répliqua l'évêque; je ne sais que l'office de Notre-Dame. Il n'y avait, vous dis-je, ni cardinaux ni évêques; et quand il y eut des évêques, les prêtres furent presque leurs égaux, à ce que Jérôme assure en plusieurs endroits. Sainte Vierge! dit l'Italien, je n'en savais rien et des papes? Il n'y en avait pas plus que de cardinaux. » Le bon évêque se signa; il crut être avec l'esprit malin, et sauta en bas de la cambiature. EXAGÉRATION. - C'est le propre de l'esprit humain d'exagérer. Les premiers écrivains agrandirent la taille des premiers hommes, leur donnèrent une vie dix fois plus longue que la nôtre, supposèrent que les corneilles vivaient trois cents ans, les cerfs neuf cents, et les nymphes trois mille années. Si Xerxès passe en Grèce, il traîne quatre millions d'hommes à sa suite. Si une nation gagne une bataille, elle a presque toujours perdu peu de guerriers, et tué une quantité prodi

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1. Mot de la basse latinité, signifiant d'abord botte ou tronc où l'on déposait de l'argent, ensuite par extension le trésor, trésorier, etc. Voy. le Glossaire de Ducange. (Ed. de Kehl.)

gieuse d'ennemis. C'est peut-être en ce sens qu'il est dit dans les Psaumes: Omnis homo mendax.

Quiconque fait un récit a besoin d'être le plus scrupuleux de tous les hommes, s'il n'exagère pas un peu pour se faire écouter. C'est là ce qui a tant décrédité les voyageurs, on se défie toujours d'eux. Si l'un a vu un chou grand comme une maison, l'autre a vu la marmite faite pour ce chou'. Ce n'est donc qu'une longue unanimité de témoignages valides qui met à la fin le sceau de la probabilité aux récits extraordinaires.

La poésie est surtout le champ de l'exagération. Tous les poëtes ont voulu attirer l'attention des hommes par des images frappantes. Si un dieu marche dans l'Iliade, il est au bout du monde à la troisième enjambée2. Ce n'était pas la peine de parler des montagnes pour les laisser à leur place; il fallait les faire sauter comme des chèvres, ou les fondre comme de la cire.

L'ode, dans tous les temps, a été consacrée à l'exagération. Aussi plus une nation devient philosophe, plus les odes à enthousiasme, et qui n'apprennent rien aux hommes, perdent de leur prix.

De tous les genres de poésie, celui qui charme le plus les esprits instruits et cultivés, c'est la tragédie. Quand la nation n'a pas encore le goût formé, quand elle est dans ce passage de la barbarie à la culture de l'esprit, alors presque tout dans la tragédie est gigantesque et hors de la nature.

Rotrou, qui, avec du génie, travailla précisément dans le temps de ce passage, et qui donna dans l'année 1636 son Hercule mourant, commence par faire parler ainsi son héros (acte I, scène 1) :

Père de la clarté, grand astre, âme du monde,
Quels termes n'a franchis ma course vagabonde?
Sur quels bords a-t-on vu tes rayons étalés
Où ces bras triomphants ne se soient signalés?
J'ai porté la terreur plus loin que ta carrière,
Plus loin qu'où tes rayons ont porté ta lumière;
J'ai forcé des pays que le jour ne voit pas,
Et j'ai vu la nature au delà de mes pas.

Neptune et ses Tritons ont vu d'un œil timide
Promener mes vaisseaux sur leur campagne humide.
L'air tremble comme l'onde au seul bruit de mon nom,

Et n'ose plus servir la haine de Junon.

Mais qu'en vain j'ai purgé le séjour où nous sommes!
Je donne aux immortels la peur que j'ôte aux hommes.

On voit par ces vers combien l'exagéré, l'ampoulé, le forcé, étaient encore à la mode; et c'est ce qui doit faire pardonner à Pierre Corneille. Il n'y avait que trois ans que Mairet avait commencé à se rapprocher de la vraisemblance et du naturel dans sa Sophonisbe 3. Il fut le pre

1. La Fontaine, liv. IX, fable 1. (ED.)-2. Iliade, liv. XIII, vers 20, 21. (ED.) 3. La Sophonisbe de Mairet fut jouée en 1629; celle de Corneille l'a été en 1663; Voltaire, en 1770, a publié une Sophonisbe. (ED.)

mier en France qui non-seulement fit une pièce régulière, dans laquelle les trois unités sont exactement observées, mais qui connut le langage des passions, et qui mit de la vérité dans le dialogue. Il n'y a rien d'exagéré, rien d'ampoulé, dans cette pièce. L'auteur tombe dans un vice tout contraire : c'est la naïveté et la familiarité, qui ne sont convenables qu'à la comédie. Cette naïveté plut alors beaucoup.

La première entrevue de Sophonisbe et de Massinisse charma toute la cour. La coquetterie de cette reine captive, qui veut plaire à son vainqueur, eut un prodigieux succès. On trouva même très-bon que de deux suivantes qui accompagnaient Sophonisbe dans cette scène, l'une dît à l'autre, en voyant Massinisse attendri: Ma compagne, il se prend1. Ce trait comique était dans la nature, et les discours ampoulés n'y sont pas; aussi cette pièce resta plus de quarante années au théâtre. L'exagération espagnole reprit bientôt sa place dans l'imitation du Cid que donna Pierre Corneille, d'après Guillem de Castro et Baptista Diamante, deux auteurs qui avaient traité ce sujet avec succès à Madrid. Corneille ne craignit point de traduire ces vers de Diamante :

<< Su sangre señor que en humo

« Su sentimiento esplicava,
Por la boca que la vierté
De verse alli derramada

Por otro que por su rey. »

Son sang sur la poussière écrivait mon devoir.

Ce sang qui, tout sorti, fume encor de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous".

Le comte de Gormaz ne prodigue pas des exagérations moins fortes quand il dit :

Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille.
Mon nom sert de rempart à toute la Castille.

Le prince, pour essai de générosité,

Gagnerait des combats marchant à mon côté 3.

Non-seulement ces rodomontades étaient intolérables, mais elles étaient exprimées dans un style qui faisait un énorme contraste avec les sentiments si naturels et si vrais de Chimène et de Rodrigue.

Toutes ces images boursouflées ne commencèrent à déplaire aux esprits bien faits que lorsque enfin la politesse de la cour de Louis XIV apprit aux Français que la modestie doit être la compagne de la valeur; qu'il faut laisser aux autres le soin de nous louer; que ni les guerriers, ni les ministres, ni les rois, ne parlent avec emphase, et que le style boursouflé est le contraire du sublime.

1. Sophonisbe de Mairet, acte III, scène IV. (ÉD.) 2. Cid, acte II, scène vin. (ED.)

3. Id., acte í, scène II. (ÉD.)

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