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beauté, leur innocence, et par la pensée des maux qu'il va faire succéder à tant de bouheur trait admirable. Cependant Adam et Ève conversent doucement auprès de la fontaine, et Ève parle ainsi à son époux :

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Je me rappelle souvent ce jour où, sortant du premier sommeil, je me trouvai couchée parmi les fleurs, sous l'ombrage; ne sachant où j'étois, qui j'étois, quand et comment j'avois été amenée en ces lieux. Non loin de là une onde murmuroit dans le creux d'une roche. Cette onde, se déployant en nappe humide, fixoit bientôt ses flots, purs comme les espaces du firmament. Je m'avançai vers ce lieu, avec une pensée timide; je m'assis sur la rive verdoyante, pour regarder dans le lac transparent, qui sembloit un autre ciel. A l'instant où je m'inclinois sur l'onde, une ombre parut dans la glace humide, se penchant vers moi, comme moi vers elle. Je tressaillis, elle tressaillit; j'avançai la tête de nouveau, et la douce apparition revint aussi vite, avec des regards de sympathie et d'amour. Mes yeux seroient encore attachés sur cette image, je m'y serois consumée d'un vain désir, si une voix dans le désert : « L'objet que tu vois, belle créature, est toi-même; avec toi il fuit, il revient. Suis-moi, je te conduirai où une ombre vaine ne trompera point tes embrassements, où tu trouveras celui dont tu es l'image; à toi il sera pour toujours, tu lui

'Par. lost, book 1v, v. 449-502 inclusivement; ensuite, depuis le 591e vers jusqu'au 609e

donneras une multitude d'enfants semblables à toimême, et tu seras appelée la Mère du genre humain. »

Que pouvois-je faire après ces paroles? Obéir et marcher invisiblement conduite! Bientôt je t'entrevis sous un platane. Oh! que tu me parus grand et beau! et pourtant je trouvai je ne sais quoi de moins beau, de moins tendre, que le gracieux fantôme enchaîné dans le repli de l'onde. Je voulus fuir; tu me suivis, et élevant la voix, tu t'écrias : « Retourne, belle Ève! sais-tu qui tu fuis? Tu es la chair et les os de celui que tu évites. Pour te donner l'être, j'ai puisé dans mon flanc la vie la plus près de mon cœur afin de t'avoir ensuite éternellement à mon côté. O moitié de mon âme, je te cherche! ton autre moitié te réclame. » En parlant ainsi, ta douce main saisit la mienne : je cédai; et, depuis ce temps, j'ai connu combien la grâce est surpassée par une mâle beauté, et par la sagesse, qui seule est véritablement belle.

Ainsi parla la mère des hommes. Avec des regards pleins d'amour, et dans un tendre abandon, elle se penche, embrassant à demi notre premier père. La moitié de son sein, qui se gonfle, vient mystérieusement, sous l'or de ses tresses flottantes, toucher de sa voluptueuse nudité la nudité du sein de son époux. Adam, ravi de sa beauté et de ses grâces soumises, sourit avec un supérieur amour : tel est le sourire que le ciel laisse au printemps tomber sur les nuées, et qui fait couler la vie dans ces nuées grosses de la semence des fleurs. Adam presse ensuite d'un baiser pur les lèvres fécondes de la mère des hommes.

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Cependant le soleil étoit tombé au-dessous des Açores; soit que ce premier orbe du ciel, dans son incroyable vitesse, eût roulé vers ces rivages, soit

que la terre, moins rapide, se retirant dans l'orient, par un plus court chemin, eût laissé l'astre du jour à la gauche du monde. Il avoit déjà revêtu de pourpre et d'or les nuages qui flottent autour de son trône occidental; le soir s'avançoit tranquille, et par degrés un doux crépuscule enveloppoit les objets de son ombre uniforme. Les oiseaux du ciel reposoient dans leurs nids, les animaux de la terre sur leur couche; tout se taisoit, hors le rossignol, amant des veilles: il remplissoit la nuit de ses plaintes amoureuses, et le Silence étoit ravi. Bientôt le firmament étincela de vivants saphirs : l'étoile du soir, à la tête de l'armée des astres, se montra long-temps la plus brillante; mais enfin la reine des nuits, se levant avec majesté à travers les nuages, répandit sa tendre lumière, et jeta son manteau d'argent sur le dos des ombres 1.

la

Adam et Ève se retirent au berceau nuptial, après avoir offert leur prière à l'Éternel. Ils pénètrent dans l'obscurité du bocage, et se couchent sur un lit de fleurs. Alors le poëte, resté comme à porte du berceau, entonne, à la face du firmament et du pôle chargé d'étoiles, un cantique à l'Hymen. Il commence ce magnifique épithalame, sans préparation et par un mouvement inspiré, à la manière antique :

Hail, wedded love, mysterious law, true source
Of human offspring...

Salut, amour conjugal, loi mystérieuse, source

'Ceux qui savent l'anglois sentiront combien la traduction de ce morceau est difficile. On nous pardonnera la hardiesse des tours dont nous nous sommes servi, en faveur de la lutte contre

de la postérité ! » C'est ainsi que l'armée des Grecs chante tout à coup, après la mort d'Hector :

Πάρμεθα μέγα κύδος, ἐπέφνομεν Εκτορα δίον, etc.

Nous avons remporté une gloire signalée! Nous avons tué le divin Hector; c'est de même que les Saliens, célébrant la fête d'Hercule, s'écrient brusquement dans Virgile: Tu nubigenas, invicte, bimembres, etc. « C'est toi qui domptas les deux cen« taures, fils d'une nuée, etc. >>

Cet hymen met le dernier trait au tableau de Milton, et achève la peinture des amours de nos premiers pères 1.

Nous ne craignons pas qu'on nous reproche la longueur de cette citation. «Dans tous les autres poëmes, dit Voltaire, l'amour est regardé comme une faiblesse; dans Milton seul il est une vertu. Le poëte a su lever d'une main chaste le voile qui couvre ailleurs les plaisirs de cette passion. Il transporte le lecteur dans le jardin des délices. Il semble lui faire goûter les voluptés pures dont Adam et Ève sont remplis. Il ne s'éleve pas au-dessus de la nature humaine, mais au-dessus de la nature hu

le texte. Nous avons fait aussi disparoître quelques traits de mauvais goût, en particulier la comparaison allégorique du sourire de Jupiter, que nous avons remplacée par son sens propre.

Il y a encore un autre passage où ces amours sont décrites: c'est au vine livre, lorsque Adam raconte à Raphaël les premières sensations de sa vie, ses conversations avec Dieu sur la solitude, la formation d'Eve, et sa première entrevue avec elle. Ce morceau n'est point inférieur à celui que nous venons de citer, et doit aussi sa beauté à une religion sainte et pure.

maine corrompue; et comme il n'y pas d'exemple d'un pareil amour, il n'y en a point d'une pareille poésie1. »

Si l'on compare les amours d'Ulysse et de Pénélope à celles d'Adam et d'Eve, on trouve que la simplicité d'Homère est plus ingénue, celle de Milton plus magnifique. Ulysse, bien que roi et héros, a toutefois quelque chose de rustique; ses ruses, ses attitudes, ses paroles ont un caractère agreste et naïf. Adam, quoiqu'à peine né et sans expérience, est déjà le parfait modèle de l'homme : on sent qu'il n'est point sorti des entrailles infirmes d'une femme, mais des mains vivantes de Dieu. Il est noble, majestueux, et tout à la fois plein d'innocence et de génie; il est tel que le peignent les livres saints, digne d'être respecté par les anges, et de se promener dans la solitude avec son Créateur.

Quant aux deux épouses, si Pénélope est plus réservée, et ensuite plus tendre que notre première mère, c'est qu'elle a été éprouvée par le malheur, et que le malheur rend défiant et sensible. Ève, au contraire, s'abandonne; elle est communicative et séduisante; elle a même un léger degré de coquetterie. Et pourquoi seroit-elle sérieuse et prudente comme Pénélope? Tout ne lui sourit-il pas? Si le chagrin ferme l'âme, la félicité la dilate: dans le premier cas, on n'a pas assez de déserts où cacher ses peines; dans le second pas assez de cœurs à qui raconter ses plaisirs. Cependant Milton n'a pas

'Essai sur la poésie épique, chap. ix.

GÉNIE DU CHRIST.. T. II.

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