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Si je leur dois des vœux de ce qu'ils ont permis

Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,

Et tombe entre leurs mains plutôt qu'aux mains d'un prince

Qui doit à mon époux son trône et sa province?

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Passons sur la petite faute de style, et considérons combien ce discours est décent et douloureux; il va au cœur ; tout le reste éblouit l'esprit un moment, et ensuite le révolte.

Ces vers naturels charment tous les spectateurs :

O vous! à ma douleur objet terrible et tendre,
Eternel entretien de haine et de pitié,

Restes du grand Pompée, écoutez sa moitié, etc.
(Acte V, scène Ir.)

C'est par ces comparaisons qu'on se forme le goût, et qu'on s'accoutume à ne rien aimer que le vrai mis à sa place '.

Cléopatre, dans la même tragédie, s'exprime ainsi à sa confidente Charmion (acte II, scène Ire):

Apprends qu'une princesse aimant sa renommée,
Quand elle dit qu'elle aime, est sûre d'être aimée,
Et que les plus beaux feux dont son cœur soit épris
N'oseraient l'exposer aux hontes d'un mépris.

Charmion pouvait lui répondre : « Madame, je n'entends pas ce que c'est que les beaux feux d'une princesse qui n'oseraient l'exposer à des hontes; et à l'égard des princesses qui ne disent qu'elles aiment que quand elles sont sûres d'être aimées, je fais toujours le rôle de confidente à la comédie, et vingt princesses m'ont avoué leurs beaux feux sans être sûres de rien, et principalement l'infante du Cid. »

Allons plus loin. César, César lui-même ne parle à Cléopatre que pour montrer de l'esprit alambiqué :

Mais, ô dieux! ce moment que je vous ai quittée
D'un trouble bien plus grand a mon âme agitée;
Et ces soins importuns qui m'arrachaient de vous
Contre ma grandeur même allumaient mon courroux;
Je lui voulais du mal de m'être si contraire,
De rendre ma présence ailleurs si nécessaire;
Mais je lui pardonnais, au simple souvenir
Du bonheur qu'à ma flamme elle fait obtenir;
C'est elle aunt je tiens cette haute espérance
Qui flatte mes désirs d'une illustre apparence....
C'était pour acquérir un droit si précieux
Que combattait partout mon bras ambitieux;
Et dans Pharsale même il a tiré l'épée

Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.
(Acte IV, scène ш.)

1. Voy. l'article Goûr.

Voilà donc César qui veut du mal à sa grandeur de l'avoir éloigné un moment de Cléopatre, mais qui pardonne à sa grandeur en se sou-; venant que cette grandeur lui a fait obtenir le bonheur de sa flamme. Il tient la haute espérance d'une illustre apparence; et ce n'est que pour acquérir le droit précieux de cette illustre apparence que son bras ambitieux a donné la bataille de Pharsale.

On dit que cette sorte d'esprit, qui n'est, il faut le dire, que du galimatias, était alors l'esprit du temps. C'est cet abus intolérable que Molière proscrivit dans ses Précieuses ridicules.

Ce sont ces défauts trop fréquents dans Corneille, que La Bruyère dé. signa en disant1: « J'ai cru, dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs, intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes, et que j'avais tort de n'y rien comprendre. Je suis détrompé. » Nous avons relevé ailleurs l'affectation singulière où est tombé La Motte dans son abrégé de l'Iliade, en faisant parler avec esprit toute l'armée des Grecs à la fois :

Tout le camp s'écria, dans une joie extrême :

<< Que ne vaincra-t-il point? il s'est vaincu lui-même. »

C'est là un trait d'esprit, une espèce de pointe et de jeu de mots : car s'ensuit-il de ce qu'un homme a dompté sa colère qu'il sera vainqueur dans le combat? et comment cent mille hommes peuvent-ils, dans un même instant, s'accorder à dire un rébus, ou si l'on veut, un bon mot?

Section V. En Angleterre, pour exprimer qu'un homme a beaucoup d'esprit, on dit qu'il a de grandes parties, great parts. D'où cette manière de parler, qui étonne aujourd'hui les Français, peut-elle venir? d'eux-mêmes. Autrefois nous nous servions de ce mot parties très-communément dans ce sens-là. Clélie, Cassandre, nos autres anciens romans, ne parlent que des parties de leurs héros et de leurs héroïnes; et ces parties sont leur esprit. On ne pouvait mieux s'exprimer. En effet, qui peut avoir tout? Chacun de nous n'a que sa petite portion d'intelligence, de mémoire, de sagacité, de profondeur d'idées, d'étendue, de vivacité, de finesse. Le mot de parties est le plus convenable pour des êtres aussi faibles que l'homme. Les Français ont laissé échapper de leurs dictionnaires une expression dont les Anglais se sont saisis. Les Anglais se sont enrichis plus d'une fois à nos dépens.

Plusieurs écrivains philosophes se sont étonnés de ce que, tout le monde prétendant à l'esprit, personne n'ose se vanter d'en avoir.

«

L'envie, a-t-on dit2, permet à chacun d'être le panégyriste de sa probité, et non de son esprit. » L'envie permet qu'on fasse l'apologie de sa probité, non de son esprit pourquoi? c'est qu'il est très-néces▾

1. Caractères de La Bruyère, chapitre des Ouvrages de l'esprit.

2. Helvétius; voy. ci-après QUISQUIS. (ÉD.)

saire de passer pour homme de bien, et point du tout d'avoir la réputation d'homme d'esprit.

On a ému la question, si tous les hommes sont nés avec le même esprit, les mêmes dispositions pour les sciences, et si tout dépend de leur éducation et des circonstances où ils se trouvent. Un philosophe1, qui avait droit de se croire né avec quelque supériorité, prétendit que les esprits sont égaux cependant on a toujours vu le contraire. De quatre cents enfants élevés ensemble sous les mêmes maîtres, dans la même discipline, à peine y en a-t-il cinq ou six qui fassent des progrès bien marqués, et parmi ces médiocres il y a des nuances; en un mot, les esprits diffèrent plus que les visages.

Section VI.- Esprit faux.-Nous avons des aveugles, des borgnes, des bigles, des louches, des vues longues, des vues courtes, ou distinctes, ou confuses, ou faibles, ou infatigables. Tout cela est une image assez fidèle de notre entendement; mais on ne connaît guère de vues fausses. Il n'y a guère d'hommes qui prennent toujours un coq pour un cheval, ni un pot de chambre pour une maison. Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits assez justes d'ailleurs, qui sont absolument faux sur des choses importantes? Pourquoi ce même Siamois, qui ne se laissera jamais tromper quand il sera question de lui compter trois roupies, croit-il fermement aux métamorphoses de Sammonocodom? Par quelle étrange bizarrerie des hommes sensés ressemblent-ils à don Quichotte, qui croyait voir des géants où les autres hommes ne voyaient que des moulins à vent? Encore don Quichotte était plus excusable que le Siamois qui croit que Sammonocodom est venu plusieurs fois sur la terre, et que le Turc qui est persuadé que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche: car don Quichotte, frappé de l'idée qu'il doit combattre des géants, peut se figurer qu'un géant doit avoir le corps aussi gros qu'un moulin, et les bras aussi longs que les ailes du moulin; mais de quelle supposition peut partir un homme sensé pour se persuader que la moitié de la lune est entrée dans une manche, et qu'un Sammonocodom est descendu du ciel pour venir jouer au cerf-volant à Siam, couper une forêt, et faire des tours de passe-passe?

Les plus grands génies peuvent avoir l'esprit faux sur un principe qu'ils ont reçu sans examen. Newton avait l'esprit très-faux quand il commentait l'Apocalypse.

Tout ce que certains tyrans des âmes désirent, c'est que les hommes qu'ils enseignent aient l'esprit faux. Un fakir élève un enfant qui promet beaucoup; il emploie cinq ou six années à lui enfoncer dans la tête que le dieu Fo apparut aux hommes en éléphant blanc, et il persuade l'enfant qu'il sera fouetté après sa mort pendant cinq cent mille années, s'il ne croit pas ces métamorphoses. Il ajoute qu'à la fin du monde l'ennemi du dieu Fo viendra combattre contre cette divinité. L'enfant étudie et devient un prodige; il argumente sur les leçons

1. Helvétius, de l'Esprit, discours III, chap. I. (ÉD.)

de son maître; il trouve que Fo n'a pu se changer qu'en éléphant blanc, parce que c'est le plus beau des animaux. « Les rois de Siam et du Pégu, dit-il, se font la guerre pour un éléphant blanc; certainement, si Fo n'avait pas été caché dans cet éléphant, ces rois n'auraient pas été si insensés que de combattre pour la possession d'un simple animal.

<< L'ennemi de Fo viendra le défier à la fin du monde; certainement cet ennemi sera un rhinocéros, car le rhinocéros combat l'éléphant. » C'est ainsi que raisonne dans un âge mûr l'élève savant du fakir, et il devient une des lumières des Indes; plus il a l'esprit subtil, plus il l'a faux; et il forme ensuite des esprits faux comme lui.

On montre à tous ces énergumènes un peu de géométrie, et ils l'apprennent assez facilement; mais, chose étrange! leur esprit n'est pas redressé pour cela; ils aperçoivent les vérités de la géométrie, mais elle ne leur apprend point à peser les probabilités; ils ont pris leur pli; ils raisonneront de travers toute leur vie, et j'en suis fâché pour

eux.

Il y a malheureusement bien des manières d'avoir l'esprit faux : 1o de ne pas examiner si le principe est vrai, lors même qu'on en déduit des conséquences justes; et cette manière est commune '.

2o De tirer des conséquences fausses d'un principe reconnu pour vrai. Par exemple, un domestique est interrogé si son maître est dans sa chambre, par des gens qu'il soupçonne d'en vouloir à sa vie : s'il était assez sot pour leur dire la vérité, sous prétexte qu'il ne faut pas mentir, il est clair qu'il aurait tiré une conséquence absurde d'un principe très-vrai.

Un juge qui condamnerait un homme qui a tué son assassin, parceque l'homicide est défendu, serait aussi inique que mauvais raisonneur.

De pareils cas se subdivisent en mille nuances différentes. Le bon esprit, l'esprit juste, est celui qui les démêle : de là vient qu'on a vu tant de jugements iniques; non que le cœur des juges fût méchant, mais parce qu'ils n'étaient pas assez éclairés.

ESSENIENS.-Plus une nation est superstitieuse et barbare, obstinée à la guerre malgré ses défaites, partagée en factions, flottante entre la royauté et le sacerdoce, enivrée de fanatisme, plus il se trouve chez un tel peuple un nombre de citoyens qui s'unissent pour vivre en paix.

Il arrive qu'en temps de peste, un petit canton s'interdit la communication avec les grandes villes. Il se préserve de la contagion qui règne; mais il reste en proie aux autres maladies.

Tels on a vu les gymnosophistes aux Indes; telles furent quelques sectes de philosophes chez les Grecs; tels les pythagoriciens en Italie et en Grèce, et les thérapeutes en Egypte; tels sont aujourd'hui les primitifs nommés quakers et les dunkards en Pensylvanie; et tels furent à peu près les premiers chrétiens qui vécurent ensemble loin des villes.

1. Voy. l'article CONSÉQUENCE.

Aucune de ces sociétés ne connut cette effrayante coutume de se lier par serment au genre de vie qu'elles embrassaient; de se donner des chaînes perpétuelles; de se dépouiller religieusement de la nature humaine, dont le premier caractère est la liberté; de faire enfin ce que nous appelons des vœux. Ce fut saint Basile qui le premier imagina ces vœux, ce serment de l'esclavage. Il introduisit un nouveau fléau sur la terre, et il tourna en poison ce qui avait été inventé comme remède.

Il y avait en Syrie des sociétés toutes semblables à celles des esséniens. C'est le Juif Philon qui nous le dit dans le Traité de la liberté des gens de bien. La Syrie fut toujours superstitieuse et factieuse, toujours opprimée par des tyrans. Les successeurs d'Alexandre en firent un théâtre d'horreurs. Il n'est pas étonnant que parmi tant d'infortunés, quelques-uns, plus humains et plus sages que les autres, se soient éloignés du commerce des grandes villes, pour vivre en commun dans une honnête pauvreté, loin des yeux de la tyrannie.

On se réfugia dans de semblables asiles en Égypte, pendant les guerres civiles des derniers Ptolémées; et lorsque les armées romaines subjuguèrent l'Egypte, les thérapeutes s'établirent dans un désert auprès du lac Moris.

Il paraît très-probable qu'il y eut des thérapeutes grecs, égyptiens et juifs. Philon ', après avoir loué Anaxagore, Démocrite, et les autres philosophes qui embrassèrent ce genre de vie, s'exprime ainsi :

<< On trouve de pareilles sociétés en plusieurs pays; la Grèce et d'autres contrées jouissent de cette consolation; elle est très-commune en Egypte dans chaque nome, et surtout dans celui d'Alexandrie. Les plus gens de bien, les plus austères se sont retirés au-dessus du lac Moeris dans un lieu désert, mais commode, qui forme une pente douce. L'air y est très-sain, les bourgades assez nombreuses dans le voisinage du désert, etc. >>

Voilà donc partout des sociétés qui ont tâché d'échapper aux troubles, aux factions, à l'insolence, à la rapacité des oppresseurs. Toutes, sans exception, eurent la guerre en horreur : ils la regardèrent précisément du même œil que nous voyons le vol et l'assassinat sur les grands chemins.

Tels furent à peu près les gens de lettres qui s'assemblèrent en France, et qui fondèrent l'Académie. Ils échappaient aux factions et aux cruautés qui désolaient le règne de Louis XIII. Tels furent ceux qui fondèrent la Société royale de Londres, pendant que les fous barbares nommés puritains et épiscopaux s'égorgeaient pour quelques passages de trois ou quatre vieux livres inintelligibles.

Quelques savants ont cru que Jésus-Christ, qui daigna paraître quelque temps dans le petit pays de Capharnaum, dans Nazareth, et dans quelques autres bourgades de la Palestine, était un de ces esséniens qui fuyaient le tumulte des affaires, et qui cultivaient en paix la vertu. Mais ni dans les quatre Evangiles reçus, ni dans les apocryphes,

1. Philon, De la Vie contemplative.

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