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L'ART

POËTIQUE.

CHANT PREMIER.

Eft en vain qu'au Parnaffe un temeraire An

teur

Penfe de l'Art des vers atteindre la hauteur.
S'il ne fent point du Ciel l'influence fecrete,
(1) Si fon altre en naissant ne l'a formé Poëte,
Dans fon genie étroit il eft toûjours captif.
Pour lui Phebus eft fourd, & Pegaze eft retif.
O vous donc, qui brûlant d'une ardeur perilleuse
Courez du bel efprit la carriere épineuse,
N'allez pas fur des vers fans fruit vous confumer,
Ni prendre pour genie un amour de rimer.
Craignez d'un vain plaifir les trompeufes amorces
Et confultez long-temps voftre efprit & vos forces.
La nature fertile en efprits excellens,

Sçait entre les Auteurs partager les talens.
L'un peut tracer en vers une amoureufe flamme:
L'autre, d'un trait plaifant aiguifer l'Epigramme.
Malherbe d'un Heros peut vanter les exploits,
Racan chanter Philis, les Bergers, & les bois.
Mais fouvent un efprit qui fe flatte, & qui s'aime,
Méconnoift fon genie, & s'ignore foi-même,
Ainfi Tel autrefois, qu'on vit avec Faret
Charbonner de fes vers les murs d'un cabaret,

S'en

(1) Horace dans l'Art Poëtique, vf. 383. Tu nibil invitâ dices faciéfve Minerva Saint Amand. Moïse fauvé.

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S'en va mal-à-propos, d'une voix infolente,
Chanter du peuple Hebreu la fuite triomphante,
Et pourfuivant Moife au travers des deferts,
Court avec Pharaon fe noy er dans les mers.

Quelque fujet qu'on traite, ou plaifant, ou sublime,
Que toûjours le Bon fens s'accorde avec la Rime.
L'un l'autre vainement ils femblent se haïr,
La Rime eft une efclave, & ne doit qu'obeïr,
Lors qu'à la bien chercher d'abord on s'évertuë,
L'efprit à la trouver aifément s'habituë,
Au joug de la Raifon fans peine elle flechit,
Et loin de la gêner, la fert & l'enrichit.

Mais lors qu'on la neglige, elle devient rebelle,
Et pour la ratraper, le fens court aprés elle.
Aimez donc la Raifon. Que toûjours vos écrits
Empruntent d'elle feule & leur luftre & leur prix.
La plupart emportez d'une fougue infenfée
Toujours loin du droit fens vont chercher leur pensée.
Ils croiroient s'abaiffer dans leurs vers monftrueux;
S'ils penfoient ce qu'un autre a pû penser comme eux.
Evitons ces excés. Laiffons à l'Italie

De tous ces faux brillans l'éclatante folie.

Tout doit tendre au bon fens: mais pour y parvenir
Le chemin eft gliffant & penible à tenir.

Pour peu qu'on s'en écarte, auffi toft on fe noye.
La Raison, pour marcher, n'a fouvent qu'une voye.
Un Auteur quelquefois trop plein de fon objet
Jamais fans l'épuifer n'abandonne un fujet.
S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face:
Il me promene aprés de terraffe en terraffe:
Ici s'offre un perron, là regne un corridor,
Là ce balcon s'enferme en un baluftre d'or:
Il conte des plafonds les ronds & les ovales.
Ce ne font que Feftons, ce ne font qu'Aftragales.
Je faute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me fauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces Auteurs l'abondance fterile,

*Vers de Scuderi.

Et

Et ne vous chargez point d'un détail inutile.
Tout ce qu'on dit de trop est fade & rebutant :
L'efprit raffafié le rejette à l'inftant.

Qui ne fçait fe borner, ne fceut jamais écrire.
(2) Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire.
Un vers eftoit trop foible, & vous le rendez dur.
(3) J'évite d'eftre long, & je deviens obscur.
L'un n'eft point trop fardé, mais fa Mufe eft trop nuë.
L'autre a peur de ramper, il fe perd dans la nue.
Voulez-vous du Public meriter les amours?
Sans ceffe en ecrivant variez vos difcours.
Un ftile trop égal & toûjours uniforme,

En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.
On lit peu ces Auteurs nés pour nous ennuyer,
Qui toujours fur un ton femblent pfalmodier.
Heureux, qui dans fes vers fçait d'une voix legere
Paffer du grave au doux, du plaifant au fevere,
Son livre aimé du Ciel & cheri des Lecteurs,
Eft fouvent chez Barbin entouré d'acheteurs.

Quoi que vous écriviez, évitez la baffeffe.
Le ftile le moins noble a pourtant fa noblesse.
Au mépris du Bon-fens, le Burlefque effronté,
Trompa les yeux d'abord, plut par fa nouveauté.
On ne vit plus en vers que pointes triviales.
Le Parnaffe parla le langage des Hales.
La licence à rimer alors n'eut plus de frein.
Apollon travefti devint un * Tabarin,
Cette contagion infecta les Provinces.

Du

(2) Ibid. vf. 31.

In vitium ducit culpæ fuga, fi caret arte.

(3) Ibid. vf. 25.

Brevis effe laboro,

Obfcurus fio; fectantem levia nervi

Deficiunt, animíque; profeffus grandia turget.
Serpit humi tutus nimiùm, timidúsque procellæ.

* C'est le nom d'un Vendeur d'Orvietan qui amufoit le Peuple par des farces remplies de mechantes plaifanteries.

Du Clerc & du Bourgeois paffa jufques aux Princes.
Le plus mauvais Plaifant cut fes approbateurs,
Et jufqu'à * Dafsouci, tout trouva des Lecteurs.
Mais de ce ftile enfin la Cour défabusée,
Dédaigna de ces vers l'extravagance aifée,
Diftingua le naïf du plat & du bouffon,
Et laiffa la Province admirer le † Typhon.
Que ce ftile jamais ne fouille voftre ouvrage.
Imitons de Marot l'élegant badinage,

Et laiffons le Burlesque aux Plaifans du Pont-neuf.
Mais n'allez point auffi, fur les pas de Brebeuf,
Mefme en une Pharfale, entaffer fur les rives,
De morts de mourans cent montagnes plaintives.\\
Prenez mieux voftre ton. Soyez fimple avec art,
Sublime fans orgueil, agreable fans fard."

N'offrez rien au Lecteur que ce qui peut lui plaire.
Ayez pour la cadence une oreille fevere.

Que toûjours dans vos vers, le fens coupant les mots, Sufpende l'hemiftiche, en marque le repos.

Gardez qu'une voyelle à courir trop hastée,
Ne foit d'une voyelle en fon chemin heurtée.

Il eft un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais fons le concours odieux.
Levers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l'efprit, quand l'oreille eft bleffée.
Durant les premiers ans du Parnaffe François,
Le caprice tout feul faifoit toutes les loix.
La Rime, au bout des mots affemblez fans mesure,
Tenoit lieu d'ornemens, de nombre & de céfure.
Villon fçut le premier, dans ces fiecles groffiers,

*Mechant Poëte qui a traduit en vers burlesques les Metamorphofes d'Ovide. Cette traduction n'eft qu'un ramas des expreffions les plus baffes & les plus groffiéres qu'on puiffe imaginer.

† Poëme burlesque, dont Scarron eft l'Auteur, & qui eft intitulé la Gigantomachie; Typhon eft un des principaux Personnages.

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