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Ce qu'on remarque de plus frappant dans cet ouvrage, c'est le développement de l'esprit humain : on entre dans un nouvel ordre d'idées; on sent que ce n'est plus la première antiquité ou le bégaiement de l'homme qui se fait entendre.

Tertullien parle comme un moderne; ses motifs d'éloquence sont pris dans le cercle des vérités éternelles, et non dans les raisons de passion et de circonstance employées à la tribune romaine ou sur la place publique des Athéniens. Ces progrès du génie philosophique sont évidemment le fruit de notre religion. Sans le renversement des faux dieux et l'établissement du vrai culte, l'homme auroit vieilli dans une enfance interminable; car étant toujours dans l'erreur par rapport au premier principe, ses autres notions se fussent plus ou moins ressenties du vice fondamental.

Les autres traités de Tertullien, en particulier ceux de la Patience, des Spectacles, des Martyrs, des Ornements des femmes, et de la Résurrection de la chair, sont semés d'une foule de beaux traits. « Je ne sais (dit l'orateur en reprochant le luxe aux femmes chrétiennes), je ne sais si des mains accoutumées aux bracelets pourront supporter le poids des chaînes; si des pieds, ornés de bandelettes, s'accoutumeront à la douleur des entraves. Je crains bien qu'une tête couverte de réseaux de perles et de diamants ne laisse aucune place à l'épée 1. »

Locum spathæ non det. On peut traduire, ne plie sous l'épée. J'ai préféré l'autre sens comme plus littéral et plus énergique. Spatha, emprunté du grec, est l'étymologie de notre mot épée,

Ces paroles, adressées à des femmes qu'on conduisoit tous les jours à l'échafaud, étincellent de courage et de foi.

Nous regrettons de ne pouvoir citer tout entière l'épître aux Martyrs, devenue plus intéressante pour nous depuis la persécution de Robespierre: «Illustres confesseurs de Jésus-Christ, s'écrie Tertullien, un chrétien trouve dans la prison les mêmes délices que les prophètes trouvoient au désert......... Ne l'appelez plus un cachot, mais une solitude. Quand l'âme est dans le ciel le corps ne sent point la pesanteur des chaînes; elle emporte avec soi tout l'homme! >>

Ce dernier trait est sublime.

C'est du prêtre de Carthage que Bossuet a emprunté ce passage si terrible et si admiré : « Notre chair change bientôt de nature, notre corps prend un autre nom; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas long-temps; il devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue1; tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprime ses malheureux restes ! »

Tertullien étoit fort savant, bien qu'il s'accuse d'ignorance, et l'on trouve dans ses écrits des détails sur la vie privée des Romains qu'on chercheroit vainement ailleurs. De fréquents barbarismes, une latinité africaine, déshonorent les ouvrages de

1 Orais. fun. de la duch. d'Orl.

ce grand orateur. Il tombe souvent dans la déclamation, et son goût n'est jamais sûr. « Le style de Tertullien est de fer, disoit Balzac, mais avouons qu'avec ce fer il a forgé d'excellentes armes. »

Selon Lactance, surnommé le Cicéron chrétien, saint Cyprien est le premier Père éloquent de l'Église latine. Mais saint Cyprien imite presque partout Tertullien, en affoiblissant également les défauts et les beautés de son modèle. C'est le jugement de La Harpe, dont il faut toujours citer l'autorité en critique.

Parmi les Pères de l'Église grecque deux seuls sont très éloquents, saint Chrysostome et saint Basile. Les homélies du premier sur la Mort et sur la Disgrace d'Eutrope sont des chefs-d'œuvre 1. La diction de saint Chrysostome est pure, mais laborieuse; il fatigue son style à la manière d'Isocrate: aussi Libanius lui destinoit-il sa chaire de rhétorique avant que le jeune orateur fût devenu chrétien.

Avec plus de simplicité, saint Basile a moins d'élévation que saint Chrysostome. Il se tient presque toujours dans le ton mystique, et dans la paraphrase de l'Écriture 2.

Saint Grégoire de Nazianze3, surnommé le Théologien, outre ses ouvrages en prose, nous a laissé quelques poëmes sur les mystères du christianisme. « Il étoit toujours en sa solitude d'Arianze, dans

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Voyez la note Q, à la fin du volume.

• On a de lui une lettre fameuse sur la solitude, c'est la pre

mière de ses épîtres; elle a servi de fondement à sa règle.

3 Il avoit un fils du même nom et de la même sainteté que lui.

son pays natal, dit Fleury: un jardin, une fontaine, des arbres qui lui donnoient du couvert, faisoient toutes ses délices. Il jeûnoit, il prioit avec abondance de larmes... Ces saintes poésies furent les occupations de saint Grégoire dans sa dernière retraite. Il y fait l'histoire de sa vie et de ses souffrances... Il prie, il enseigne, il explique les mystères, et donne des règles pour les mœurs.... II vouloit donner à ceux qui aiment la poésie et la musique des sujets utiles pour se divertir, et ne pas laisser aux païens l'avantage de croire qu'ils fussent les seuls qui pussent réussir dans les belles lettres1. »

Enfin, celui qu'on appeloit le dernier des Pères avant que Bossuet eût paru, saint Bernard, joint à beaucoup d'esprit une grande doctrine. Il réussit surtout à peindre les mœurs; et il avoit reçu quelque chose du génie de Théophraste et de La Bruyère.

« L'orgueilleux, dit-il, a le verbe haut et le silence boudeur; il est dissolu dans la joie, furieux dans la tristesse, déshonnête au dedans, honnête au dehors; il est roide dans sa démarche, aigre dans ses réponses, toujours fort pour attaquer, toujours foible pour se défendre; il cède de mauvaise grâce, il importune pour obtenir; il ne fait pas ce qu'il peut et ce qu'il doit faire; mais il est prêt à faire ce qu'il ne doit pas et ce qu'il ne peut pas 2. »

N'oublions pas cette espèce de phénomène du treizième siècle, le livre de l'Imitation de JésusChrist. Comment un moine, renfermé dans son

FLEURY, Hist. Eccl., tom. Iv, liv. xix, pag. 557, chap. IX.
De Mor., lib. xxxiv, cap. xvi.

cloître, a-t-il trouvé cette mesure d'expression, a-t-il acquis cette fine connoissance de l'homme au milieu d'un siècle où les passions étoient grossières, et le goût plus grossier encore? Qui lui avoit révélé, dans sa solitude, ces mystères du cœur et de l'éloquence? Un seul maître Christ.

Jésus

CHAPITRE III.

MASSILLON.

Si nous franchissons maintenant plusieurs siècles, nous arriverons à des orateurs dont les seuls noms embarrassent beaucoup certaines gens; car ils sentent que des sophismes ne suffisent pas pour détruire l'autorité qu'emportent avec eux Bossuet, Fénelon, Massillon, Bourdaloue, Fléchier, Mascaron, l'abbé Poulle.

Il nous est dur de courir rapidement sur tant de richesses, et de ne pouvoir nous arrêter à chacun de ces orateurs. Mais comment choisir au milieu de ces trésors? Comment citer au lecteur des choses qui lui soient inconnues? Ne grossirionsnous pas trop ces pages en les chargeant de ces illustres preuves de la beauté du christianisme? Nous n'emploierons donc pas toutes nos armes ; nous n'abuserons pas de nos avantages, de peur de jeter, en pressant trop l'évidence, les ennemis

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