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Lorsqu'il peut tuer son roi dans une caverne, il se contente de lui couper un pan de sa robe: voilà une conscience délicate. Il passe une année entière sans avoir le moindre remords de son adultère avec Bethsabée et du meurtre d'Urie : voilà la même conscience endurcie et privée de lumière.

Tels sont, dit-il, la plupart des hommes. Nous avouons à ce curé que les grands du monde sont très-souvent dans ce cas : le torrent des plaisirs et des affaires les entraîne; ils n'ont pas le temps d'avoir de la conscience, cela est bon pour le peuple; encore n'en a-t-il guère quand il s'agit de gagner de l'argent. Il est donc très-bon de réveiller souvent la conscience des couturières et des rois par une morale qui puisse faire impression sur eux; mais pour faire cette impression, il faut mieux parler qu'on ne parle aujourd'hui.

Section IV. - Liberté de conscience. (Traduit de l'allemand.) (Nous n'adoptons pas tout ce paragraphe; mais comme il y a quelques vérités, nous n'avons pas cru devoir l'omettre; et nous ne nous chargeons pas de justifier ce qui peut s'y trouver de peu mesuré et de trop dur.) - L'aumônier du prince de ***, lequel prince est catholique romain, menaçait un anabaptiste de le chasser des petits Etats du prince; il lui disait qu'il n'y a que trois sectes autorisées dans l'empire; que pour lui, anabaptiste, qui était d'une quatrième, il n'était pas digne de vivre dans les terres de monseigneur; et enfin, la conversation s'échauffant, l'aumônier menaça l'anabaptiste de le faire pendre. « Tant pis pour Son Altesse, répondit l'anabaptiste; je suis un gros manufacturier; j'emploie deux cents ouvriers; je fais entrer deux cent mille écus par an dans ses Etats; ma famille ira s'établir ailleurs; monseigneur y perdra.

Et si monseigneur fait pendre tes deux cents ouvriers et ta famille? reprit l'aumônier; et s'il donne ta manufacture à de bons catholiques?

Je l'en défie, dit le vieillard; on ne donne pas une manufacture comme une métairie, parce qu'on ne donne pas l'industrie. Cela serait beaucoup plus fou que s'il faisait tuer tous ses chevaux parce que l'un d'eux t'aura jeté par terre, et que tu es un mauvais écuyer. L'intérêt de monseigneur n'est pas que je mange du pain sans levain ou levé il est que je procure à ses sujets de quoi manger, et que j'augmente ses revenus par mon travail. `Je suis un honnête homme; et quand j'aurais le malheur de n'être pas né tel, ma profession me forcerait à le devenir; car dans les entreprises de négoce, ce n'est pas comme dans celles de cour et dans les tiennes : point de succès sans probité. Que t'importe que j'aie été baptisé dans l'âge qu'on appelle de raison, tandis que tu l'as été sans le savoir? Que t'importe que j'adore Dieu à la manière de mes pères? Si tu suivais tes belles maximes, si tu avais la force en main, tu irais donc d'un bout de l'univers à l'autre, faisant pendre à ton plaisir le Grec qui ne croit pas que l'Esprit procède du Père et du Fils; tous les Anglais; tous les Hollandais, Danois, Suédois, Islandais, Prussiens, Hanovriens, Saxons, Holstenois,

Hessois, Virtembergeois, Bernois, Hambourgeois, Cosaques, Valaques, Russes, qui ne croient pas le pape infaillible; tous les musulmans qui croient un seul Dieu, et les Indiens dont la religion est plus ancienne que la juive, et les lettrés chinois, qui, depuis quatre mille ans, servent un Dieu unique sans superstition et sans fanatisme? Voilà donc ce que tu ferais si tu étais le maitre? Assurément, dit le moine; car je suis dévoré du zèle de la maison du Seigneur : Zelus domus suæ comedit me.

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Çà, dis-moi un peu, cher aumônier, repartit l'anabaptiste, es-tu dominicain, ou jésuite, ou diable? Je suis jésuite, dit l'autre. Eh! mon ami, si tu n'es pas diable, pourquoi dis-tu des choses si diaboliques?

C'est que le révérend père recteur m'a ordonné de les dire.
Et qui a ordonné cette abomination au révérend père recteur?
C'est le provincial.

De qui le provincial a-t-il reçu cet ordre?

- De notre général, et le tout pour plaire à un plus grand seigneur que lui.

Dieux de la terre, qui avec trois doigts avez trouvé le secret de vous rendre maîtres d'une grande partie du genre humain, si dans le fond du cœur vous avouez que vos richesses et votre puissance ne sont point essentielles à votre salut et au nôtre, jouissez-en avec modération. Nous ne voulons pas vous démitrer, vous détiarer: mais ne nous écrasez pas. Jouissez et laissez-nous paisibles; démêlez vos intérêts avec les rois, et laissez-nous nos manufactures. >>

CONSEILLER OU JUGE. BARTOLOMÉ.

Quoi! il n'y a que deux ans que vous étiez au collége, et vous voilà déjà conseiller de la cour

de Naples?

GERONIMO.

coûté.

BARTOLOMÉ. vous ai vu?

GERONIMO.

Oui, c'est un arrangement de famille : il m'en a peu

Vous êtes donc devenu bien savant depuis que je ne

Je me suis quelquefois fait inscrire dans l'école de droit, où l'on m'apprenait que le droit naturel est commun aux hommes et aux bêtes, et que le droit des gens n'est que pour les gens. On me parlait de l'édit du préteur, et il n'y a plus de préteur; des fonctions des édiles, et il n'y a plus d'édiles; du pouvoir des maîtres sur les esclaves, et il n'y a plus d'esclaves. Je ne sais presque rien des lois de Naples, et me voilà juge.

BARTOLOMÉ. Ne tremblez-vous pas d'être chargé de décider du sort des familles, et ne rougissez-vous pas d'être si ignorant?

GERONIMO. Si j'étais savant, je rougirais peut-être davantage. J'entends dire aux savants que presque toutes les lois se contredisent; que ce qui est juste à Gaiette est injuste à Otrante, que dans la même juridiction on perd à la seconde chambre le même procès qu'on gagne à la troisième. J'ai toujours dans l'esprit ce beau discours d'un avocat vénitien Illustrissimi signori, l'anno passato avete giudicato cosi; e

questo anno nella medesima lite avete giudicato tutto il contrario; e sempre ben.

Le peu que j'ai lu de nos lois m'a paru souvent très-embrouillé. Je crois que si je les étudiais pendant quarante ans, je serais embarrassé pendant quarante ans : cependant je les étudie; mais je pense qu'avec du bon sens et de l'équité, on peut être un très-bon magistrat, sans être profondément savant. Je ne connais point de meilleur juge que Sancho Pança: cependant il ne savait pas un mot du code de l'île de Barataria. Je ne chercherai point à accorder ensemble Cujas et Camille Descurtis, ils ne sont point mes législateurs. Je ne connais de lois que celles qui ont la sanction du souverain. Quand elles seront claires, je les suivrai à la lettre; quand elles seront obscures, je suivrai les lumières de ma raison, qui sont celles de ma conscience.

BARTOLOMÉ.

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Vous me donnez envie d'être ignorant, tant vous raisonnez bien. Mais comment vous tirerez-vous des affaires d'Etat, de finance, de commerce?

GERONIMO.- Dieu merci, nous ne nous en mêlons guère à Naples. Une fois le marquis de Carpi, notre vice-roi, voulut nous consulter sur les monnaies; nous parlâmes de l'æs grave des Romains, et les banquiers se moquèrent de nous. On nous assembla dans un temps de disette pour régler le prix du blé; nous fûmes assemblés six semaines, et on mourait de faim. On consulta enfin deux forts laboureurs et deux bons marchands de blé, et il y eut dès le lendemain plus de pain au marché qu'on n'en voulait.

Chacun doit se mêler de son métier; le mien est de juger les contestations, et non pas d'en faire naître : mon fardeau est assez grand.

CONSÉQUENCE. - Quelle est donc notre nature, et qu'est-ce que notre chétif esprit? Quoi! l'on peut tirer les conséquences les plus justes, les plus lumineuses, et n'avoir pas le sens commun? Cela n'est que trop vrai. Le fou d'Athènes qui croyait que tous les vaisseaux qui abordaient au Pirée lui appartenaient, pouvait calculer merveilleusement combien valait le chargement de ces vaisseaux, et en combien de jours ils pouvaient arriver de Smyrne au Pirée.

Nous avons vu des imbéciles qui ont fait des calculs et des raisonnements bien plus étonnants. Ils n'étaient donc pas imbéciles, me dites-vous. Je vous demande pardon, ils l'étaient. Ils posaient tout leur édifice sur un principe absurde; ils enfilaient régulièrement des chimères. Un homme peut marcher très-bien et s'égarer, et alors mieux il marche et plus il s'égare.

Le Fo des Indiens eut pour père un éléphant qui daigna faire un enfant à une princesse indienne, laquelle accoucha du dieu Fo par le côté gauche. Cette princesse était la propre sœur d'un empereur des Indes donc Fo était le neveu de l'empereur; et les petits-fils de l'éléphant et du monarque étaient cousins issus de germain; donc, selon les lois de l'Etat, la race de l'empereur étant éteinte, ce sont les descendants de l'éléphant qui doivent succéder. Le principe reçu, on ne peut mieux conclure.

Il est dit que l'éléphant divin était haut de neuf pieds de roi. Tu présumes avec raison que la porte de son écurie devait avoir plus de neuf pieds, afin qu'il pût y entrer à son aise. Il mangeait cinquante livres de riz par jour, vingt-cinq livres de sucre, et buvait vingt-cinq livres d'eau. Tu trouves par ton arithmétique qu'il avalait trente-six mille cinq cents livres pesant par année; on ne peut compter mieux. Mais ton éléphant a-t-il existé? était-il beau-frère de l'empereur? sa femme a-t-elle fait un enfant par le côté gauche? c'est là ce qu'il fallait examiner. Vingt auteurs qui vivaient à la Cochinchine l'ont écrit l'un après l'autre ; tu devais confronter ces vingt auteurs, peser leurs témoignages, consulter les anciennes archives, voir s'il est question de cét éléphant dans les registres, examiner si ce n'est point une fable que des imposteurs ont eu intérêt d'accréditer. Tu es parti d'un principe extravagant pour en tirer des conclusions justes.

C'est moins la logique qui manque aux hommes que la source de la logique. Il ne s'agit pas de dire : Six vaisseaux qui m'appartiennent sont chacun de deux cents tonneaux, le tonneau est de deux mille livres pesant; donc j'ai douze cent mille livres de marchandises au port de Pirée. Le grand point est de savoir si ces vaisseaux sont à toi. Voilà le principe dont ta fortune dépend; tu compteras après.

Un ignorant fanatique et conséquent est souvent un homme à étouffer. Il aura lu que Phinées, transporté d'un saint zèle, ayant trouvě un Juif couché avec une Madianite, les tua tous deux et fut imité par les lévites, qui massacrèrent tous les ménages moitié madianites et moitié juifs. Il sait que son voisin catholique couche avec sa voisine huguenote; il les tuera tous deux sans difficulté: on ne peut agir plus conséquemment. Quel est le remède à cette maladie horrible de l'âme? C'est d'accoutumer de bonne heure les enfants à ne rien admettre qui choque la raison; de ne leur conter jamais d'histoire de revenants, de fantômes, de sorciers, de possédés, de prodiges ridicules. Une fille d'une imagination tendre et sensible entend parler de possession; elle tombe dans une maladie de nerfs, elle a des convulsions, elle se croit possédée. J'en ai vu mourir une de la révolution que ces abominables histoires avaient faites dans ses organes 1.

Section I.

-

CONSTANTIN. Du siècle de Constantin. - Parmi les siècles qui suivirent celui d'Auguste, vous avez raison de distinguer celui de Constantin. Il est à jamais célèbre par les grands changements qu'il apporta sur la terre. Il commençait, il est vrai, à ramener la barbarie non-seulement on ne retrouvait plus des Cicérons, des Horaces et des Virgiles, mais il n'y avait pas même de Lucains, ni de Sénèques; pas un historien sage et exact: on ne voit que des satires suspectes, ou des panégyriques encore plus hasardés.

Les chrétiens commençaient alors à écrire l'histoire; mais ils n'avaient pris ni Tite Live ni Thucydide pour modèle. Les sectateurs de l'ancienne religion de l'empire n'écrivaient ni avec plus d'éloquence ni

1. Voy. l'article ESPRIT, Section Iv; et l'article FANATISME, section II.

avec plus de vérité. Les deux partis, animés l'un contre l'autre, n'examinaient pas bien scrupuleusement les calomnies dont on chargeait leurs adversaires. De là vient que le même homme est regardé tantôt comme un dieu, tantôt comme un monstre.

La décadencé en toute chose, et dans les moindres arts mécaniques comme dans l'éloquence et dans la vertu, arriva après Marc Aurèle. Il avait été le dernier empereur de cette secte stoïque qui élevait l'homme au-dessus de lui-même en le rendant dur pour lui seul, et compatissant pour les autres. Ce ne fut plus, depuis la mort de cet empereur vraiment philosophe, que tyrannie et confusion. Les soldats disposaient souvent de l'empire. Le sénat tomba dans un tel mépris, que du temps de Gallien il fut défendu par une loi expresse aux sénateurs d'aller à la guerre. On vit à la fois trente chefs de partis prendre le titre d'empereur, dans trente provinces de l'empire. Les Barbares fondaient déjà de tous côtés, au milieu du IIIe siècle, sur cet empire déchiré. Cependant il subsista par la seule discipline militaire qui l'avait fondé.

Pendant tous ces troubles, le christianisme s'établissait par degrés, surtout en Egypte, dans la Syrie, et sur les côtes de l'Asie mineure. L'empire romain admettait toutes sortes de religions, ainsi que toutes sortes de sectes philosophiques. On permettait le culte d'Osiris; on laissait même aux Juifs de grands priviléges, malgré leurs révoltes; mais les peuples s'élevèrent souvent dans les provinces contre les chrétiens. Les magistrats les persécutaient, et on obtint même souvent contre eux des édits émanés des empereurs. Il ne faut pas être étonné de cette haine générale qu'on portait d'abord au christianisme, tandis qu'on tolérait tant d'autres religions. C'est que ni les Égyptiens, ni les Juifs, ni les adorateurs de la déesse de Syrie, et de tant d'autres dieux étrangers, ne déclaraient une guerre ouverte aux dieux de l'empire. Ils ne s'élevaient point contre la religion dominante; mais un des premiers devoirs des chrétiens était d'exterminer le culte reçu dans l'empire. Les prêtres des dieux jetaient des cris quand ils voyaient diminuer les sacrifices et les offrandes; le peuple, toujours fanatique et toujours emporté, se soulevait contre les chrétiens: cependant plusieurs empereurs les protégèrent. Adrien défendit expressément qu'on les persécutât. Marc Aurèle ordonna qu'on ne les poursuivit point pour cause de religion. Caracalla, Héliogabale, Alexandre, Philippe, Gallien, leur laissèrent une liberté entière; ils avaient au III siècle des églises publiques très-fréquentées et très-riches, et leur liberté fut si grande, qu'ils tinrent seize conciles dans ce siècle. Le chemin des dignités étant fermé aux premiers chrétiens, qui étaient presque tous d'une condition obscure, ils se jetèrent dans le commerce, et il y en eut qui amassèrent de grandes richesses. C'est la ressource de toutes les sociétés qui ne peuvent avoir de charges dans l'Etat : c'est ainsi qu'en ont usé les calvinistes en France, tous les non-conformistes en Angleterre, les catholiques en Hollande, les Arméniens en Perse, les Banians dans l'Inde, et les Juifs dans toute la terre. Cependant à la fin la tolérance fut si grande, et les mœurs du gouvernement si douces, que les chrétiens furent admis à tous les honneurs et à toutes

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