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Pélée percé de coups par la main de Zamore, expirant à la fleur de l'âge, perdant à la fois une épouse adorée et le commandement d'un vaste empire, voici l'arrêt qu'il prononce sur son rival et son meurtrier, triomphe éclatant de la religion et de l'exemple paternel sur un fils chrétien:

(A Alvarez.)

Le ciel qui veut ma mort et qui l'a suspendue,
Mon père, en ce moment m'amène à votre vue.
Mon âme fugitive et prête à me quitter

S'arrête devant vous... mais pour vous imiter.

Je meurs; le voile tombe, un nouveau jour m'éclaire :
Je ne me suis connu qu'au bout de ma carrière.
J'ai fait, jusqu'au moment qui me plonge au cercueil,
Gémir l'humanité du poids de mon orgueil.

Le ciel venge la terre : il est juste, et ma vie
Ne peut payer le sang dont ma main s'est rougie.
Le bonheur m'aveugla, la mort m'a détrompé;
Je pardonne à la main par qui Dieu m'a frappé :
J'étais maître en ces lieux, seul j'y commande encore,
Seul je puis faire grâce, et la fais à Zamore.
Vis, superbe ennemi; sois libre, et te souvien
Quel fut et le devoir et la mort d'un chrétien.

(4 Montèze, qui se jette à ses pieds.)
Montèze, Américains, qui fûtes mes victimes,
Songez que ma clémence a surpassé mes crimes;
Instruisez l'Amérique, apprenez à ses rois

Que les chrétiens sont nés pour leur donner des lois.

(A Zamore.)

Des dieux que nous servons connais la différence :
Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance,
Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.

A quelle religion appartiennent cette morale et cette mort? Il règne ici un idéal de vérité au-des

GÉNIE DU CHRIST. T. II.

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sus de tout idéal poétique. Quand nous disons un idéal de vérité, ce n'est point une exagération; on que ces vers:

sait

Des dieux que nous servons connais la différence, etc.

sont les paroles mêmes de François de Guise 1. Quant au reste de la tirade, c'est la substance de la morale évangélique :

Je ne me suis connu qu'au bout de ma carrière.

J'ai fait, jusqu'au moment qui me plonge au cercueil,
Gémir l'humanité du poids de mon orgueil.

Un trait seul n'est pas chrétien dans ce mor

ceau :

Instruisez l'Amérique, apprenez à ses rois

Que les chrétiens sont nés pour leur donner des lois.

Le poëte a voulu faire reparoître ici la nature et le caractère orgueilleux de Guzman : l'intention dramatique est heureuse; mais, prise comme beauté absolue, le sentiment exprimé dans ce vers est bien petit, au milieu des hauts sentiments dont il est environné! Telle se montre toujours la pure nature auprès de la nature chrétienne. Voltaire est

1On ignore assez généralement que Voltaire ne s'est servi des paroles de François de Guise qu'en les empruntant d'un autre poëte; Rowe en avoit fait usage avant lui dans son Tamerlan, et l'auteur d'Alzire s'est contenté de traduire mot pour mot le tragique anglois :

Now learn the difference, 'wixt thy faith and mine..

Thine bids thee lift thy dagger to my throat;

Mine can forgive the wrong, and bid thee live.

bien ingrat d'avoir calomnié un culte qui lui a fourni ses plus beaux titres à l'immortalité. Il auroit toujours dû se rappeler ce vers, qu'il avoit fait, sans doute, par un mouvement involontaire d'admiration:

Quoi donc! les vrais chrétiens auraient tant de vertu!

Ajoutons tant de génie.

CHAPITRE VIII.

LA FILLE.

IPHIGÉNIE.

Iphigénie et Zaïre offrent, pour le caractère de la fille, un parallèle intéressant. L'une et l'autre, sous le joug de l'autorité paternelle, se dévouent à la religion de leur pays. Agamemnon, il est vrai, exige d'Iphigénie le double sacrifice de son amour et de sa vie, et Lusignan ne demande à Zaïre que d'oublier son amour; mais pour une femme passionnée, vivre, et renoncer à l'objet de ses vœux, c'est peut-être une condition plus douloureuse que la mort. Les deux situations peuvent donc se balancer, quant à l'intérêt naturel: voyons s'il en est ainsi de l'intérêt religieux.

Agamemnon, en obéissant aux dieux, ne fait, après tout, qu'immoler sa fille à son ambition. Pourquoi la jeune Grecque se dévoueroit-elle à

Neptune? N'est-ce pas un tyran qu'elle doit détester? Le spectateur prend parti pour Iphigénie contre le ciel. La pitié et la terreur s'appuient donc uniquement, dans cette situation, sur l'intérêt naturel; et si vous pouviez retrancher la religion de la pièce, il est évident que l'effet théâtral resteroit le même.

Mais dans Zaïre, si vous touchez à la religion, tout est détruit. Jésus-Christ n'a pas soif de sang; il ne veut pas le sacrifice d'une passion. A-t-il le droit de le demander, ce sacrifice? Eh! qui pourroit en douter? N'est-ce pas pour racheter Zaïre qu'il a été attaché à une croix, qu'il a supporté l'insulte, les dédains et les injustices des hommes, qu'il a bu jusqu'à la lie le calice d'amertume? Et Zaïre iroit donner son cœur et sa main à ceux qui ont persécuté ce Dieu charitable! à ceux qui tous les jours immolent les chrétiens! à ceux qui retiennent dans les fers ce successeur de Bouillon, ce défenseur de la foi, ce père de Zaïre! Certes, la religion n'est pas inutile ici; et qui la supprimeroit anéantiroit la pièce.

Au reste, il nous semble que Zaïre, comme tragédie, est encore plus intéressante qu'Iphigénie, pour une raison que nous essaierons de développer. Ceci nous oblige de remonter au principe

de l'art.

Il est certain qu'on ne doit élever sur le cothurne que les personnages pris dans les hauts rangs de la société. Cela tient à de certaines convenances, les beaux-arts, d'accord avec le cœur humain,

que

savent découvrir. Le tableau des infortunes que nous éprouvons nous-mêmes nous afflige sans nous instruire. Nous n'avons pas besoin d'aller au spectacle pour y apprendre les secrets de notre famille; la fiction ne peut nous plaire, quand la triste réalité habite sous notre toit. Aucune morale ne se rattache, d'ailleurs, à une pareille imitation: bien au contraire; car, en voyant le tableau de notre état, ou nous tombons dans le désespoir, ou nous envions un état qui n'est pas le nôtre. Conduisez le peuple au théâtre ce ne sont pas des hommes sous le chaume; et des représentations de sa propre indigence qu'il lui faut : il vous demande des grands sur la pourpre; son oreille veut être remplie de noms éclatants, et son œil occupé de malheurs de rois.

La morale, la curiosité, la noblesse de l'art, la pureté du goût, et peut-être la nature envieuse de l'homme, obligent donc de prendre les acteurs de la tragédie dans une condition élevée. Mais si la personne doit être distinguée, sa douleur doit être commune, c'est-à-dire d'une nature à être sentie de tous. Or, c'est en ceci que Zaïre nous paroît plus touchante qu'Iphigénie.

Que la fille d'Agamemnon meure pour faire partir une flotte, le spectateur ne peut guère s'intéresser à ce motif. Mais la raison presse dans Zaïre, et chacun peut éprouver le combat d'une passion contre un devoir. De là dérive cette règle dramatique qu'il faut, autant que possible, fonder l'intérêt de la tragédie non sur une chose, mais sur un

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