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CHANT

III.

ILn'eft point de Serpent, ni de Monftre odieux,
Qui par l'art imité ne puiffe plaire aux yeux.
D'un pinceau délicat l'artifice agreable

Du plus affreux objet fait un objet aimable.
Ainfi, pour nous charmer, la Tragedie en pleurs
D'Oedipe tout fanglant fit parler les douleurs,
D'Orefte parricide exprima les alarmes,
Et pour nous divertir nous arracha des larmes.
Vous donc, qui d'un beau feu pour le Theatre épris,
Venez en vers pompeux y difputer le prix
Voulez-vous fur la fcene étaler des ouvrages,
Où tout Paris en foule apporte fes fuffrages,
Et quitoûjours plus beaux, plus ils font regardez,
Soient au bout de vingt ans encor redemandez ?
Que dans tous vos difcours la paffion émuë
Aille chercher le cœur, l'échauffe, & le remuë,
Si d'un beau mouvement l'agreable fureur
Souvent ne nous remplit d'une douce Terreur,
Ou n'excite en noftre ame une Pitié charmante,
En vain vous étalez une fcene fçavante.
Vos froids raifonnemens ne feront qu'atiedir
Un Spectateur toûjours pareffeux d'applaudir,
Et qui des vains efforts de voftre Rhetorique,
Juftement fatigué, s'endort, ou vous critique.
Le fecret eft d'abord de plaire & de toucher:
Inventez des refforts qui puiffent m'attacher.

Que dés les premiers vers l'Action préparée,
Sans peine, du Sujet applaniffe l'entrée.
Je me ris d'un Acteur qui lent à s'exprimer,
De ce qu'il veut, d'abord ne fçait pas m'informer,
Et qui débrouillant mal une penible intrigue,,
D'un divertiffement me fait une fatigue.
J'aimerois mieux encor qu'il declinast fon nom,
Et dift: je fuis Orefte, ou bien Agamemnon:

Que d'aller par un tas de confufes merveilles,
Sans rien dire à l'efprit, étourdir les oreilles.
Le Sujet n'eft jamais affez toft expliqué.

Que le Lieu de la fcene y foit fixe & marqué.
Un Rimeur, fans peril, de là les Pirenées
Sur la fcene en un jour renferme des années,
Là fouvent le Heros d'un fpectacle groffier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Mais nous, que la Raifon à fes regles engage,
Nous voulons qu'avec art l'Action fe menage:
Qu'en un Lieu, qu'en un Jour, un feul Fait accompli
Tienne jufqu'à la fin le Theatre rempli.

Jamais au Spectateur n'offrez rien d'incroyable.
Le Vrai peut quelquefois n'eftre pas Vraifemblable.
Une merveille abfurde eft pour moy fans appas.
L'efprit n'eft point émû de ce qu'il ne croit pas.
Ce qu'on ne doit point voir, qu'un recit nous l'expofe:
Les yeux en le voyant faifiroient mieux la chofe,
Mais il eft des objets, que l'Art judicieux
Doit offrir à l'oreille, & reculer des yeux.

Que le trouble toûjours croissant de scene en scene
A fon comble arrivé fe débrouille fans peine.
L'efprit ne fe fent point plus vivement frappé,
Que lors qu'en un fujet d'intrigue enveloppé,
D'un fecret tout à coup la verité connuë
Change tout, donne à tout une face imprevuë.

(1) La Tragedie informe & groffiere en naiffant N'eftoit qu'un fimple Choeur, où chacun en danfant,

(1) Horace, Art Poëtique vf. 275.

Ignotum Tragica genus inveniffe Camoenæ Dicitur & plauftris vexiffe poëmata Thefpis; Que canerent, ageréntque perunêti fecibus ora. Ibid.vf. 220.

Carmine qui Tragico vilem certavit ob hircum. vers. 278.

Poft hunc perfonæ pallaque repertor honeftx.
Aefchylus & modicis inftravit pulpita tignis,
Et docuit magnúmque loqui, nitíque cothurno.

Et

Et du Dieu des raifins entonnant les louanges,
S'efforçoit d'attirer de fertiles vendanges.
Là le vin & la joye éveillant les efprits,
Du plus habile Chantre un Bouc eftoit le prix,
Thefpis fut le premier qui barbouillé de lie,
Promena par les Bourgs cette heureuse folie,
Et d'Acteurs mal ornez chargeant un tombereau,
Amufa les Paffans d'un fpectacle nouveau.
Efchyle dans le Choeur jetta les perfonnages,
D'un Mafque plus honnefte habilla les vifages,
Sur les ais d'un theatre en public exhauffé,
Fit paroiftre l'Acteur d'un brodequin chaussé.
Sophocle enfin donnant l'effor à fon genie,
Accrut encor la pompe, augmenta l'harmonic,
Intereffa le Choeur dans toute l'Action,
Des vers trop rabotteux polit l'expreffion,
- Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine
Où jamais n'atteignit la foibleffe Latine.

Chez nos devots Ayeux le Theatre abhorré
Fut long-temps dans la France un plaifir ignoré.
De Pelerins, dit-on, une Troupe groffiere
En public à Paris y monta la premiere,
Et fottement zelée en fa fimplicité

Joüa les Saints, la Vierge, & Dieu, par pieté.
Le fçavoir à la fin diffipant l'ignorance,
Fit voir de ce projet la devote imprudence.
On chaffa ces Docteurs prefchans fans miffion.
On vit renaiftre Hector, Andromaque, Ilion.
Seulement, les Acteurs laiffant le mafque antique,
Le violon tint lieu de Choeur & de mufique.

Bien-toft l'Amour fertile en tendres fentimens
S'empara du Theatre, ainfi que des Romans.
De cette Paffion la fenfible peinture
Eft pour aller au cœur la route la plus fûre.
Peignez donc, j'y confens, les Heros amoureux.
Mais ne m'en formez pas des Bérgers doucereux,
Qu'Achille aime autrement que Tyrfis & Philene.
N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artamene :

Et

Et que l'amour fouvent de remors combattu
Paroiffe une foibleffe & non une vertu.

Des Heros de Roman fuyez les petiteffes:
Toutefois aux grands cœurs donnez quelques foibleffes.
Achille déplairoit moins bouillant & moins promt.
J'aime à lui voir verfer des pleurs pour un affront.
A ces petits défauts marquez dans fa peinture,
L'efprit avec plaifir reconnoift la nature.
Qu'il foit fur ce modele en vos écrits tracé.

(2) Qu'Agamemnon foit fier, fuperbe, intereffé.
Que pour les Dieux Enée ait un refpect auftere.
Confervez à chacun fon propre caractere.
Des Siecles, des Païs, étudiez les mœurs.
Les climats font fouvent les diverses humeurs.
Gardez donc de donner, ainfi que dans * Clelie,
L'air, ni l'efprit François à l'antique Italie,
Et, fous des noms Romains faifant nostre portrait,
Peindre Caton galant & Brutus dameret.
Dans un Roman frivole aifément tout s'excufe.
C'eft affez qu'en courant la fiction amuse.
Trop de rigueur alors feroit hors de faifon:
Mais la Scene demande une exacte raison,
L'étroite bienfeance y veut eftre gardée.

D'un nouveau Perfonnage inventez-vous l'idée ?TM
Qu'en tout avec foi mefme il fe montre d'accord,
Et qu'il foit jufqu'au bout tel qu'on l'a vû d'abord..
Souvent, fans y penfer, un Ecrivain qui s'aime,
Forme tous fes Heros femblables à foi mefme.
Tout a l'humeur Gafconne, en un Auteur Gafcon.
+Calprenede & Juba * parlent du mefme ton.

(2) Horace, Art Poëtique. vf. 119.

Aut famam fequere, aut fibi convenientia finge
Scriptor, honoratum fi fortè reponis Achillem,
Impiger, iracundus, inexorabilis, acer,

Jura neget fibi nata,

&c.

(3) La

C'est le titre d'un Roman de Mademoiselle Scudery...

Auteur de la Cleopatre.

*Heros de la Cleopatre.

(3) La nature eft en nous plus diverfe & plus fage. Chaque paffion parle un different langage.

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La Colere eft fuperbe, & veut des mots altiers.
L'Abattement s'explique en des termes moins fiers.
(4) Que devant Troye en flamme Hecube defolée
Ne vienne pas pouffer une plainte empoulée,
Ni fans raifon décrire en quels affreux païs,
Par fept bouches l'Euxin reçoit le Tanais. *

Tous ces pompeux amas d'expreffions frivoles
Sont d'un Déclamateur amoureux des paroles.
Il faut dans la douleur que vous vous abaiffiez.
Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.
Ces grands mots dont alors l'Acteur emplit fa bouche,
Ne partent point d'un cœur que fa mifere touche.
Le Theatre fertile en Cenfeurs pointilleux,
Chez nous pour se produire eft un champ perilleux.
Un Auteur n'y fait pas de faciles conqueftes.
Il trouve à le fifler des bouches toûjours preftes.
Chacun le peut traiter de Fat & d'Ignorant.
C'eft un droit qu'à la porte on achete en entrant.
Il faut qu'en cent façons, pour plaire, il fe replie:
Que tantoft il s'éleve, & tantoft s'humilie:
Qu'en nobles fentimens il foit par tout fécond,
Qu'il foit aifé, folide, agreable, profond,
Que de traits furprenans fans ceffe il nous réveille:
Qu'il coure dans fes vers de merveille en merveille:
Et que tout ce qu'il dit facile à retenir,

De fon ouvrage en nous laiffe un long fouvenir.

I 7

Ainfi

(3) Ibid.vf. 105.

triftia mæstum

Vultum verba decent, iratum plena minarum ;-
Ludentem lafciva &c.

(4) Verf.ys.

Tragicus plerumque dolet fermone pedeftri,
Telephus & Peleus, cùm pauper & exful uterque
Projicit ampullas & fesquipedalia verba.
Si curat cor fpectantis tetigiffe querelâ.

*Seneque Tragique, Troade Sc. 1..

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