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Mais presque tout consiste au mépris de la vie ;
Et de servir son roi la glorieuse envie,

L'espérance, l'exemple, un je ne sais quel prix,
L'horreur du mépris même inspire ce mépris.
Mais avoir à braver le sourire ou les larmes
D'une solliciteuse aimable et sous les armes!
Tout sensible, tout homme enfin que vous soyez,
Sans oser être ému, la voir presque à vos pieds!
Jusqu'à la cruauté pousser le stoïcisme!

Je ne me sens point fait pour un tel héroïsme.
De tous nos magistrats la vertu me confond,
Et je ne conçois pas comment ces messieurs font.
Ma vertu donc se borne au mépris des richesses;
A chanter des héros de toutes les espèces;
A sauver, s'il se peut, par mes travaux constans
Et leurs noms et le mien des injures du temps.
Infortuné ! je touche à mon cinquième lustre,
Sans avoir publié rien qui me rende illustre :
On m'ignore ; et je rampe encore à l'âge heureux
Où Corneille et Racine étoient déjà fameux.

M. BALIVEAU.

Quelle étrange manie! eh! dis-moi, misérable!
A de si grands esprits te crois-tu comparable?
Et ne sais-tu pas bien qu'au métier que tu fais,
Il faut ou les atteindre, ou ramper à jamais?

DAMIS.

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Eh bien! voyons le rang que le destin m'apprête : Il ne couronne point ceux que la crainte arrête. Ces maîtres même avoient les leurs en débutant; Et tout le monde alors put leur en dire autant.

M. BALIVEAU.

Mais les beautés de l'art ne sont pas infinies.
Tu m'avoueras du moins que ces rares génies,

Outre le don qui fut leur principal appui, Moissonnoient à leur aise où l'on glane aujourd'hui.

DAMIS.

Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu'on pense.
Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont faits d'avance;
Mais le remède est simple: il faut faire comme eux;
Il nous ont dérobé, dérobons nos neveux;

Et tarissant la source où puise un beau délire,
A tous nos successeurs ne laissons rien à dire.
Un démon triomphant m'élève à cet emploi:
Malheur aux écrivains qui viendront après moi!

M. BALIVEAU.

Va! malheur à toi-même, ingrat! cours à ta perte:
A qui veut s'égarer la carrière est ouverte.
Indigne du bonheur qui t'étoit préparé,
Rentre dans le néant dont je t'avois tiré.

Mais ne crois pas que, prêt à remplir ma vengeance,
Ton châtiment se borne à la seule indigence.

Cette soif de briller, où se fixent tes voeux,
S'éteindra, mais trop tard, dans des dégoûts affreux.
Va subir du public les jugemens fantasques,
D'une cabale aveugle essuyer les bourrasques,
Chercher en vain quelqu'un d'humeur à t'admirer,
Et trouver tout le monde actif à censurer.

Va des auteurs sans nom grossir la foule obscure,
Egayer la satire, et servir de pâture

A je ne sais quel tas de brouillons affamés,
Dont les ecrits mordans sur les quais sont semés.
Déjà dans les cafés tes projets se répandent.
Le parodiste oisif et les foraius t'attendent.
Vas, après t'être vu sur leur scène avili,
De l'opprobre avec eux retomber dans l'oubli.

DAMIS.

Que peut, contre le roc, une vague animée?
Hercule a-t-il péri sous l'effort du Pygmée?
L'Olympe voit en paix fumer le mont Etna.
Zoïle contre Homère en vain se déchaîna;
Et la palme du Cid, malgré la même audace,
Croît et s'élève encore au sommet du Parnasse.

M. BALIVEAU.

Jamais l'extravagance alla-t-elle plus loin?
Eh bien! tu braveras la honte et le besoin.
Je veux que ton esprit n'en soit que plus rebelle,
Et qu'aux siècles futurs ta sottise en appelle ;
Que, de ton vivant même, on admire tes vers:
Tremble, et vois sous tes pas mille abîmes ouverts!
L'impudence d'autrui va devenir ton crime.
On mettra sur ton compte un libelle anonyme.
Poursuivi, condamné, proscrit sur ces rumeurs,
A qui veux-tu qu'un homme en appelle?

DAMIS.

M. BALIVEAU.

3

A ses mœurs.

A ses mœurs? Et le monde, en ces sortes d'orages, Est-il instruit des mœurs, ainsi que des ouvrages?

DAMIS.

Oui. De mes moeurs bientôt j'instruirai tout Paris.

M. BALIVEAU.

Eh comment, s'il vous plaît?

DAMIS.

Comment? par mes écrits.

Je veux que la vertu, plus que l'esprit, y brille.
La mère en prescrira la lecture à sa fille;

Et j'ai, grâce à vos soins, le cœur fait de façon
A monter aisément ma lyre sur ce ton.

18e siècle.

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74

Sur la scène aujourd'hui mon coup d'essai l'annonce;
Je suis un malheureux, mon oncle me enonce.
Je me tais. Mais l'erreur est sujette au retour.
J'espère triompher avant la fin du jour :
Et peut-être la chance alors tournera-t-elle.

M. BALIVEAU.

Quoi! vous seriez l'auteur de la pièce nouvelle,
Que ce soir aux François l'on doit représenter?

DAMIS.

Soyez donc le premier à m'en féliciter.

M. BALIVEAU.

Puisque vous le voulez, je vous en félicite.

DAMIS.

J'en augure une heureuse et pleine réussite.

M. BALIVEAU.

Cependant, gardez-vous de dire à Francaleu
Que de son bon ami vous soyez le neveu.

DAMIS.

Tout comme il vous plaira : mais je vois avec peine Que vous ne vouliez pas que je vous appartienne.

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Daignant de même entrer dans l'esprit qui m'anime, Laissez-moi quelque temps jouir de l'anonyme,

Pour goûter du succès les plaisirs plus entiers,
Et m'entendre louer sans rougir.

M. BALIVEAU.

Volontiers.

( à part.)

A demain, scélérat! Si jamais tu rimailles, Ce ne sera, morbleu! qu'entre quatre murailles. (Il rentre dans l'intérieur de la maison.)

SCENE VIII.

DAMIS.

Il ne veut m'avouer qu'après l'événement.
Nous nous sommes ici rencontrés plaisamment.
La scène est théâtrale, unique, inopinée...
Je voudrois, pour beaucoup, l'avoir imaginée.
Mon succès seroit sûr... Du moins profitons-en,
Et songeons à la coudre à quelque nouveau plan.
(Il cherche ses tablettes.)
J'en ai plusieurs.Voyons... Où sont donc mes tablettes?
La perte, pour le coup, seroit des plus complètes.
Tout à l'heure, à la main, je les avois encor.
Ah! je suis ruiné ! J'ai perdu mou trésor!
Nombre de canevas, deux pièces commencées,
Caractères, portraits, maximes et pensées,
Dont la plus triviale, en vers alexandrins,
Au bout d'une tirade, eût fait battre des mains.
Que j'ai regret surtout à mon épithalame!

Hélas! ma muse, au gré de l'espoir qui m'enflamme,
Dans un premier transport venoit de l'ébaucher :
Deux fois du même enfant pourra-t-elle accoucher?

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