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par cet escalier, transporté de colère, et laissai cet homme si riche dans son hôpital. Adieu, mon cher Usbek,

Rica à Usbek.

JE passois l'autre jour sur le Pont Neuf avec un de mes amis; il rencontra un homme de sa connoissance qu'il me dit être un géomètre, et il n'y avoit rien qui n'y parût, car il étoit dans une rêverie profonde; il fallut que mon ami le tirât long-temps par la manche, et le secouât pour le faire descendre jusqu'à lui, tant il étoit occupé d'une courbe qui le tourmentoit peutêtre depuis plus de huit jours. Ils se firent tous deux beaucoup d'honnêtetés, et s'apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les menèrent jusque sur la porte d'un café, où j'entrai avec eux.

Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout, le monde avec empressement, et que les garçons du café en faisoient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étoient dans un coin. Pour lui, il parut qu'il se trouvoit dans un lieu agréable, car il dérida un peu son visage, et se mit à rire comme s'il n'avoit pas eu la moindre teinture de géométrie.

Cependant son esprit régulier toisoit tout ce qui se disoit dans la conversation. Il ressembloit à celui qui, dans un jardin, coupoit avec son épée la tête des fleurs qui s'élevoient au-dessus des autres. Martyr de sa justesse, il étoit offensé d'une saillie, comme une vue délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien pour lui n'étoit indifférent pourvu qu'il fût vrai. Aussi sa conversation étoit-elle singulière. Il étoit arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avoit vu un châ18e siècle.

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teau superbe et des jardins magnifiques; et il n'avoit vu, lui, qu'on bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large, et un bosquet barlong de dix arp ns: il auroit fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées, que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur; et il auroit donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d'un cadran qu'il y avoit démêlé, d'une structure fort singulière; et il s'échauffa fort contre un savant qui étoit auprès de moi, qui malheureusement lui demanda si ce cadran marquoit les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du château de Fontarabie, et il nous donna soudain les propriétés de la ligne que les bombes avoient décrite en l'air; et, charmé de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès. Un homme se plaignoit d'avoir été ruiné l'hiver d'auparavant par une inondation. Ce que vous me dites là m'est fort agréable, dit alors le géomètre; je vois que je ne me suis pas trompé dans l'observation que j'ai faite, et qu'il est au moins tombé sur la terre deux pouces d'eau plus que l'année passée.

Un moment après il sortit, et nous le suivîmes. Comme il alloit assez vite, et qu'il négligeoit de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme; ils se choquèrent rudement, et de ce coup ils rejaillirent chacun de leur côté en raisou réciproque de leur vitesse et de leurs masses. Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre : Je suis bien aise que vous m'ayez heurté, car j'ai une grande nouvelle à vous apprendre : je viens de donner mon Horace au public. Comment! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu'il y est. Vous ne m'entendez

pas, reprit l'autre, c'est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour. Il y a vingt ans que je n'occupe à faire des traductions.

Quoi! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas! vous parlez pour les autres, et iis pensent pour vous. Monsieur, dit le savant, croyezvous que je n'aie pas rendu un grand service au public de lui rendre la lecture des bons auteurs familière? Je ne dis pas tout-à-fait cela ; j'estime autant qu'un autre les sublimes génies que vous travestissez mais vous ne leur ressemblerez point; car, si vous traduisez toujours on ne vous traduira jamais.

Les traductions sont comme ces monnoies de cuivre qui ont bien la même valeur qu'une pièce d'or, et même sont d'un plus grand usage pour le peuple; mais elles sont toujours foibles et d'un mauvais aloi.

Vous voulez, dites-vous, faire, renaître parmi nous ces illustres morts; et j'avoue que vous leur donnez bien un corps, mais vous ne leur rendez pas la vie; il y manque toujours un esprit pour les animer.

Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités qu'un calcul facile nous fait découvrir tous les jours? Après ce petit conseil, ils se séparèrent, je crois, très-mécontens l'un de l'autre.

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Rica à ***.

Je te parlerai dans cette lettre d'une certaine nation qu'on appelle les Nouvellistes, qui s'assemblent dans un jardin magnifique où leur oisiveté est toujours occupée. Ils sont très-inutiles à l'Etat, et leurs discours de cinquante ans n'ont pas un effet différent de celui

qu'auroit pu produire un silence aussi long; cependant ils se croient considérables, parce qu'ils s'entretiennent de projets magnifiques et traitent de grands intérêts.

La base de leurs conversations est une curiosité frivole et ridicule; il n'y a point de cabinet si mystétieux qu'ils ne prétendent pénétrer; ils ne sauroient consentir à ignorer quelque chose; ils savent combien notre auguste sultan a de femmes, combien il fait d'enfans toutes les années; et, quoiqu'ils ne fassent aucune dépense en espions, ils sont instruits des mesures qu'il prend pour humilier l'empereur des Turcs et celui des Mogols.

A peine ont-ils épuisé le présent, qu'ils se précipitent dans l'avenir; et, marchant au-devant de la Providence, ils la préviennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main; et, après l'avoir loué de mille sottises qu'il n'a pas faites, ils lui en préparent mille autres qu'il ne fera pas.

Ils font voler les armées comme les grues, et tomber les murailles comme des cartons; ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes les montagues, des magasins immenses dans les sables. brûlans il ne leur manque que le bon sens.

DESCRIPTION DU VALAIS

ET

DE SES HABITANS.

JE gravissois lentement et à pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j'avois pris pour être mon guide, et dans lequel, durant toute la route, j'ai trouvé plutôt un ami qu'un mercenaire. Je voulois rêver, et j'en étois toujours détourné par quelque spectacle inattendu : tantôt d'immenses roches pendoient en ruines au-dessus de ma tête; tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondoient de leur épais brouillard; tantôt un torrent éternel ouvroit à mes côtés un abîme dont les yeux n'osoient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdois dans l'obscurité d'un bois touffu. Quelquefois en sortant d'un gouffre une agréable prairie réjouissoit tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montroit partout la main des hommes où l'on eût cru qu'ils n'avoient jamais pénétré ; à côté d'une caverne on trouvoit des maisons; on voyoit des pampres secs où l'on n'eût cherché que des rences, des vignes dans des terres éboulées, d'excellens fruits sur des rochers et des champs dans des précipices.

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