Page images
PDF
EPUB

lent les grands fleuves (si nous pouvons employer cette image) ils amènent longuement de leur source un flot qui grossit sans cesse; leurs détours sont larges dans les plaines; ils embrassent de leurs orbes immenses les cités et les forêts, et portent à l'Océan agrandi des eaux capables de combler ses gouffres.

CHAPITRE IV.

pourquoi les FRANÇOIS N'ONT QUE DES MÉMOIRES.

Autre question qui regarde entièrement les François pourquoi n'avons-nous que des mémoires au lieu d'histoire, et pourquoi ces mémoires sont-ils pour la plupart excellents?

Le François a été dans tous les temps, même lorsqu'il étoit barbare, vain, léger et sociable. Il réfléchit peu sur l'ensemble des objets; mais il observe curieusement les détails, et son coup d'œil est prompt, sûr et délié : il faut toujours qu'il soit en scène, et il ne peut consentir, même comme historien, à disparoître tout-à-fait. Les mémoires lui laissent la liberté de se livrer à son génie. Là, sans quitter le théâtre, il rapporte ses observations, toujours fines et quelquefois profondes. Il aime à dire : J'étois là, le roi me dit... J'appris du prince... Je conseillai, je prévis le bien, le mal. Son amour-propre se satisfait ainsi; il étale son esprit devant le lecteur; et le désir qu'il a de se

montrer penseur ingénieux le conduit souvent à bien penser. De plus, dans ce genre d'histoire, il n'est pas obligé de renoncer à ses passions, dont il se détache avec peine. Il s'enthousiasme pour telle ou telle cause, tel ou tel personnage; et, tantôt insultant le parti opposé, tantôt se raillant du sien, il exerce à la fois sa vengeance et sa malice.

Depuis le sire de Joinville jusqu'au cardinal de Retz, depuis les mémoires du temps de la Ligue jusqu'aux mémoires du temps de la Fronde, ce caractère se montre partout; il perce même jusque dans le grave Sully. Mais quand on veut transporter à l'histoire cet art des détails, les rapports changent; les petites nuances se perdent dans de grands tableaux, comme de légères rides sur la face de l'Océan. Contraints alors de généraliser nos observations, nous tombons dans l'esprit de système. D'une autre part, ne pouvant parler de nous à découvert, nous nous cachons derrière nos personnages. Dans la narration, nous devenons secs et minutieux, parce que nous causons mieux que nous ne racontons; dans les réflexions générales, nous sommes chétifs ou vulgaires, parce que nous ne connoissons bien que l'homme de notre société 1.

Nous savons qu'il y a des exceptions à tout cela, et que quelques écrivains françois se sont distingués comme historiens. Nous rendrons tout à l'heure justice à leur mérite, mais il nous semble qu'il seroit injuste de nous les opposer, et de faire des objections qui ne détruiroient pas un fait général. Si l'on en venoit là, quels jugements seroient vrais en critique? Les théories générales ne sont pas de la nature de l'homme; le vrai le plus pur a toujours

Enfin la vie privée des François est peu favorable au génie de l'histoire. Le repos de l'âme est nécessaire à quiconque veut écrire sagement sur les hommes or, nos gens de lettres, vivant la plupart sans famille, ou hors de leur famille, portant dans le monde des passions inquiètes et des jours misérablement consacrés à des succès d'amour-propre, sont, par leurs habitudes, en contradiction directe avec le sérieux de l'histoire. Cette coutume de mettre notre existence dans un cercle borne nécessairement notre vue et rétrécit nos idées. Trop occupés d'une nature de convention, la vraie nature nous échappe; nous ne raisonnons guère sur celle-ci qu'à force d'esprit et comme au hasard; et, quand nous rencontrons juste, c'est moins un fait d'expérience qu'une chose devinée.

Concluons donc que c'est au changement des affaires humaines, à un autre ordre de choses et de temps, à la difficulté de trouver des routes nouvelles en morale, en politique et en philosophie, que l'on doit attribuer le peu de succès des modernes en histoire; et, quant aux François, s'ils n'ont en général que de bons mémoires, c'est dans leur propre caractère qu'il faut chercher le motif de cette singularité.

On a voulu la rejeter sur des causes politiques: on a dit que si l'histoire ne s'est point élevée parmi

en soi un mélange de faux. La vérité humaine est semblable au triangle qui ne peut avoir qu'un seul angle droit, comme si la nature avoit voulu graver une image de notre insuffisante rectitude dans la seule science réputée certaine parmi nous.

nous aussi haut que chez les anciens, c'est que son génie indépendant a toujours été enchaîné. Il nous semble que cette assertion va directement contre les faits. Dans aucun temps, dans aucun pays, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, jamais la liberté de penser n'a été plus grande qu'en France au temps de sa monarchie. On pourroit citer sans doute quelques actes d'oppression, quelques censures rigoureuses ou injustes', mais ils ne balanceroient pas le nombre des exemples contraires. Qu'on ouvre nos mémoires, et l'on y trouvera à chaque page les vérités les plus dures, et souvent les plus outrageantes, prodiguées aux rois, aux nobles, aux prêtres. Le François n'a jamais ployé servilement sous le joug; il s'est toujours dédommagé, par l'indépendance de son opinion, de la contrainte que les formes monarchiques lui imposoient. Les Contes de Rabelais, le traité de la Servitude volontaire de la Béotie, les Essais de Montaigne, la Sagesse de Charron, les Républiques de Bodin, les écrits en faveur de la Ligue, le traité où Mariana va jusqu'à défendre le régicide, prouvent assez que ce n'est pas d'aujourd'hui seulement qu'on ose tout examiner. Si c'étoit le titre de citoyen plutôt que celui de sujet qui fît exclusivement l'historien, pourquoi Tacite, Tite-Live même, et, parmi nous, l'évêque de Meaux et Montesquieu ont-ils fait entendre leurs sévères leçons sous l'empire des maîtres les plus absolus de la terre? Sans doute, en censurant les choses déshon■ Voyez la note O, à la fin du volume.

nêtes et en louant les bonnes, ces grands génies n'ont pas cru que la liberté d'écrire consistât à fronder les gouvernements et à ébranler les bases du devoir; sans doute, s'ils eussent fait un usage si pernicieux de leur talent, Auguste, Trajan et Louis les auroient forcés au silence; mais cette espèce de dépendance n'est-elle pas plutôt un bien qu'un mal? Quand Voltaire s'est soumis à une censure légitime, il nous a donné Charles XII et le Siècle de Louis XIV; lorsqu'il a rompu tout frein, il n'a enfanté que l'Essai sur les Mœurs. Il y a des vérités qui sont la source des plus grands désordres, parce qu'elles remuent les passions; et cependant à moins qu'une juste autorité ne nous ferme la bouche, ce sont celles-là mêmes que nous nous plaisons à révéler parce qu'elles satisfont à la fois et à la malignité de nos cœurs corrompus par la chute, et notre penchant primitif à la vérité.

CHAPITRE V.

BEAU COTÉ DE L'HISTOIRE MODERNE.

Il est juste maintenant de considérer le revers des choses, et de montrer que l'histoire moderne pourroit encore devenir intéressante si elle étoit traitée par une main habile. L'établissement des Francs dans les Gaules, Charlemagne, les croisades, la chevalerie, une bataille de Bouvines, un combat de Lépante, un Conradin à Naples, un

« PreviousContinue »