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LE DUEL.

Qu'Y A-T-IL de commun entre la gloire d'égorger un homme et le témoignage d'une âme droite? Et quelle prise peut avoir la vaine opinion d'autrui sur l'honneur véritable, dont toutes les racines sont au fond du coeur? Quoi! les vertus qu'on a réellement périssent-elles sous les mensonges d'un calomniateur? et l'honneur du sage seroit-il à la merci du premier brutal qu'il peut rencontrer? Me direz-vous qu'un duel témoigne qu'on a du cœur, et que cela suffit pour effacer la honte ou le reproche de tous les autres vices? Je vous demanderai quel honneur peut dicter une pareille décision, et quelle raison peut la justifier? A ce compte, un fripon n'a qu'à se battre pour cesser d'être un fripon; les discours d'un menteur deviennent des vérités sitôt qu'ils sont soutenus à la pointe de l'épée ; et si l'on vous accusoit d'avoir tué un homme, vous en iriez tuer un second pour prouver que cela n'est pas vrai. Ainsi, vertu, vice, honneur, infamie, vérité, mensonge, tout peut tirer sou être de l'événement d'un combat: une salle d'armes est le siége de toute justice; il n'y a d'autre droit que la force, d'autre raison que le meurtre; toute la réparation due à ceux qu'on outrage est de les tuer, et toute offense est également bien lavée dans le sang de l'offenseur ou de Poffensé. Dites, si les loups savoient raisonner, au

roient-ils d'autres maximes? Jugez vous-même, par le cas où vous êtes, si j'exagère leur absurdité. De quoi s'agit-il ici pour vous? d'un démenti reçu dans une occasion où vous mentiez en effet. Pensez-vous donc tuer la vérité avec celui que vous voulez punir de l'avoir dite? Songez-vous qu'en vous soumettant au sort d'un duel vous appelez le ciel en témoignage d'une fausseté, et que vous osez dire à l'arbitre des combats : Viens soutenir la cause injuste et faire triompher le mensonge? Ce blasphême n'a-t-il rien qui vous épouvante? Cette absurdité n'a-t-elle rien qui vous révolte? Eh Dieu! quel est ce misérable honneur qui ne craint pas le vice, mais le reproche, et qui ne vous permet pas d'endurer d'un autre un démenti reçu d'avance de votre propre cœur!

Cherchez si l'on vit un seul appel sur la terre quand elle étoit couverte de héros. Les plus vaillans hommes de l'antiquité songèrent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats particuliers? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César pour tant d'affronts réciproques? Et le plus grand capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour s'être laissé menacer du bâton? D'autres temps, d'autres mœurs, je le sais ; mais n'y en a-t-il que de bonnes ? Et n'oseroit-on s'enquérir si les mœurs d'un temps sont celles qu'exige le solide honneur? Non, cet honneur n'est point variable; il ne dépend ni des temps, ni des lieux, ni des préjugés; il ne peut ni passer ni renaître; il a sa source éternelle dans le cœur de l'homme juste et dans la règle inaltérable de ses devoirs. Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n'ont point connu le duel, je dis qu'il n'est pas une institution de l'honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa féroce origine. Reste à savoir

si, quand il s'agit de sa vie ou de celle d'autrui, l'ho nête homme se règle sur la mode, et s'il n'y a pas alors plus de vrai courage à la braver qu'à la suivre. Que feroit, à votre avis, celui qui s'y veut asservir dans des lieux où règne un usage contraire? A Messine ou à Naples, il iroit attendre son homme au coin d'une rue, et le poiguarder par derrière. Cela s'appelle être brave en ce pays-là; et l'honneur n'y consiste pas à se faire tuer par son ennemi, mais à le tuer lui-même.

Gardez-vous donc de confondre le nom sacré de l'honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes les vertus à la pointe d'une épée, et n'est propre qu'à faire de braves scélérats. Que cette méthode puisse fournir, si l'on veut, un supplément à la probité : partout où la probité règne, son supplément n'est-il pas inutile ? Et que peuser de celui qui s'expose à la mort pour s'exempter d'être honnête homme? Ne voyez-vous pas que les crimes, que la honte et l'honneur n'ont point empêché sont couverts et multipliés par la fausse honte et la crainte du blame? C'est elle qui rend l'homme hypocrite et menteur; c'est elle qui lui fait verser le sang d'un ami pour un mot indiscret qu'il devroit oublier, pour un reproche mérité qu'il ne peut souffrir.

Rentrez donc en vous-même, et considérez s'il vous est permis d'attaquer de propos délibéré la vie d'un homme, et d'exposer la vôtre pour satisfaire une barbare et dangereuse fantaisie qui n'a nul fondement raisonnable, et si le triste souvenir du sang versé dans une pareille occasion peut crier vengeance au fond du coeur de celui qui l'a fait couler. Connoissez-vous aucun crime égal à l'homicide volontaire? Et si la base de toutes les vertus est l'humanité, que penserousnous de l'homme sanguinaire et dépravé qui l'ose attaquer dans la vie de son semblable? O mon ami! si 18e siècle.

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vous aimez sincèrement la vertu, apprenez à la servir à sa mode, et nou à la mode des hommes. Je veux qu'il en puisse résulter quelque inconvénient: ce mot de vertu n'est-il donc pour vous qu'un vain nom? Et ne serez-vous vertueux que quand il n'en coûtera rien de l'être?

Mais, quels sont au fond ces inconvéniens? Les murmures des gens oisifs, des méchans qui cherchent à s'amuser des malheurs d'autrui, et voudroient avoir toujours quelque histoire nouvelle à raconter. Voilà vraiment un grand motif pour s'entr'égorger! Si le philosophe et le sage se règlent dans les plus grandes affaires de la vie sur les discours insensés de la multi

tude, que sert, tout cet appareil d'études pour n'être au fond qu'un homme vulgaire ? Vous n'osez donc sacrifier le ressentiment au devoir, à l'estime, à l'amitié, de peur qu'on ne vous accuse de craindre la mort ! Pesez les choses, et vous trouverez bien plus de lâcheté dans la crainte de ce reproche, que dans celle de la mort même.

Quand il seroit vrai qu'on se fait mépriser en refu¬ sant de se battre, quel mépris est le plus à craindre, celui des autres en faisant bien, ou le sien propre en faisant mal? Croyez-moi, celui qui s'estime véritablement lui-même est peu sensible à l'injuste mépris d'autrui, et ne craint que d'en être digue; car le bon et l'honnête ne dépendent point du jugement des hommes, mais de la nature des choses; et quand toute la terre approuveroit l'action que vous allez faire, n'en seroit pas moins honteuse; mais il est faux qu'à s'en abstenir par vertu l'on se fasse mépriser. L'homme droit, dont toute la vie est sans tache et qui ne donna jamais aucun signe de lâcheté, refusera de souiller sa main d'un homicide, et n'en sera que plus honoré.

elle

Toujours prêt à servir la patrie, à protéger le foible, à remplir les devoirs les plus dangereux, et à défendre, en toute rencontre juste et honnête, ce qui lui est cher au prix de son sang, il met dans ses démarches cette inébranlable fermeté qu'on n'a point sans le vrai courage. Dans la sécurité de sa conscience, il marche la tête levée, il ne fuit ni ne cherche son ennemi; on voit aisément qu'il craint moins de mourir que de mal faire, et qu'il redoute le crime et non le péril. Si les vils préjugés s'élèvent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de témoins qui les récusent, et, dans une conduite si bien liée, on juge d'une action sur toutes les autres.

Mais savez-vous ce qui rend cette modération si pénible à un homme ordinaire ? C'est la difficulté de la soutenir dignement; c'est la nécessité de ne commettre ensuite aucune action blâmable: car si la crainte de mal faire ne le retient pas dans ce dernier cas, pourquoi l'auroit-elle retenu dans l'autre où l'on peut supposer un motif plus naturel? On voit bien alors que ce refus ne vient pas de vertu, mais de lâcheté, et l'on se moque, avec raison, d'un scrupule qui ne vient que dans le péril. N'avez-vous point remarqué que les hommes si ombrageux et si prompts à provoquer les autres, sont, pour la plupart, de très-malhonnêtes gens qui, de peur qu'on n'ose leur montrer ouvertement le mépris qu'on a pour eux, s'efforcent de couvrir de quelques affaires d'honneur l'infamie de leur vie entière. Laissez battre tous ces gens-là; rien n'est moins honorable que cet houneur dont ils font si grand bruit ; ce n'est qu'une mode insensée, une fausse imitation de vertu qui se pare des plus grands crimes. L'honneur de l'homme de bien n'est point au pouvoir d'un autre ; il est en lui-même et non dans l'opinion du peuple ; il

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