Page images
PDF
EPUB

seize louis et seize francs par an, qui ne suffisent pas pour me vêtir et me nourrir, moi et ma sœur la couturière devenue impotente. Tout le monde m'a dit que ce désastre était advenu aux frères jésuites, nonseulement par la banqueroute de La Valette et Sacy, missionnaires, mais parce que frère La Chaise, confesseur, avait été un trigaud, et frère Le Tellier, confesseur, un persécuteur impudent mais je n'ai jamais connu ni l'un ni l'autre ; ils étaient morts avant que je fusse né.

On prétend encore que des disputes de jansénistes et de molinistes sur la grâce versatile et sur la science moyenne ont fort contribué à nous chasser de nos maisons; mais je n'ai jamais su ce que c'était que la grâce. Je vous ai fait lire autrefois Despautère et Cicéron, les vers de Commire et de Virgile, le Pédagogue chrétien1 et Sénèque, les Psaumes de David en latin de cuisine, et les odes d'Horace à la brune Lalagé et au blond Ligurinus, flavam religantis comam, renouant sa blonde chevelure. En un mot, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous bien élever, et voilà ma récompense!

LE CONSEILLER. Vraiment, vous m'avez donné là une plaisante éducation; il est vrai que je m'accommodais fort du blond Ligurinus. Mais lorsque j'entrai dans le monde, je voulus m'aviser de parler, et on se moqua de moi; j'avais beau citer les odes à Ligurinus et le Pédagogue chrétien, je ne savais ni si François Ier avait été fait prisonnier à Pavie, ni où est Pavie; le pays même où je suis né était ignoré de moi; je ne connaissais ni les lois principales, ni les intérêts de ma patrie : pas un mot de mathématiques, pas un mot de saine philosophie; je savais du latin et des sottises.

[ocr errors]

L'EX-JÉSUITE. - Je ne pouvais vous apprendre que ce qu'on m'avait enseigné. J'avais étudié au même collége jusqu'à quinze ans; à cet âge un jésuite m'enquinauda ; je fus novice, on m'abêtit pendant deux ans, et ensuite on me fit régenter. Ne voudriez-vous pas que je vous eusse donné l'éducation qu'on reçoit dans l'Ecole militaire?

LE CONSEILLER. Non, il faut que chacun apprenne de bonne heure tout ce qui peut le faire réussir dans la profession à laquelle il est destiné. Clairault était le fils d'un maître de mathématiques; dès qu'il sut' lire et écrire, son père lui montra son art; il devint très-bon géomètre à douze ans; il apprit ensuite le latin, qui ne lui servit jamais à rien. La célèbre marquise du Châtelet apprit le latin en un an, et le savait très-bien; tandis qu'on nous tenait sept années au collège pour nous faire balbutier cette langue, sans jamais parler à notre raison.

Quant à l'étude des lois, dans laquelle nous entrions en sortant de chez vous, c'était encore pis. Je suis de Paris, et on m'a fait étudier pendant trois ans les lois oubliées de l'ancienne Rome; ma coutume me suffirait, s'il n'y avait pas dans notre pays cent quarante-quatre coutumes différentes.

J'entendis d'abord mon professeur, qui commença par distinguer la jurisprudence en droit naturel et droit des gens: le droit naturel est

1. Par le P. Philippe d'Oultreman. (ED.)

commun, selon lui, aux hommes et aux bêtes; et le droit des gens commun à toutes les nations, dont aucune n'est d'accord avec ses voisins.

Ensuite on me parla de la loi des douze Tables, abrogée bien vite chez ceux qui l'avaient faite; de l'édit du préteur, quand nous n'avons point de préteur; de tout ce qui concerne les esclaves, quand nous n'avons point d'esclaves domestiques (au moins dans l'Europe chrétienne); du divorce, quand le divorce n'est pas encore reçu chez nous, etc., etc., etc.

Je m'aperçus bientôt qu'on me plongeait dans un abîme dont je ne pourrais jamais me tirer. Je vis qu'on m'avait donné une éducation très-inutile pour me conduire dans le monde.

J'avoue que ma confusion a redoublé quand j'ai lu nos ordonnances; il y en a la valeur de quatre-vingts volumes, qui presque toutes se contredisent: je suis obligé, quand je juge, de m'en rapporter au peu de bon sens et d'équité que la nature m'a donné; et avec ces deux secours je me trompe à presque toutes les audiences.

J'ai un frère qui étudie en théologie pour être grand vicaire; il se plaint bien davantage de son éducation : il faut qu'il consume six années à bien statuer s'il y a neuf chœurs d'anges, et quelle est la différence précise entre ́un trône et une domination; si le Phison dans le paradis terrestre était à droite ou à gauche du Géhon; si la langue dans laquelle le serpent eut des conversations avec Eve était la même que celle dont l'ânesse se servit avec Balaam; comment Melchisédech était né sans père et sans mère; en quel endroit demeure Enoch, qui n'est point mort; où sont les chevaux qui transportèrent Elie dans un char de feu, après qu'il eut séparé les eaux du Jourdain avec son manteau, et dans quel temps il doit revenir pour annoncer la fin du monde. Mon frère dit que toutes ces questions l'embarrassent beaucoup, et ne lui ont encore pu procurer un canonicat de Notre-Dame, sur lequel nous comptions.

Vous voyez, entre nous, que la plupart de nos éducations sont ridicules, et que celles qu'on reçoit dans les arts et métiers sont infiniment meilleures.

L'EX-JÉSUITE.

D'accord; mais je n'ai pas de quoi vivre avec mes quatre cents francs, qui font vingt-deux sous deux deniers par jour; tandis que cet homme, dont le père allait derrière un carrosse, a trente-six chevaux dans son écurie, quatre cuisiniers, et point d'aumônier.

LE CONSEILLER.

Eh bien! je vous donne quatre cents autres francs de ma poche; c'est ce que Jean Despautère ne m'avait point enseigné dans mon éducation.

ÉGALITÉ.

[ocr errors]

Section I.

Il est clair que tous les hommes jouissant des facultés attachées à leur nature sont égaux; ils le sont quand ils s'acquittent des fonctions animales, et quand ils exercent leur entendement. Le roi de la Chine, le Grand Mogol, le padisha de Turquie ne peut dire au dernier des hommes : « Je te défends de digérer,

d'aller à la garde-robe et de penser. » Tous les animaux de chaque espèce sont égaux entre eux :

Un cheval ne dit point au cheval son confrère :

« Qu'on peigne mes beaux crins, qu'on m'étrille et me ferre.
Toi, cours, et va porter mes ordres souverains
Aux mulets de ces bords, aux ânes mes voisins;
Toi, prépare les grains dont je fais des largesses
A mes fiers favoris, à mes douces maîtresses;
Qu'on châtre les chevaux désignés pour servir
Les coquettes juments dont seul je dois jouir;

Que tout soit dans la crainte et dans la dépendance :
Et si quelqu'un de vous hennit en ma présence,

Pour punir cet impie et ce séditieux,

Qui foule aux pieds les lois des chevaux et des dieux;
Pour venger dignement le ciel et la patrie,

Qu'il soit pendu sur l'heure auprès de l'écurie. >>

Les animaux ont naturellement au-dessus de nous l'avantage de l'indépendance. Si un taureau qui courtise une génisse est chassé à coups de cornes par un taureau plus fort que lui, il va chercher une autre maîtresse dans un autre pré, et il vit libre. Un coq battu par un coq se console dans un autre poulailler. Il n'en est pas ainsi de nous : un petit vizir exile à Lemnos un bostangi; le vizir Azem exile le petit vizir à Ténédos; le padisha exile le visir Azem à Rhodes; les janissaires mettent en prison le padisha et en élisent un autre qui exilera les bons musulmans à son choix : encore lui sera-t-on bien obligé s'il se borne à ce petit exercice de son autorité sacrée.

Si cette terre était ce qu'elle semble devoir être, si l'homme y trouvait partout une subsistance facile et assurée et un climat convenable à sa nature, il est clair qu'il eût été impossible à un homme d'en asservir un autre. Que ce globe soit couvert de fruits salutaires; que l'air qui doit contribuer à notre vie ne nous donne point des maladies et une mort prématurée; que l'homme n'ait besoin d'autre logis et d'autre lit que de celui des daims et des chevreuils; alors les Gengiskan et les Tamerlan n'auront de valets que leurs enfants, qui seront assez honnêtes gens pour les aider dans leur vieillesse.

Dans cet état naturel dont jouissent tous les quadrupèdes non domptés, les oiseaux et les reptiles, l'homme serait aussi heureux qu'eux; la domination serait alors une chimère, une absurdité à laquelle personne ne penserait; car pourquoi chercher des serviteurs quand vous n'avez besoin d'aucun service?

S'il passait par l'esprit de quelque individu à tête tyrannique et à bras nerveux d'asservir son voisin moins fort que lui, la chose serait impossible; l'opprimé serait sur le Danube avant que l'oppresseur eût pris ses mesures sur le Volga.

Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux, s'ils étaient sans besoins; la misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme; ce n'est pas l'inégalité qui est un malheur

réel, c'est la dépendance. Il importe fort peu que tel homme s'appelle sa hautesse, tel autre sa sainteté; mais il est dur de servir l'un ou l'autre. Une famille nombreuse a cultivé un bon terroir; deux petites familles voisines ont des champs ingrats et rebelles; il faut que les deux pauvres familles servent la famille opulente, ou qu'elles l'égorgent : cela va sans difficulté. Une des deux familles indigentes va offrir ses bras à la riche pour avoir du pain; l'autre va l'attaquer et est battue. La famille servante est l'origine des domestiques et des manœuvres; la famille battue est l'origine des esclaves.

Il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l'une de riches qui commandent, l'autre de pauvres qui servent, et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes.

Tu viens, quand les lots sont faits, nous dire « Je suis homme comme vous; j'ai deux mains et deux pieds, autant d'orgueil et plus que vous, un esprit aussi désordonné pour le moins, aussi inconsé.. quent, aussi contradictoire que le vôtre. Je suis citoyen de Saint-Marin, ou de Raguse, ou de Vaugirard : donnez-moi ma part de la terre. Il y a dans notre hémisphère connu environ cinquante mille millions d'arpents à cultiver, tant passables que stériles. Nous ne sommes qu'environ un milliard d'animaux à deux pieds sans plumes sur ce continent; ce sont cinquante arpents pour chacun faites-moi justice; donnez-moi mes cinquante arpents. »

On lui répond: « Va-t'en les prendre chez les Cafres, chez les Hottentots, ou chez les Samoïèdes; arrange-toi avec eux à l'amiable; ici toutes les parts sont faites. Si tu veux avoir parmi nous le manger, le vêtir, le loger et le chauffer, travaille pour nous comme faisait ton père; sers-nous, ou amuse-nous, et tu seras payé; sinon tu seras obligé de demander l'aumône, ce qui dégraderait trop la sublimité de ta nature, et t'empêcherait réellement d'être égal aux rois, et même aux vicaires de village, selon les prétentions de ta noble fierté. »

Section II. Tous les pauvres ne sont pas malheureux. La plupart sont nés dans cet état, et le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation; mais quand ils la sentent, alors on voit des guerres, comme celle du parti populaire contre le parti du sénat à Rome, celles des paysans en Allemagne, en Angleterre, en France. Toutes ces guerres finissent tôt ou tard par l'asservissement du peuple, parce que les puissants ont l'argent, et que l'argent est maître de tout dans un Etat; car il n'en est pas de même de nation à nation. La nation qui se servira le mieux du fer subjuguera toujours celle qui aura plus d'or et moins de courage.

Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs, et avec beaucoup de goût pour la paresse; par conséquent tout homme voudrait avoir l'argent et les femmes ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous ses caprices, et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très-agréables. Vous voyez bien qu'avec ces belles dispositions, il est

aussi impossible que les hommes soient égaux qu'il est impossible que deux prédicateurs ou deux professeurs de théologie ne soient pas jaloux l'un de l'autre.

[ocr errors]

Le genre humain, tel qu'il est, ne peut subsister, à moins qu'il n'y ait une infinité d'hommes utiles qui ne possèdent rien du tout: car, certainement, un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre; et si vous avez besoin d'une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L'égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle, et en même temps la plus chimérique.

[ocr errors]

Comme les hommes sont excessifs en tout quand ils le peuvent, on a outré cette inégalité; on a prétendu dans plusieurs pays qu'il n'était pas permis à un citoyen de sortir de la contrée où le hasard l'a fait naître; le sens de cette loi est visiblement : « Ce pays est si mauvais et si mal gouverné, que nous défendons à chaque individu d'en sortir, de peur que tout le monde n'en sorte. » Faites mieux : donnez à tous vos sujets envie de demeurer chez vous, et aux étrangers d'y venir.

Chaque homme, dans le fond de son cœur, a droit de se croire entièrement égal aux autres hommes: il ne s'ensuit pas de là que le cuisinier d'un cardinal doive ordonner à son maître de lui faire à dîner; mais le cuisinier peut dire : « Je suis homme comme mon maître; je suis né comme lui en pleurant; il mourra comme moi dans les mêmes angoisses et les mêmes cérémonies. Nous faisons tous deux les mêmes fonctions animales. Si les Turcs s'emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier, je le prendrai à mon service. » Tout ce discours est raisonnable et juste; mais en attendant que le Grand-Turc s'empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie.

A l'égard d'un homme qui n'est ni cuisinier d'un cardinal, ni revêtu d'aucune autre charge dans l'Etat; à l'égard d'un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché d'être reçu partout avec l'air de la protection ou du mépris, qui voit évidemment que plusieurs monsignors n'ont ni plus de science, ni plus d'esprit, ni plus de vertu que lui, et qui s'ennuie d'être quelquefois dans leur antichambre, quel parti doitil prendre? Celui de s'en aller.

ÉGLISE. - Précis de l'histoire de l'Église chrétienne.- Nous ne porterons point nos regards sur les profondeurs de la théologie; Dieu nous en préserve! l'humble foi seule nous suffit. Nous ne faisons jamais que

raconter.

Dans les premières années qui suivirent la mort de Jésus-Christ Dieu et homme, on comptait chez les Hébreux neuf écoles, ou neuf sociétés religieuses, pharisiens, saducéens, esséniens, judaïtes, thérapeutes, récabites, hérodiens, disciples de Jean, et les disciples de Jésus, nommés les frères, les galiléens, les fidèles, qui ne prirent le nom de chrétiens que dans Antioche, vers l'an 60 de notre ère, conduits secrètement par Dieu même dans des voies inconnues aux hommes.

« PreviousContinue »