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l'abbé Servien, lui disait un jour: « Ah! si vous aviez vu mon fils, qui est mort à l'âge de quinze ans : quels yeux! quelle fraîcheur de teint! quelle taille admirable! l'Antinous du Belvédère n'était auprès de lui qu'un magot de la Chine; et puis quelle douceur de mœurs! faut-il que ce qu'il y a jamais eu de plus beau m'ait été enlevé! » L'abbé Servien s'attendrit; le duc de La Ferté, s'échauffant par ses propres paroles, s'attendrit aussi : tous deux enfin se mirent à pleurer; après quoi il avoua qu'il n'avait jamais eu de fils.

Un certain abbé Bazin avait relevé avec sa discrétion ordinaire un autre conte de Diodore. C'était à propos du roi d'Egypte Sésostris, qui, probablement, n'a pas plus existé que l'île Panchaïe. Le père de Sésostris, qu'on ne nomme point, imagina, le jour que son fils naquit, de lui faire conquérir toute la terre dès qu'il serait majeur. C'est un beau projet. Pour cet effet, il fit élever auprès de lui tous les garçons qui étaient nés le même jour en Egypte; et pour en faire des conquérants, on ne leur donnait à déjeuner qu'après leur avoir fait courir cent quatre-vingts stades, qui font environ huit de nos grandes lieues.

Quand Sésostris fut majeur, il partit avec ses coureurs pour aller conquérir le monde. Ils étaient encore au nombre de dix-sept cents, et probablement la moitié était morte, selon le train ordinaire de la nature, et surtout de la nature de l'Egypte, qui de tout temps fut désolée par une peste destructive, au moins une fois en dix ans.

Il fallait donc qu'il fût né trois mille quatre cents garçons en Egypte le même jour que Sésostris; et comme la nature produit presque autant de filles que de garçons, il naquit ce jour-là environ six mille personnes au moins. Mais on accouche tous les jours; et six mille naissances par jour produisent au bout de l'année deux millions cent quatre-vingt-dix mille enfants. Si vous les multipliez par trente-quatre, selon la règle de Kerseboum, vous aurez en Égypte plus de soixante et quatorze millions d'habitants, dans un pays qui n'est pas si grand que l'Espagne ou que la France.

Tout cela parut énorme à l'abbé Bazin, qui avait un peu vu le monde, et qui savait comme il va.

Mais un Larcher, qui n'était jamais sorti du collége Mazarin, prit violemment le parti de Sésostris et de ses coureurs. Il prétendit qu'Hérodote, en parlant aux Grecs, ne comptait point par stades de la Grèce, et que les héros de Sésostris ne couraient que quatre grandes lieues pour avoir à déjeuner. Il accabla ce pauvre abbé Bazin d'injures, telles que jamais savant' en us, ou en es, n'en avait pas encore dit. Il ne s'en tint pas même aux dix-sept cents petits garçons; il alla jusqu'à prouver, par les prophètes, que les femmes, les filles, les nièces des rois de Babylone, toutes les femmes des satrapes et des mages, allaient par dévotion coucher dans les allées du temple de Babylone pour de l'argent, avec tous les chameliers et tous les muletiers de l'Asie. Il traita de mauvais chrétien, de damné et d'ennemi de l'État, quiconque osait défendre l'honneur des dames de Babylone.

Il prit aussi le parti des boucs qui avaient communément les faveurs des jeunes Egyptiennes. Sa grande raison, disait-il, c'est qu'il était

allié par les femmes à un parent de l'évêque de Meaux, Bossuet, auteur d'un discours éloquent sur l'Histoire non universelle; mais ce n'est pas là une raison péremptoire.

Gardez-vous des contes bleus en tout genre.

Diodore de Sicile fut le plus grand compilateur de ces contes. Ce Sicilien n'avait pas un esprit de la trempe de son compatriote Archimède, qui chercha et trouva tant de vérités mathématiques.

Diodore examine sérieusement l'histoire des Amazones et de leur reine Myrine; l'histoire des Gorgones qui combattirent contre les Amazones; celle des Titans, celle de tous les dieux. Il approfondit l'histoire de Priape et d'Hermaphrodite. On ne peut donner plus de détails sur Hercule ce héros parcourt tout l'hémisphère, tantôt à pied et tout seul comme un pèlerin, tantôt comme un général à la tête d'une grande armée. Tous ses travaux y sont fidèlement discutés; mais ce n'est rien en comparaison de l'histoire des dieux de Crète.

Diodore justifie Jupiter du reproche que d'autres graves historiens lui ont fait d'avoir détrôné et mutilé son père. On voit comment ce Jupiter alla combattre des géants, les uns dans son île, les autres en Phrygie, et ensuite en Macédoine et en Italie.

Aucun des enfants qu'il eut de sa sœur Junon et de ses favorites n'est omis.

On voit ensuite comment il devint dieu, et dieu suprême.

C'est ainsi que toutes les histoires anciennes ont été écrites. Ce qu'il y a de plus fort, c'est qu'elles étaient sacrées; et en effet, si elles n'avaient pas été sacrées, elles n'auraient jamais été lues.

Il n'est pas mal d'observer que, quoiqu'elles fussent sacrées, elles étaient toutes différentes; et de province en province, d'île en ile, chacune avait une histoire des dieux, des demi-dieux et des héros, contradictoire avec celle de ses voisins; mais aussi ce qu'il faut bien observer, c'est que les peuples ne se battirent jamais pour cette mythologie.

L'histoire honnête de Thucydide, et qui a quelques lueurs de vérité, commence à Xerxès; mais avant cette époque, que de temps perdu!

DIRECTEUR. Ce n'est ni d'un directeur de finances, ni d'un directeur d'hôpitaux, ni d'un directeur des bâtiments du roi, etc., etc., que je prétends parler, mais d'un directeur de conscience; car celui-là dirige tous les autres; il est le précepteur du genre humain. Il sait et enseigne ce qu'on doit faire et ce qu'on doit omettre dans tous les cas possibles.

Il est clair qu'il serait utile que dans toutes les cours il y eût un homme consciencieux, que le monarque consultât en secret dans plus d'une occasion, et qui lui dit hardiment: Non licet. Louis le Juste n'aurait pas commencé son triste et malheureux règne par assassiner son premier ministre et par emprisonner sa mère. Que de guerres aussi funestes qu’injustes de bons directeurs nous auraient épargnées ! que de cruautés ils auraient prévenues!

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Mais souvent on croit consulter un agneau, et on consulte un renard. Tartufe était le directeur d'Orgon. Je voudrais bien savoir quel fut le directeur de conscience qui conseilla la Saint-Barthélemy.

Il n'est pas plus parlé de directeurs que de confesseurs dans l'Evangile. Chez les peuples que notre courtoisie ordinaire nomme païens, nous ne voyons pas que Scipion, Fabricius, Caton, Titus, Trajan, les Antonins, eussent des directeurs. Il est bon d'avoir un ami scrupuleux qui vous rappelle à vos devoirs; mais votre conscience doit être le chef de votre conseil.

lui

Un huguenot fut bien étonné quand une dame catholique lui apprit qu'elle avait un confesseur pour l'absoudre de ses péchés, et un directeur pour l'empêcher d'en commettre. « Comment votre vaisseau, dit-il, madame, a-t-il pu faire eau si souvent, ayant deux si bons pilotes? »

Les doctes observent qu'il n'appartient pas à tout le monde d'avoir un directeur. Il en est de cette charge dans une maison comme de celle d'écuyer; cela n'appartient qu'aux grandes dames. L'abbé Gobelin, homme processif et avide, ne dirigeait que Mme de Maintenon. Les directeurs à la ville servent souvent quatre ou cinq dévotes à la fois; ils les brouillent tantôt avec leurs maris, tantôt avec leurs amants, et remplissent quelquefois les places vacantes.

Pourquoi les femmes ont-elles des directeurs et les hommes n'er ont-ils point? C'est par la raison que Mme de La Vallière se fit carmélite quand elle fut quittée par Louis XIV, et que M. de Turenne étant trahi par Mme de Coetquen ne se fit pas moine.

Saint Jérôme et Rufin, son antagoniste, étaient grands directeurs de femmes et de filles; ils ne trouvèrent pas un sénateur romain, pas un tribun militaire à gouverner. Il faut à ces gens-là du devoto femineo sexu. Les hommes ont pour eux trop de barbe au menton, et souvent trop de force dans l'esprit. Boileau a fait, dans la satire des femmes (satire X, v. 566-572), le portrait d'un directeur :

Nul n'est si bien soigné qu'un directeur de femmes.
Quelque léger dégoût vient-il le travailler;

Une froide vapeur le fait-elle bâiller;

Un escadron coiffé d'abord court à son aide :

L'une chauffe un bouillon, l'autre apprête un remède;
Chez lui sirops exquis, ratafias vantés,

Confitures, surtout, volent de tous côtés, etc.

Ces vers sont bons pour Brossette. Il y avait, ce me semble, quelque chose de mieux à nous dire.

DISPUTE. - On a toujours disputé, et sur tous les sujets : Mundum tradidit disputationi eorum1. Il y a eu de violentes querelles pour savoir si le tout est plus grand que sa partie; si un corps peut être en plusieurs endroits à la fois; si la matière est toujours impénétrable;

1. Ecclésiaste, chap. III, v. 11.

si la blancheur de la neige peut subsister sans neige; si la douceur du sucre peut se faire sentir sans sucre; si on peut penser sans tête..

Je ne fais aucun doute que dès qu'un janséniste aura fait un livre pour démontrer que deux et un font trois, il ne se trouve un moliniste qui démontre que deux et un font cinq.

Nous avons cru instruire le lecteur et lui plaire en mettant sous ses yeux cette pièce de vers sur les disputes. Elle est fort connue de tous les gens de goût de Paris; mais elle ne l'est point des savants qui disputent encore sur la prédestination gratuite, et sur la grâce concomitante, et sur la question si la mer a produit les montagnes.

Lisez les vers suivants sur les disputes: voilà comme on en faisait dans le bon temps.

DISCOURS EN VERS SUR LES DISPUTES, PAR DE RULHIÈRES.

Vingt têtes, vingt avis; nouvel an, nouveau goût;
Autre ville, autres mœurs; tout change, on détruit tout.
Examine pour toi ce que ton voisin pense;

Le plus beau droit de l'homme est cette indépendance:
Mais ne dispute point; les desseins éternels,
Cachés au sein de Dieu, sont trop loin des mortels.
Le peu que nous savons d'une façon certaine,
Frivole comme nous, ne vaut pas tant de peine.
Le monde est plein d'erreurs; mais de là je conclus
Que prêcher la raison n'est qu'une erreur de plus.

En parcourant au loin la planète où nous sommes,
Que verrons-nous? Les torts et les travers des hommes.
Ici c'est un synode, et là c'est un divan;
Nous verrons le mufti, le derviche, l'iman,
Le bonze, le lama, le talapoin, le pope,
Les antiques rabbins, et les abbés d'Europe,
Nos moines, nos prélats, nos docteurs agrégés:
Êtes-vous disputeurs, mes amis? Voyagez.

Qu'un jeune ambitieux ait ravagé la terre;
Qu'un regard de Vénus ait allumé la guerre;
Qu'à Paris, au Palais, l'honnête citoyen
Plaide pendant vingt ans pour un mur mitoyen;
Qu'au fond d'un diocèse un vieux prêtre gémisse,
Quand un abbé de cour enlève un bénéfice;

Et que,

dans le parterre, un poëte envieux

Ait, en battant des mains, un feu noir dans les yeux;
Tel est le cœur humain : mais l'ardeur insensée
D'asservir ses voisins à sa propre pensée,

Comment la concevoir? Pourquoi, par quel moyen
Veux-tu que ton esprit soit la règle du mien?

Je hais surtout, je hais tout causeur incommode,
Tous ces demi-savants gouvernés par la mode,
VOLTAIRE -XIII.

Ces gens qui, pleins de feu, peut-être pleins d'esprit,
Soutiendront contre vous ce que vous aurez dit;
Un peu musiciens, philosophes, poëtes,

Et grands hommes d'Etat formés par les gazettes;
Sachant tout, lisant tout, prompts à parler de tout,
Et qui contrediraient Voltaire sur le goût,
Montesquieu sur les lois, de Brogli sur la guerre,
Ou la jeune d'Egmont sur le talent de plaire.

Voyez-les s'emporter sur les moindres sujets,
Sans cesse répliquant, sans répondre jamais :
« Je ne céderais pas au prix d'une couronne....
Je sens.... le sentiment ne consulte personne....
« Et le roi serait là.... je verrais là le feu....
« Messieurs, la vérité mise une fois en jeu,

<< Doit-il nous importer de plaire ou de déplaire?... »

C'est bien dit; mais pourquoi cette rigueur austère?
Hélas! c'est pour juger de quelques nouveaux airs,
Ou des deux Poinsinet lequel fait mieux des vers.

Auriez-vous par hasard connu feu monsieur d'Aube',
Qu'une ardeur de dispute éveillait avant l'aube?
Contiez-vous un combat de votre régiment,

Il savait mieux que vous, où, contre qui, comment.
Vous seul en auriez eu toute la renommée,
N'importe, il vous citait ses lettres de l'armée;
Et, Richelieu présent, il aurait raconté
Ou Gênes défendue, ou Mahon emporté.
D'ailleurs homme de sens, d'esprit, et de mérite;
Mais son meilleur ami redoutait sa visite.
L'un, bientôt rebuté d'une vaine clameur,
Gardait en l'écoutant un silence d'humeur.
J'en ai vu, dans le feu d'une dispute aigrie,
Prêts à l'injurier, le quitter de furie;
Et, rejetant la porte à son double battant,
Ouvrir leur colère un champ libre en sortant.
Ses neveux, qu'à sa suite attachait l'espérance,
Avaient vu dérouter toute leur complaisance.
Un voisin asthmatique, en l'embrassant un soir,
Lui dit Mon médecin me défend de vous voir. »
Et parmi cent vertus cette unique faiblesse
Dans un triste abandon réduisit sa vieillesse.
Au sortir d'un sermon, la fièvre le saisit,
Las d'avoir écouté sans avoir contredit;

1. Oui, je l'ai connu; il était précisément tel que le dépeint M. de Rulhières, auteur de cette épître. Ce fut sa rage de disputer contre tout venant sur les plus petites choses, qui lui fit ôter l'intendance dont il était revêtu.

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