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Cette reconnoissance d'Ulysse et de Pénélope est peut-être une des plus belles compositions du génie antique. Pénélope assise en silence, Ulysse immobile au pied d'une colonne, la scène éclairée à la flamme du foyer: voilà d'abord un tableau tout fait pour un peintre, et où la grandeur égale la simplicité du dessin. Et comment se fera la reconnoissance ? par une circonstance rappelée du lit nuptial! C'est encore une autre merveille que ce lit fait de la main d'un roi sur le tronc d'un olivier, arbre de paix et de sagesse, digne d'être le fondement de cette couche qu'aucun autre homme qu'Ulysse n'a visitée. Les transports qui suivent la reconnoissance des deux époux; cette comparaison si touchante d'une veuve qui retrouve son époux, à un matelot qui découvre la terre au moment du

proquement leurs peines. Mais ces fautes, si ce sont des fautes, ne conduisent qu'à des réflexions qui nous remplissent de plus en plus d'une profonde estime pour ces laborieux hellénistes du siècle des Lefebvre et des Pétau. Madame Dacier a tant de peur de faire injure à Homère, que si le vers implique plusieurs sens renfermés dans le sens principal, elle retourne, commente, paraphrase, jusqu'à ce qu'elle ait épuisé le mot grec, à peu près comme dans un dictionnaire on donne toutes les acceptions dans lesquelles un mot peut être pris. Les autres défauts de la traduction de cette savante dame tiennent pareillement à une loyauté d'esprit, à une candeur de mœurs, à une sorte de simplicité particulière à ces temps de notre littérature. Ainsi, trouvant qu'Ulysse reçoit trop froidement les caresses de Pénélope, elle ajoute, avec une grande naïveté, qu'il répondoit à ces marques d'amour avec toutes les marques de la plus grande tendresse. Il faut admirer de telles infidélités. S'il fut jamais un siècle propre à fournir des traducteurs d'Homère, c'étoit sans doute celui-là, où non seulement l'esprit et le goût, mais encore le cœur, étoient antiques, et où les mœurs de l'âge d'or ne s'altéroient point en passant par l'âme de leurs interprètes.

naufrage; le couple conduit au flambeau dans son appartement; les plaisirs de l'amour, suivis des joies de la douleur ou de la confidence des peines passées; la double volupté du bonheur présent et du malheur en souvenir; le sommeil qui vient par degrés fermer les yeux et la bouche d'Ulysse tandis qu'il raconte ses aventures à Pénélope attentive, ce sont autant de traits du grand maître; on ne les sauroit trop admirer.

Il y auroit une étude intéressante à faire ce seroit de tâcher de découvrir comment un auteur moderne auroit rendu tel morceau des ouvrages d'un auteur ancien. Dans le tableau précédent, par exemple, on peut soupçonner que la scène, au lieu de se passer en action entre Ulysse et Pénélope, eût été racontée par le poëte. Il n'auroit pas manqué de semer son récit de réflexions philosophiques, de vers frappants, de mots heureux. Au lieu de cette manière brillante et laborieuse, Homère vous présente deux époux qui se retrouvent après vingt ans d'absence, et qui, sans jeter de grands cris, ont l'air de s'être à peine quittés de la veille. Où est donc la beauté de la peinture? dans la vérité.

Les modernes sont en général plus savants, plus délicats, plus déliés, souvent même plus intéressants dans leurs compositions que les anciens; mais ceux-ci sont plus simples, plus augustes, plus tragiques, plus abondants et surtout plus vrais que les modernes. Ils ont un goût plus sûr, une imagination plus noble: ils ne savent travailler que

l'ensemble, et négligent les ornements; un berger qui se plaint, un vieillard qui raconte, un héros qui combat, voilà pour eux tout un poëme; et l'on ne sait comment il arrive que ce poëme, où il n'y a rien, est cependant mieux rempli que nos romans chargés d'incidents et de personnages. L'art d'écrire semble avoir suivi l'art de la peinture : la palette du poëte moderne se couvre d'une variété infinie de teintes et de nuances : le poëte antique compose ses tableaux avec les trois couleurs de Polygnote. Les Latins, placés entre la Grèce et nous, tiennent à la fois des deux manières à la Grèce, par la simplicité des fonds, à nous, par l'art des détails. C'est peut-être cette heureuse harmonie des deux goûts qui fait la perfection de Virgile.

Voyons maintenant le tableau des amours de nos premiers pères: Ève et Adam, par l'aveugle d'Albion, feront un assez beau pendant à Ulysse et Pénélope, par l'aveugle de Smyrne.

CHAPITRE III.

SUITE DES ÉPOUX.

ADAM ET EVE.

Satan a pénétré dans le paradis terrestre. Au milieu des animaux de la création,

He saw

Two of far nobler aspect erect and tall

of daughters, Eve '.

Il aperçoit deux êtres d'une forme plus noble, d'une stature droite et élevée, comme celle des esprits immortels. Dans tout l'honneur primitif de leur naissance, une majestueuse nudité les couvre on les prendroit pour les souverains de ce nouvel univers, et ils semblent dignes de l'être. A travers leurs regards divins brillent les attributs de leur glorieux Créateur : la vérité, la sagesse, la sainteté rigide et pure, vertu dont émane l'autorité réelle de l'homme. Toutefois ces créatures célestes diffèrent entre elles, ainsi que leurs sexes le déclarent: IL est créé pour la contemplation et la valeur; ELLE est formée pour la mollesse et les grâces: Lui pour Dieu seulement, Elle pour Dieu, en Lui. Le front ouvert, l'œil sublime du premier, annoncent la puissance absolue: ses cheveux d'hyacinthe, se partageant sur son front, pendent noblement en

'Par. lost, book iv, v. 288 314, un vers de passé. Glasc., édit. 1776.

boucles des deux côtés, mais sans flotter au-dessous de ses larges épaules. Sa compagne, au contraire, laisse descendre comme un voile d'or ses longues tresses sur sa ceinture, où elles forment de capricieux anneaux : ainsi la vigne courbe ses tendres ceps autour d'un fragile appui; symbole de la sujétion où est née notre mère; sujétion à un sceptre bien léger; obéissance accordée par Elle et reçue par Lui plutôt qu'exigée; empire cédé volontairement, et pourtant à regret; cédé avec un modeste orgueil, et je ne sais quels amoureux délais, pleins de craintes et de charmes! Ni vous non plus, mystérieux ouvrages de la nature, vous n'étiez point cachés alors; alors toute honte coupable, toute honte criminelle étoit inconnue. Fille du Péché, Pudeur impudique, combien n'avez-vous point troublé les jours de l'homme par une vaine apparence de pureté! Ah! vous avez banni de votre vie ce qui seul est la véritable vie, la simplicité et l'innocence. Ainsi marchent nus ces deux grands époux dans Éden solitaire. Ils n'évitent ni l'œil de Dieu ni les regards des anges, car ils n'ont point la pensée du mal. Ainsi passe, en se tenant par la main, le plus superbe couple qui s'unit jamais dans les embrassements de l'amour; Adam, le meilleur de tous les hommes qui furent sa postérite; Ève, la plus belle de toutes les femmes entre celles qui naquirent ses filles.

Nos premiers pères se retirent sous l'ombrage, au bord d'une fontaine. Ils prennent leur repas du soir, au milieu des animaux de la création, qui se jouent autour de leur roi et de leur reine. Satan, caché sous la forme d'une de ces bêtes, contemple les deux époux, et se sent presque attendri par leur

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